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Marx et la stupéfiante hypothèse du "general intellect"

Marx

Lien publiée le 14 mai 2018

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://www.alternatives-economiques.fr/marx-stupefiante-hypothese-general-intellect/00084555

Par Yann Moulier-Boutang

Dans ce que l’on appelle le « fragment sur les machines », tiré des Manuscrits de 1857-18581 (ou Grundrisse), Marx évoque non pas la genèse de la force de travail comme marchandise - comme dans le livre I du Capital (1867) -, mais le régime d’ensemble de la grande industrie. Celui-ci repose sur l’usage intense des machines parvenu à son apogée. La description proposée par Marx, trop argumentée et répétée pour parler d’un éclair fugace, est proprement stupéfiante. L’hypothèse du general intellect* sidéra lorsque parurent les premières traductions italienne (1967), française (1968), puis anglaise (1973). Elle ne cesse de sidérer aujourd’hui quand on la confronte au capitalisme que j’appelle « cognitif »2 et que le vocabulaire standard appelle « l’économie reposant sur la connaissance ».

Deux idées hérétiques

Que disait Marx ? Il a formulé deux énoncés hérétiques par rapport au marxisme socialiste qui prétendra par la suite être fidèle à son oeuvre. Le premier est qu’avec le développement de la grande industrie et du machinisme, « la création de richesse dépend moins du temps de travail et de la quantité de travail utilisée que de la puissance des agents mécaniques qui sont mis en mouvement pendant la durée du travail », dont la puissance est elle-même sans rapport de proportion avec le temps de travail direct dépensé dans leur production. Ce qui veut dire que, arrivé à ce stade du développement capitaliste, la sacro-sainte loi de la valeur3 n’est plus et ne doit plus servir de grille de lecture !

Quelques paragraphes plus loin Marx met les points sur les "i" : « Le vol du temps de travail d’autrui sur lequel repose la richesse actuelle apparaît comme une base misérable par rapport à la base nouvelle, créée et développée par la grande industrie elle-même ». Dès lors que le travail, sous sa forme directe, a cessé d’être la grande source de la richesse, le temps de travail cesse et doit cesser d’être sa mesure. Et de même, la valeur d’échange cesse d’être la mesure de la valeur d’usage.

Au-delà de la loi de la valeur

La productivité du travail, composée de l’ensemble de la société, rend non pertinent, insignifiant, ce qui relève de l’explication par la loi de la valeur-travail. Ce n’est pas un stade ultérieur (une transition socialiste qui appliquerait rigoureusement la loi de la valeur) qui libérerait du capitalisme, c’est le développement même de ce dernier qui rend caduque la loi de la valeur. Marx affirme que nous avons perdu, en raison même du développement de la production capitaliste dans la grande industrie, le présupposé logique que la loi de la valeur doit reposer sur l’exploitation de la force de travail. Quel doit alors être l’étalon de mesure ?

C’est ici qu’intervient le deuxième motif de stupéfaction. Toujours dans les Manuscrits de 1857-1858, Marx ajoute : la création de richesse et de valeur « dépend bien plutôt du niveau général de la science et du progrès de la technologie ou de l’application de cette science à la production. [...] La richesse réelle se manifeste désormais plutôt (et la grande industrie le révèle), d’une part, par la disproportion monstrueuse entre le temps de travail utilisé et son produit, et en même temps, par le déséquilibre qualitatif entre le travail, réduit à une pure abstraction, et la puissance du procès de production qu’il surveille ». Et plus loin : « Le surtravail des grandes masses a cessé d’être la condition du développement de la richesse générale, tout comme le non-travail de quelques-uns a cessé d’être la condition du développement des forces générales du cerveau humain ».

S’il fallait encore être plus clair, Marx ajoute que c’est le temps de non-travail, le temps de loisirs libéré par l’énorme productivité de l’activité qui est à l’origine de la richesse. Le temps de travail est quant à lui essentiellement utilisé à surveiller et à contrôler les machines.

La pollinisation par les abeilles

Que sont le « niveau général de la science » et son application à la production, ainsi que les « forces générales du cerveau humain » que Marx évoque ? La science n’est-elle pas une production qui nécessite beaucoup de capital, qui provient lui-même du surtravail extrait en amont des ouvriers, des techniciens et des ingénieurs ? Et tout le travail complexe ne provient-il pas d’une sommation de travail simple comptabilisé en heures ?

