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Le travail au ras des pâquerettes – 1er épisode
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
http://jefklak.org/faire-le-menage-ensemble-cest-la-base/
Sous le pseudonyme de Marie-Louise Michel, de 2007 à 2014, Lise Gaignard a écrit pour Alternative libertaire des « Chroniques du travail aliéné », réunies et publiées par les Éditions d’une. Psychanalyste en ville et en campagne contre la servitude passionnelle, elle nous fait partager ses tribulations institutionnelles, passant de l’analyse des processus psychiques mobilisés par le réel du travail à la psychothérapie institutionnelle, pratique thérapeutique marchant sur deux jambes (Karl Marx et Sigmund Freud) pour tenir ensemble aliénation psychopathologique et aliénation sociale.
Le 1er épisode de ces nouvelles chroniques publiées par Jef Klak nous emmène au Boissier, local du club thérapeutique de la clinique psychiatrique de La Chesnaie (Loir-et-Cher). Ici, les habitant⋅es s’attellent au jour le jour à la fragile et précieuse tâche de vivre au milieu des autres, très loin des fantasmes orthopédiques des « conseillers en insertion ».
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Dessins de Denis Boudouard, pensionnaire à La Chesnaie
Au bord d’un lieu de soins psychiatriques, dans une grande construction improbable datant des années 1970, qui sert de bar, de salle de concerts, de lieu de passage, toujours ouvert ; groupé·es un après-midi d’hiver auprès de la grande cheminée. J’avais été invitée pour parler du travail, dans le cadre d’un séminaire ouvert au public dans l’École de psychothérapie institutionnelle de la clinique de la Chesnaie 1. Dans l’élan, j’avais accepté avec gratitude de prendre le thé et des petits gâteaux en compagnie des pensionnaires de la clinique que la question du travail attirerait peut-être. On ne savait pas combien de personnes viendraient. Elles sont venues nombreuses, et sont restées suspendues aux lèvres de tou·tes celles et ceux qui ont pris la parole. Même quand il ne restait plus rien des excellents gâteaux de l’atelier pâtisserie.
Un patient ouvre la discussion : « C’est nous qui contrôlons notre corps. On est fatigué·es le soir, des efforts de la journée. » Il nous donne l’occasion de saisir l’effort qu’on fait tou·tes pour vivre avec les autres, fondé·es par les autres 2 tous les jours. Il ajoute que c’est valable pour « chaque geste que fait […] chaque humain ». Le « moindre geste » de Deligny 3 est ici étendu à l’ensemble de l’existence, à ses fondements. Tous les gestes sont adressés aux autres, au milieu des autres. On ne peut pas dire mieux le fondement du travail suivant la définition qu’en donnait Claude Veil 4 : toute production de services ou de biens entraînant des liens entre des personnes. Comment faire et où trouver la force de persévérer ?
Chaque matin, la plupart du temps, quand on n’est pas sous le coup d’une angoisse majeure comme peuvent l’éprouver trop souvent les patient·es de la clinique, c’est naturel, évident, on fait comme on doit faire, on se lève le matin, on fait le café, on se lave plus ou moins, on prend les transports en commun ou on écoute la radio dans sa voiture au milieu des effluves de diesel. Et la vie passe. Sans conscience particulière de nos « moindres gestes ». Ce jour-là, au Boissier 5, en compagnie de personnes qui ont des soucis avec « les évidences de la quotidienneté 6 », celles pour lesquelles chaque détail compte, la discussion a continué à propos de la toilette, du ménage, des relations avec les autres à maintenir à bout de bras. Tous ces gestes qu’on peut aussi « oublier » pour se glisser dans le flux, en permettre et en faire durer silencieusement les rapports de production ; cet après-midi-là, tous ces gestes étaient minutieusement décrits, commentés. Faire le ménage ensemble, en parler autour d’un verre quand on a terminé, « c’est la base ».
Quelques jours plus tard, je me trouve invitée à un débat sur « l’insertion par l’économique » dans la salle comble du cinéma d’une petite ville. Tout le gratin des bonnes gens à la tête des associations du département qui accueillent des « personnes éloignées de l’emploi ». On ne saura pas – la réunion va pourtant durer plus de deux heures – qui sont ces personnes « éloignées » dont on parle. Des chômeurs et chômeuses de longue durée ? Des étrangèr·es récemment contraint·es à l’émigration ? Des supposé⋅es malades mentaux·ales ? On n’entendra parler que « d’accidentés de la vie ». Il pourrait leur être arrivé n’importe quoi, on les rassemble sous cette expression assurantielle. On gomme, on oublie, on efface. Même technique quand je demande ce que ces personnes font comme travail. On me répond que ça n’a aucune importance, que de toute façon, elles ne referont probablement pas ce qu’elles sont en train de faire, que ça dépend des contrats que les associations passent avec leurs clients. Que c’est pour leur donner « une raison de se lever le matin », leur apprendre « le savoir-être », et que les « savoir-faire », c’est autre chose, ça ne compte pas à cette étape-là, « pour ces gens-là ».
