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Marx dans la Montagne
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Marx a révolutionné la pensée du XIXe siècle et, mal lu, bousculé l'histoire du siècle suivant.
Né le 5 mai 1818, Karl Marx reste un auteur incontournable pour qui veut comprendre le capitalisme. Passé l’hypothèque des expériences « communistes », son legs continue d’irriguer la pensée contemporaine comme en témoigne Christian Laval, professeur de sociologie à l’université Paris Nanterre.
L’influence de Marx, aussi brillant polémiste que philosophe, s’explique par l’empan d’une réflexion qui touche à tout ce qui fait société ? Marx est tout à la fois un philosophe, un journaliste qui a gagné sa vie en faisant des piges sur la situation mondiale de son temps, un économiste qui a cherché le secret de l’exploitation capitaliste et la manière dont le système capitaliste se reproduisait en s’agrandissant sans cesse. Mais, dans votre question il y a un point très important. Marx embrasse la société dans son ensemble, à la fois dans son histoire (l’histoire des sociétés comme « histoire de la lutte des classes ») et dans sa structure (toute société est caractérisée par un certain mode de production). Marx, au fond, ne sépare pas les dimensions de l’histoire, de l’économie, de la société et de la culture. Il faudrait ajouter aujourd’hui, ce que ne fait que partiellement Marx, la dimension environnementale. Tout doit être pensé ensemble. Son style de pensée s’oppose donc à toutes les divisions disciplinaires propres à l’université et à toutes les fragmentations technocratiques en « problèmes » supposés indépendants les uns des autres.
Comment situer sa pensée dans son siècle ? Une révolution intellectuelle ? Il a réalisé des percées remarquables notamment dans sa théorie de l’exploitation comme dans sa conception de l’affrontement des classes sous les apparences d’une société que les dominants présentent comme harmonieuse et pacifiée. Elle est donc toujours indispensable à qui veut comprendre comment fonctionne une société capitaliste. Cependant, cette pensée est aussi l’héritière de nombreuses réflexions et théories qu’il prolonge et corrige, sur le plan politique ou économique. Il est absurde d’avoir voulu faire de Marx le créateur d’une théorie éternellement vraie qui devrait tout à son cerveau génial ou d’avoir présenté sa théorie comme une rupture radicale avec son époque. Il savait, comme son maître Hegel, que « l’on ne sautepas par dessus son temps ». il importe de comprendre ce qu’il a fait de ses héritages, et comment sa pensée est toujours traversée par des tensions internes. Sa pensée n’est pas un bloc monolithique.
Quel est le legs politique de Marx au siècle suivant ? Ou, dit autrement, quelle est sa « responsabilité » dans les expériences politiques qui se sont réclamées de sa pensée. Marx a bel et bien été trahi par tous les partis communistes qui se sont emparé des leviers de l’État aussi bien en URSS qu’en Chine et dans tous les pays dits communistes. C’est un destin terrible que celui d’une pensée de la liberté qui voulait à la fois que les hommes se libèrent de l’exploitation capitaliste, de l’oppression de l’État et des aliénations religieuses, et qui est devenue finalement, au siècle suivant, la référence idéologique d’un pouvoir étatique total sur la société. Le retournement a été complet : le projet d’une société démocratique a été transformée par les partis staliniens en un sur-pouvoir de type totalitaire. Il y a là une vraie tragédie pour toute l’humanité. Il faut tirer les enseignements de cette trahison et de ce retournement. Comment les mécanismes propres au fonctionnement d’un parti de type bolchevique ont-ils pu aboutir à cette dégénérescence mortifère ? Mais il faut aussi savoir reprendre chez Marx ce qui reste « inspirant » pour les luttes actuelles, notamment la perspective d’une démocratie réelle dans la sphère de la production.
Et quel legs sur le plan théorique : philosophique, sociologique et économique entre autres ? Si le marxisme dogmatique est largement entré en crise depuis les années 70, la référence vivante à Marx est toujours présente, notamment en philosophie. L’intérêt académique ne se dément pas au vu des nombreux colloques et séminaires qui lui sont consacrés. Mais la connaissance de Marx me semble avoir régressé en économie. On a assisté depuis les années 80 au triomphe d’une pensée économique dominante qui a complètement refoulé Marx. Je crains que beaucoup d’économistes n’en aient même pas lu une ligne. Ce n’est pas le cas en sociologie. Il continue de faire partie des « grands auteurs ». S’il existe toujours une sociologie marxiste, il y a surtout une intégration de la pensée de Marx dans la sociologie critique comme celle de Bourdieu mais dans d’autres aussi. Bourdieu comme Foucault, pour faire œuvre originale et aborder de nouveaux objets, ont dû prendre des distances avec le marxisme pour ne pas se laisser enfermer dans un corpus devenu rigide.
Lire. Christian Laval, Foucault, Bourdieu et la question néolibérale, La Découverte, 2018. Avec Pierre Dardot,
L’ombre d’octobre. La Révolution russe et Le spectre des soviets, LuxEditeur, 2018, et Marx, prénom : Karl, Gallimard, 2013.
Assiste-t- on à un regain d’influence de cette pensée ? Pourquoi ? L’hypothèque « communiste » du siècle dernier est-elle notamment levée ? On ne refera pas le marxisme d’antan, c’est certain. Il appartient à l’histoire. Il était lié à la force des partis communistes. Mais Marx continuera à être lu et utilisé par celles et ceux qui sont engagés dans des luttes concrètes et se posent des questions sur l’impact du capitalisme sur nos vies, sur la société et sur l’environnement. En espérant qu’ils sauront réinventer un nouvel usage de Marx, loin des exclusives et des sectarismes d’antan.
Propos recueillis par Jérôme Pilleyre