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A 200 ans, jamais Marx n’a été aussi jeune et utile
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Par Cédric Durand, économiste, université Paris-XIII et Razmig Keucheyan, sociologue, université de Bordeaux
L’auteur du «Capital» est né en 1818. Son œuvre paraît aujourd’hui, à l’occasion de son bicentenaire, plus contemporaine et féconde qu’au milieu du XIXe siècle pour comprendre le monde et ses dérives.
«Mon conseil à la jeunesse : lire Karl Marx.» Cette recommandation d’Emmanuel Macron (1) a été entendue au-delà de toutes espérances. Placards sur les murs des universités occupées, autocollants dans les manifestations, graph sur une banderole du Black Bloc. Pour ses 200 ans, le visage du célèbre barbu n’a pas pris une ride.
L’icône anticapitaliste est indémodable, mais c’est aussi l’auteur d’une œuvre qui reste incontournable dans toutes les sciences humaines et sociales. Cette résilience politique combinée à une transversalité scientifique lui donne une position intellectuelle unique parmi les classiques. Mais pourquoi continuer à le lire ? Comment se fait-il que son œuvre demeure contemporaine ?
La première raison est qu’il ne s’agit ni d’une doctrine surplombante ni d’une explication naturalisant l’ordre des choses, mais d’une théorie critique dont chacun peut se saisir. Toute la démarche de Marx consiste à partir des dissonances entre la vie rêvée des êtres humains et nos histoires individuelles ou collectives prises dans les filets du capital.
Entre les deux, il existe des failles, des contradictions qui, parfois, se muent en luttes sociales et politiques, mais toujours offrent des prises pour comprendre le réel et le subvertir. Cet effort, qui se prolonge dans les théories féministes et les études critiques des questions de race, a chez Marx ses racines dans l’économie politique. Ce qu’il faut subvertir, ce qu’il est possible de changer, c’est la manière dont les êtres humains organisent leur vie sociale. Sur ce plan, notre époque est contemporaine de l’œuvre de Marx, plus encore que de son propre temps, puisque ce n’est qu’à la fin du XXe siècle que le capitalisme a étendu son emprise sur toute la planète.
Dans le Capital, son œuvre majeure restée inachevée, Marx déploie une analyse implacable d’un système qui ne se développe «qu’en ruinant dans le même temps les sources vives de toute richesse : la terre et le travailleur». Avec l’extension du règne de la marchandise, toute chose est réduite à sa valeur d’échange, c’est-à-dire sa valeur monétaire. Le désenchantement du monde qui en résulte aboutit à une cupidité générale - l’impératif de la compétitivité - bien peu respectueuse des êtres et des choses. Ainsi, si des historiens critiques de l’environnement récusent aujourd’hui le terme d’«Anthropocène» pour lui préférer celui de «Capitalocène», c’est précisément pour pointer comment cet agencement social - et non l’existence humaine en tant que telle - est responsable des destructions écologiques qui meurtrissent la planète.
Marx détaille aussi les ressorts conflictuels du rapport salarial. Ce qui est ici en jeu, c’est l’exploitation du travail vivant pour le profit. Anticipant les développements récents de l’analyse économique sur les contrats incomplets et les asymétries d’information, il montre que l’achat de la force de travail par le capitaliste pose un problème d’incertitude quant à la réalité de l’effort fourni par les salariés. Ce qu’il appelle «le despotisme de fabrique» doit assurer que la force de travail achetée se traduit en travail effectif. L’exercice de ce pouvoir du capital sur les travailleurs est étudié, dans les travaux économiques contemporains, sous le nom de «relation principal-agent».
Au niveau macroéconomique, Marx ambitionne aussi d’élucider la dynamique de l’innovation et des crises. Si le grand économiste des cycles financiers Hyman Minsky a pu qualifier Schumpeter et Keynes de marxistes conservateurs, c’est parce que l’un comme l’autre, bien que partisans farouches du capitalisme, ont approfondi certains aspects - l’innovation, le rôle de la demande… - explorés dans les multiples théories des crises élaborées par Marx. Le capital, c’est de la valeur en mouvement, et à chaque moment le pari de la valorisation peut s’effondrer : l’emprunteur fait faillite, des produits sont rendus obsolètes par l’inventivité des concurrents ou bien ils ne trouvent pas d’acheteurs, faute de demande suffisante. En effet, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, la crise économique peut naître au milieu de l’abondance, une situation impensable dans les mondes anciens ou féodaux.
Comme l’indiquait le philosophe Gilles Deleuze, ce qu’il y a de plus fascinant chez Marx, «c’est l’analyse du capitalisme comme système immanent qui ne cesse de repousser ses propres limites, et qui les retrouve toujours à une échelle agrandie, parce que la limite, c’est le Capital lui-même». Marx avait perçu une tendance historique à l’accumulation capitaliste, par-delà les péripéties des cycles économiques.
Le devenir de ce système basé sur la concurrence généralisée est, paradoxalement, celui d’une socialisation d’ensemble. Non seulement un capitaliste en tue beaucoup d’autres, poussant à la constitution de monopoles, comme aujourd’hui les grandes firmes du numérique, mais l’approfondissement de la division du travail conduit à une interdépendance toujours plus grande entre nos activités éparses. Le changement technologique, nourri par la concurrence et le conflit capital-travail, ne se contente donc pas de recréer sans cesse de nouvelles opportunités de profits, ni d’accroître le pouvoir des détenteurs du capital ; il crée aussi les conditions d’une autre forme de vie sociale.
Marx, partisan du communisme, espérait que celle-ci serait meilleure, nous savons qu’elle peut aussi être pire. Cet avenir reste à écrire, mais il est déjà là, sous forme de potentialités latentes, nichées entre les interstices des microfailles qui parcourent un capitalisme aujourd’hui sans rival mais qui reste néanmoins fragile.
(1) En mai 2017, dans Elle.