L’idée de Marx, qui part encore une fois d’une société capitaliste pleinement développée, est que la croissance observée et la productivité ne relèvent plus de la simple sommation des capitaux individuels faisant face à du travail vivant pour l’obliger à travailler au-delà du temps nécessaire à sa reproduction simple. L’exécution de l’activité, la reproduction de la force de travail en composition, et même celle du système des machines surveillées et régulées fait apparaître un surplus qui n’est ni négligeable quantitativement ni approprié complètement par le capitaliste individuel ou la classe des capitalistes.

Pour mieux concevoir la portée de l’anticipation de Marx, prenons l’exemple de la pollinisation par les abeilles. L’activité des abeilles, lorsqu’elles produisent du miel et de la cire, relève exactement de l’extraction de surtravail par l’apiculteur qui, comme l’entrepreneur capitaliste, grâce aux rayons installés dans la ruche, soustrait aux abeilles le produit de leur travail conçu pour leur alimentation et leur reproduction. Il les oblige ainsi à produire plus que le travail nécessaire.

Mais dans la réalité d’une nature complexe et beaucoup plus sophistiquée, si nous raisonnons en termes de valeur économique, ce qui produit infiniment plus, c’est l’activité de pollinisation qui vaut entre 250 et 1 000 fois plus que l’output marchand du miel et de la cire vendus sur le marché. En se bornant à vivre, les abeilles contribuent à la pollinisation de la flore, et donc également à la reproduction de la faune.

La productivité sociétale

L’interaction des humains vivant en société (y compris l’interaction qui relève du langage, des échanges symboliques) a une productivité immense par rapport à celle de la sphère marchande. Certes, les interactions humaines qui produisent les sciences et les arts s’appuient sur des équipements en capital bien plus considérables que les équipements outillant les abeilles. Mais leur produit global, systémique, est aussi disproportionné que dans le cas des abeilles.

Reste un dernier doute à lever : cette hypothèse d’un general intellect, un « intellect collectif » qui dépasse l’activité cognitive individuelle, s’intègre-t-elle à la théorie de Marx, notamment sur la reproduction élargie du capital, telle qu’elle apparaît dans les livres II et III du Capital ? Ou bien est-elle une intuition entraperçue et vite oubliée parce qu’utopique ?

Le general intellect fait pleinement partie de la théorie de Marx. Il ne s’agit pas d’un brouillon dépassé par un stade ultérieur de sa pensée. Dans les prix des marchandises, se trouve en effet déjà inclus le coût de reproduction globale du système capitaliste : le coût de la force de travail marchand et celui du temps de non-travail participant au développement de l’intelligence collective. Autrement dit, au stade de développement où l’a porté le capitalisme industriel cognitif, la valeur de la pollinisation, qui dépasse complètement la valeur du travail marchand des abeilles, se trouve assimilée à celui-ci.

Le pouvoir du « cerveau collectif »

La stupéfiante prédiction du general intellect de Marx est donc moins de laisser entrevoir un effondrement du capitalisme, que la possibilité d’un « changement de main » du capital fixe. Celui-ci reste bien un mécanisme complexe de pérennisation du rapport d’exploitation. Mais au fur et à mesure de la socialisation, de la production consécutive au développement d’une intelligence collective qui s’impose comme facteur déterminant de la production, il prend la forme croissante d’un pouvoir objectif et neutre créé par le « cerveau humain collectif ». En cela, le « véritable » capital fixe n’est plus dans les mains des détenteurs formels du capital.

Mais l’exaltation de cette intelligence, conjuguée à l’avènement du numérique, inventant un monde nouveau et des formes d’organisation complexes capables de produire du commun, du non marchand développant l’individu altruiste, ne suffit pas à produire une société de justice et d’abondance. Celle-ci ne peut venir que d’un projet politique qui prenne acte de la « productivité sociétale ». Sinon ces évolutions participeront à la nouvelle économie du capitalisme cognitif** et seront seulement le nouvel instrument de croissance des profits des actuels détenteurs formels du capital fixe.

  • 1.Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 dans Oeuvres, vol. II, La Pléiade, Paris, 1968, pp. 304-316.
  • 2.Je me permets de renvoyer à mes deux ouvrages Le capitalisme cognitif. La nouvelle grande transformation, Paris, Editions Amsterdam, 2007 et L’abeille et l’économiste, Paris Carnets Nord, 2010.
  • 3.La loi de la valeur, énoncée par Marx, dispose que la valeur d’échange d’une marchandise est déterminée par le temps de travail socialement nécessaire à sa production.

General intellect ("intelligence collective" en français)

Ensemble des connaissances et des savoir-faire techniques, scientifiques, etc., partagés au sein d'une population.

** Capitalisme cognitif

Forme de capitalisme dans laquelle la production de connaissances joue le rôle principal.