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Espagne. Le dilemme des syndicats: mobilisation ou insignifiance
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Par Litus Alonso et Miguel Salas
Pour commencer quelques considérations dont n’importe quel syndicaliste sait qu’elles sont élémentaires.
La première, que les syndicats ni ne furent, ni ne sont, insignifiants dans la défense des conditions de travail dans l’entreprise: sans la présence et l’activité syndicale, là où elle existe et s’organise fortement, les abus patronaux, la surexploitation et la soumission globale de la gent travailleuse ne seraient pas seulement, comme aujourd’hui, largement étendues, mais seraient une norme générale sans exceptions.
La deuxième, que la crise qui a commencé en 2008 a engendré une détérioration de tous les paramètres qui régulent l’existence de la gent salariée. Non parce que ce serait une loi de la physique, mais parce que les politiques néolibérales appliquées durant la crise, et le nouveau cadre en vigueur au sortir de la crise, se sont imposées par la déroute de la classe travailleuse, et avec elle la déroute de ses syndicats. Dans le Royaume d’Espagne et dans toute l’Europe.
La troisième, que dans un moment de crise politique aiguë (révolte démocratique catalane, crise de légitimité et involution autoritaire du régime de 1978, corruption, attaques aux droits et libertés de base, appareil judiciaire inquisiteur…), le syndicalisme doit faire partie des forces qui luttent pour une solution démocratique et sociale, c’est-à-dire une solution de gauche. Sans changements politiques, sans mettre fin au gouvernement de la droite, il est plus que difficile d’atteindre les grandes revendications sociales qui touchent la majorité de la population.
Ceci dit, ce que nous prétendons, c’est postuler la possibilité, et la nécessité, que les syndicats assument un rôle actif dans l’amélioration des conditions de l’ensemble de la classe travailleuse (active, au chômage, et retraitée) qu’ils ont à représenter. Il existe des raisons pour que ça devienne réalité, de la même manière qu’il existe des raisons de penser que les syndicats seront incapables de surmonter leur actuelle insignifiance au-delà de l’entreprise et/ou du secteur.
Parce que ce qui est certain, c’est que les syndicats, comme sujet sociopolitique global, n’ont pas grand-chose à dire. Très peu, très peu. Non seulement à cause des déroutes quand ils ont livré bataille (trois grèves générales en 18 mois entre 2010 et 2012) mais, surtout, par les défaites sans lutte ou, encore pire, avec l’express acquiescement syndical. Expliquons-nous.
Le poids des revenus du travail dans le revenu national a passé de 50,1% au premier trimestre 2008, à moins de 46% en 2017. Durant la même période, les revenus du capital ont augmenté de 41,7% à 42,8%. Vu d’une autre manière: en plaçant l’indice 100 à l’année 2008, les revenus du travail ont passé à 95,9% et ceux du capital à 105,9. Ces chiffres, c’est bien clair, ont leur traduction dans la vie quotidienne: par exemple, le salaire annuel moyen des administrateurs des entreprises qui sont cotées en Bourse est de 1,1 million €; celui de «leurs» travailleurs/travailleuses est de 30’118 €. Soit une proportion égalitaire de 36,5 à 1.
Cela, manifestement, n’a pas eu lieu parce que les syndicats l’auraient voulu. Mais la somme du chômage, de la crainte de le subir, la précarité, la réforme de la négociation collective, et, comme par hasard, la diminution brutale du nombre de grèves, a produit ce résultat. A propos de ce chiffre, l’évolution du nombre de grèves, mis à part le fait que le Ministère de l’Emploi ne tient pas compte de la participation aux grèves générales de 2010 et 2012, il faut mentionner que si les grévistes furent 183’120 en 2016 et 2’732’023 en 2017, c’est parce que 2,5 millions de ces grévistes le furent en Catalogne le 3 octobre et le 8 novembre, dans les manifestations contre la brutalité policière lors du référendum du 1er octobre et la répression qui a suivi.
Les retraites
L’accord sur le budget du PP (Parti populaire) avec le PNV (Parti nationaliste du Pays Basque) va signifier une augmentation des retraites de 1,6%. Cet accord s’est conclu après une période de manifestations très suivies auxquelles les syndicats ont participé, mais qu’ils n’ont pas dirigées et dans lesquelles ils n’ont pas joué de rôle important. Un ensemble de plateformes et de coordinations de retraité-e-s ont principalement convoqué les manifestations et ont accaparé l’attention médiatique. Le rapport approuvé par le Conseil confédéral des Commissions Ouvrières du 12 avril se plaignait du manque de protagonisme des syndicats dans ces mouvements, ainsi que du manque de syntonie des objectifs de certaines convocations avec la politique traditionnelle du syndicat (régulation des retraites exclusivement dans le cadre du Pacte de Tolède, datant de 1995).
Comment est-il possible que sur un thème aussi «social» que les retraites, les syndicats n’aient pas joué le rôle principal? Comment est-il possible que pour le gouvernement et les forces parlementaires, on puisse se passer de l’opinion des syndicats sur le sujet?