Pendant toute la soirée, seules des directeurs ou des présidents prennent vigoureusement la parole. Les autres se taisent. Des syndicalistes présents, des militants bien connus ne comprennent pas ce qu’il se passe, pourquoi je pose des questions comme ça, après tout, c’est déjà pas mal, l’insertion, non ? Quelques notables des tutelles, invités et venus – cette soirée comptera-t-elle dans leurs heures de travail ? – ne disent rien, affligés par mes questions trouble-fête. Une jeune infirmière en psychiatrie très avisée demande pourquoi les supposé·es bénéficiaires de tant de bonnes œuvres n’ont pas participé à l’organisation de la soirée. Stupeur, incompréhension. « Il y en a peut-être dans la salle », répond un président, qui ne saisit pas la différence entre « être dans la salle », fondu dans le public, et avoir mis en place le débat, les invitations, les conditions de prise de paroles, etc. En tout cas, s’il y « en » avait, ils et elles n’ont pas bougé. Et je les comprends, si je n’avais pas été « intervenante », je serais restée sans voix devant les pires clichés du management moderne. Nous/eux. Nous supérieurs, eux inférieurs. Heureusement qu’on est là, nous, grandes âmes, plus ou moins bénévoles ou très mal payées, pour eux, le « vivier » des « éloignés de l’emploi ». « Personne n’est inemployable », dit un autre intervenant. Pas de chance.
Tout cela se termina autour d’un pétillant-petits-fours, pour la touche de convivialité. Mais aucune des personnes-éloignées-de-l’emploi qui les avaient cuisinés dans une de ces entreprises-d’insertion-par-l’économique n’étaient là pour y goûter. Ils n’avaient pas, nous dit-on, de moyen de transport pour rentrer aussi tard chez eux. En aparté, un président me dit que ce qui l’inquiète, lui, c’est que « le niveau des gens qu’on accueille tire les encadrants vers le bas ». Comment ne pas vomir ?
En pensant que tout près de là, vivent, discutent des philosophes conscient·es de l’effort de la vie en communs. « Il y en a qui travaillent à des vécus… On n’est pas riches, voilà ! », avait conclu en souriant auprès de la cheminée une patiente en lutte permanente pour une vie quotidienne consciente. Tellement plus présente que ces pauvres « inséreurs » courroucées, et qui auraient bénéficié d’entendre un autre patient nous dire que « le travail est père de toutes les soumissions ». Pas près de se laisser insérer, celui-là.
- La psychothérapie institutionnelle, disait Jean Oury, « c’est la moindre des choses ». C’est-à-dire une analyse attentive des interactions concrètes dans les lieux de soins, sans « préjugés d’irresponsabilité » des patients. L’Epic est l’association culturelle de la clinique de la Chesnaie à Chailles, qui organise très régulièrement des séminaires publics.
- « Fondé par les autres » signifie que tous nos gestes sont des arrangements avec les présent·es et même avec les absent·es, celles et ceux qui ont pris soin – ou pas – de nous depuis notre naissance, celles et ceux qui nettoient nos traces, qui nous supportent, nous épatent, etc.
- Le Moindre Geste est un film réalisé en 1971 (avec Josée Manenti et Jean-Pierre Daniel) par Fernand Deligny (1913-1996), éducateur de délinquant·es, autistes, et autres adolescent·es « irrécupérables ». Il est à l’origine de plusieurs lieux alternatifs de l’éducation spécialisée.
- Claude Veil était psychiatre du travail. Pour lui, « le travail est une activité qui produit soit des objets soit des services, qui dans tous les cas implique des liens sociaux (échanges économiques et psychologiques entre personnes et groupes) qu’elle utilise et crée ». Entretien avec la rédaction de la revue Psychiatrie Française, juin 1996, volume XXVII 2/96.
- Il s’agit d’un des hauts lieux de la clinique de la Chesnaie, construit collectivement dans les années 1970 par des professeur·es et étudiant·es en architecture ainsi que des soignant·es et pensionnaires de la clinique.
- Comme disait Jean Oury, à la suite de W. Blankenburg qui parle de « l’inévidence de l’évident ».