Nous sommes d’avis qu’il y a trois raisons principales:
La première, c’est que pour que soit prise en compte l’opinion des syndicats, il faut que soit évident qu’en ne le faisant pas, on suscite un grave conflit social. Déjà avant la crise, mais surtout depuis lors, les syndicats ont perdu cette capacité d’être les sujets de grandes mobilisations d’un impact global.
La seconde, c’est que la rigidité de la défense du Pacte de Tolède submerge le système public des retraites dans une espèce de bulle indépendante, dans laquelle on ne peut pas dépenser plus que ce qui entre dans le système lui-même. Et quand on ne réussit pas à augmenter les rentrées, que le chômage augmente et diminuent les salaires et les cotisations, alors l’accès à des retraites suffisantes, et qui puissent être revalorisées, devient assez difficile.
La troisième, c’est que la détestable réforme des pensions du PP en 2013, la cause d’une bonne part des problèmes dénoncés par les mobilisations, fut précédée en février 2011 par un accord des Commissions ouvrières (CCOO) et de l’UGT(Union générale des travailleurs) avec le gouvernement du PSOE. Cet accord répondait à une mauvaise logique : dans beaucoup de cas il retardait l’âge de la retraite de 65 à 67 ans, allongeait de 15 à 25 ans la période de cotisations pour calculer la pension et, selon les calculs des CCOO elles-mêmes, détériorait la pension pour 60 à 65% des personnes actives. Face à la menace du PSOE de te couper le bras jusqu’au coude, c’est mieux d’accepter un accord pour une amputation jusqu’au poignet. Ensuite, le PP coupa le bras entier. Jusqu’à l’épaule.
Avec de tels précédents, et après 6 années pendant lesquelles les syndicats n’ont pu traduire la dénonciation ni en mobilisation ni en aucune conquête, il était impossible d’être protagoniste de la marée des retraité-e-s. Comme élément positif, et nouveau, le rapport admet – enfin! – qu’il faut payer le pourcentage de PIB nécessaire pour maintenir et améliorer les retraites, si nécessaire avec des moyens pris sur le budget.
Le rapport du syndicalisme avec des mouvements sociaux qui ont acquis autonomie et capacité de mobilisation est problématique. La manière de surmonter ces problèmes, ce n’est pas la concurrence, mais l’unité et l’addition des forces. Ce n’est pas un hasard si la manifestation la plus grande pour les pensions, fut celle de Bilbao, où l’unité s’est maintenue. Quand des manifestations ont été convoquées séparément, syndicats/retraités, elles ont été plus faibles.
Le 8 mars
La gigantesque mobilisation féministe du 8 mars dernier, en plus d’être un élément crucial de la situation d’ensemble du Royaume d’Espagne, présente et future, a également impliqué des nouveautés dans l’action syndicale.
Pour la première fois, les CCOO et l’UGT ont convoqué un arrêt de travail (des hommes et des femmes) de deux heures, par roulement. Une partie du mouvement féministe appelait, comme les années antérieures, à une grève générale des femmes de 24 heures, et quelques syndicats minoritaires se joignirent à l’initiative.
La participation à la grève, de 24 heures ou de 2 heures, fut loin d’être massive, au-delà de secteurs minoritaires, mais jouissant d’une grande répercussion médiatique (journalistes, élus…). Mais il y a eu vraiment des grèves plus courtes, des concentrations, des assemblées, etc., dans une multitude de lieux de travail. Et avant le 8 mars, il y avait eu un intense travail moléculaire, entreprise par entreprise, pour expliquer la mobilisation et ses objectifs.
La contribution syndicale au succès du 8 mars a été très positive, a renforcé le mouvement féministe, et le débat pour savoir si la grève devait être de 24 ou 2 heures a été dépassé par la réalité.
Proposer que les hommes devaient aussi participer à la mobilisation a été une bonne idée. Egalement que le 8 mars ait été converti en principal axe de travail syndical durant les semaines antérieures. Parce qu’aller dans les lieux de travail pour proposer une grève implique un degré d’engagement, d’effort et de débat, infiniment supérieur à la distribution rituelle du communiqué de chaque année.
Il reste à voir si tout cela va servir à renforcer la proximité entre les syndicats et l’ensemble du mouvement féministe, mais ce serait très réjouissant.
Et maintenant quoi? A l’offensive?
Depuis l’automne passé, les CCOO ont décidé qu’elles se situaient «à l’offensive»: contre l’inégalité, pour l’amélioration des salaires, pour revenir sur la réforme du droit du travail, etc.
Malheureusement, en dehors des réunions des organes de direction ou des assemblées de délégué-e-s, l’offensive a passé inaperçue. Mais cette situation pourrait changer. Et devrait changer si les syndicats ne souhaitent pas s’installer dans l’insignifiance.
Le rapport évoqué plus haut du Conseil confédéral des CCOO montre des indices d’un changement d’orientation qui rende possible de traduire dans la pratique cette louable attitude offensive, mais également de nombreux aspects contradictoires.
Il continue de défendre le caractère central de la «concertation sociale», les accords avec le gouvernement et/ou l’association patronale dans diverses tables rondes de «dialogue social». En même temps, on constate que ces accords ou n’existent pas, ou ne sont même pas espérés, ou sont exploités dans les médias par le gouvernement, ce qui est le cas de l’accord très limité et insuffisant sur le salaire minimum interprofessionnel.
Apparaît aussi une nouveauté positive: le rapport propose, timidement, que le licenciement abusif implique que le choix entre réadmission ou indemnisation soit le fait du travailleur ou de la travailleuse, et pas de l’entreprise. Cela serait très important, c’est une proposition que la gauche syndicale a défendue depuis plus de 35 ans. Bon, mieux vaut très, très, très tard que jamais. Car dans le Royaume d’Espagne existe le licenciement libre, quoique non gratuit. Mais chaque fois moins cher: pour un licenciement sans motif, abusif, l’indemnisation a passé de 45 jours de salaire par année travaillée avec un maximum de 42 mensualités à 33 jours par année travaillée avec un maximum de 24 mensualités.
Cette contradiction de fond entre passer à l’offensive, véritablement, ou rester ancrés dans la politique de concertation sociale infructueuse et démobilisatrice pourrait être résumée par une proposition de message fort pour le 1er mai et la suite: «Ou redistribution de la richesse ou conflit.»
Assurément, les syndicats, à la différence d’autres mouvements sociaux, doivent concrétiser leurs résultats en accords dans divers domaines. Si dans un secteur on obtient que le salaire minimum soit de 1000 €, ce sera parce qu’a été signé un contrat collectif qui le stipule ainsi, et pas seulement parce que cela apparaît sur une pancarte ou dans une plateforme de revendications.
Le débat n’est pas de savoir si les syndicats doivent négocier ou non. Bien sûr qu’il faut négocier. Le débat, c’est qu’on a engendré une culture syndicale qui consiste à penser que face à l’incapacité de mobiliser pour obtenir des bons accords, le rôle du syndicat se réduit à la négociation et la concertation sociale. C’est une fuite vers nulle part et les résultats sont sous nos yeux.
Face au dilemme «Ou redistribution ou conflit», une chose est certaine: sans conflit, il n’y aura pas de redistribution. Y a-t-il quelqu’un pour croire qu’il sera possible de renverser l’inégalité honteuse dont souffre la majorité de la population sans un niveau impressionnant de mobilisation? Et qu’un des principaux objectifs syndicaux va tomber tout seul sur la table de négociation comme le fruit de la conversion du gouvernement et des patrons à la démocratie sociale et économique?
Le pouvoir syndical se traduit dans la négociation, mais il n’est pas la négociation. Le pouvoir syndical réside dans sa capacité d’organisation et de mobilisation: c’est ce qui permet des bons accords. Pour que les propositions des syndicats deviennent des éléments centraux de l’agenda politique et social (au lieu des recommandations néfastes du FMI, ou de l’OCDE, des études désintéressées des banques à propos de l’effondrement prochain du système public de pensions, ou…) les patrons et leurs divers représentants politiques doivent savoir que ces propositions sont appuyées sur beaucoup plus que des mots et des raisonnements lucides.
Le rapport constate, avec justesse, qu’il existe une ambiance généralisée de mobilisation sociale, qui répond à des thèmes plus ou moins partiaux mais également à un mécontentement général de fond. La conclusion devrait être manifeste: il faut consacrer plus de temps à organiser et préparer la mobilisation qu’à élaborer des propositions hyper-détaillées qu’on amène à des tables de pourparlers où ils feront comme s’ils ne te voyaient pas. Il faut changer le centre de gravité de l’action syndicale, précisément, entre autres choses, pour qu’ils fassent attention à toi.
L’exemple le plus proche est celui de la mobilisation pour les retraites qui a sans doute influé sur leur augmentation, bien qu’elle ait été véhiculée au travers d’un accord parlementaire (entre PP et PNV) qui ne résout pas, ni de loin, les grands problèmes de fond.
Il est là le véritable dilemme: ou se transformer en sujet de conflit, capable d’exprimer, organiser, et doter de propositions, le mécontentement; ou rester dans l’insignifiance politique et sociale. Bien sûr, tout en assistant à beaucoup de tables de dialogue. (Article publié sur le site de sinpermiso, le 28 avril 2018, traduction A l’Encontre)
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Litus Alonso est membre du Conseil éditorial de SinPermiso. Durant les dernières décennies, il a été un militant de la gauche syndicale au sein des CCOO et membre de divers organes de direction, dont la Commission exécutive des CCOO de Catalogne et la Fédération des Services Financiers et Administratifs au niveau de l’Etat espagnol.
Miguel Salas est syndicaliste et membre du Conseil éditorial de SinPermiso.