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Voile: avis de lynchage public
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
http://www.regards.fr/societe/article/voile-avis-de-lynchage-public
Voilà plus d’une dizaine de jours, l’apparition à la télévision d’une représentante du syndicat étudiant l’UNEF, un voile sur la tête, a excité tous ceux pour qui l’habit fait le moine.
On n’écrira plus son nom ni son prénom. Tant on imagine qu’elle doit être lasse, de Laurent Bouvet à Gérard Collomb et Marlène Schiappa, de voir son prénom et son nom livrés à la vindicte publique – quand on ne divulgue pas son numéro de téléphone sur les réseaux sociaux de la fachosphère. Et que désormais Charlie Hebdo et Riss lui crachent publiquement à la gueule à la une des kiosques de France, en la caricaturant sous les espèces d’un singe, ou d’on ne sait quel autre animal. Entendons-nous bien. C’est le droit de Charlie Hebdo de caricaturer ; c’est le droit du Printemps républicain de raconter à peu près n’importe quoi sur les réseaux sociaux ; c’est le droit du ministre de l’Intérieur de faire étalage de ses sentiments personnels. Mais l’on est, dès lors, non moins en droit de déclarer sa solidarité inconditionnelle avec une jeune femme étudiante de 19 ans, politiquement et médiatiquement lynchée, parce que, portant des revendications syndicales, elle portait aussi le voile.
Que n’aura-t-on en effet pas entendu pendant plus d’une semaine ? Puisque la jeune étudiante portait le voile, c’est qu’elle devait être possédée par les forces démoniaque de Daesh. Pourtant l’on ne vit pas la jeune fille – française – s’envoler dans les airs, se percher sur un minaret, et appeler, de là, à la guerre civile. Mais, comme elle ne portait que des revendications syndicales, légitimes et même raisonnables (relatives à la loi d’orientation des étudiants et l’échec annoncé de Parcoursup), on se dit, on prétendit que c’était bien entendu un double discours. Que ces positions syndicales devaient déguiser des positions contre l’avortement, contre le mariage pour tous, etc. Las, on ne parvint pas à extirper de sa bouche un parchemin signé de son sang, concluant un pacte secret avec les Frères Musulmans. La jeune fille n’entra pas en convulsions, proférant des paroles obscènes. Elle confirma simplement et très tranquillement, par texto, à des journalistes empressés, que non, décidément, et conformément aux prises de positions du syndicat, l’UNEF, auquel elle déclarait appartenir, et qui l’avait démocratiquement désignée comme sa représentante, elle soutenait le droit à l’avortement et au mariage des couples de même sexe. Las encore, on ne pourrait se proposer d’exorciser la jeune femme, et de l’exposer à la France entière comme la nouvelle mère Jeanne des Anges.
Une pitoyable tentative d’exorcisme
Et de fait, à quoi a-t-on assisté, durant deux semaines (deux semaines que, pour elle, on imagine plus qu’éprouvantes) sinon, à travers les médias et les réseaux sociaux, à une pitoyable et risible tentative d’exorcisme, où l’on vit soudain toutes sortes de forces disparates se coaliser et se précipiter pour conjurer la présence, dans l’espace public, d’une jeune femme voilée qui n’en demandait pas tant (qui ne demandait sans doute rien d’ailleurs, sinon qu’on entende certaines revendications étudiantes). Car c’est bien le nœud du problème, et non la présence de cette jeune femme dans l’espace public. Soudain l’on vit une bien étrange alliance politique, de la "gauche" jusqu’au centre, la droite et l’extrême-droite, faire front pour barrer, au nom de la laïcité, l’accès à l’espace public à une jeune femme voilée (qui ne portait que des revendications syndicales).
Et pourtant. Et pourtant la loi de 1905 invoque la seule séparation de l’Église et de l’État. Sa lettre n’évoque en effet que la neutralité des agents de l’État. C’est dire que cette réglementation ne saurait être étendue à la totalité de l’espace public, et que l’état, sauf à devenir un état-total, ne peut et ne doit pas légiférer sur la manifestation des croyances religieuses hors de sa seule sphère. Sauf à violer la lettre même de la loi de 1905, il ne saurait donc être "choquant" que d’autres que soi-même apparaissent publiquement comme ils sont, et tels que leurs croyances religieuses (mais aussi bien leur genre, leur orientation sexuelle, leur couleur de peau, leur appartenance de classe, etc.) les ont fait. Sans quoi un autre que soi-même ne serait plus en droit d’apparaître dans l’espace public comme il est et veut être, et telle que son histoire singulière et collective l’a fait ; il serait contraint d’apparaître dans l’espace public comme d’autres que lui-même voudraient qu’il soit.
Relire Aristide Briand
Invoquera-t-on, à défaut de sa lettre, l’esprit de la loi ? Comme il y a toujours quelque difficulté à faire parler les esprits (certains partisans auto-proclamés de la "laïcité" ne s’en privent pourtant pas), on se reportera plus raisonnablement, plutôt qu’aux tables tournantes du Printemps républicain, aux précisions apportées par Briand lui-même, lors du débat de 1905 (très exactement, aux déclarations de Briand lors de la séance du 26 juin 1905, portant sur la Loi de séparation de l’Église et de l’État). Au député de la Drôme, Charles Chabert – qui proposait un amendement interdisant le port de la soutane dans l’espace public, amendement qui sera rejeté – Aristide Briand, rapporteur de la loi, répondit en effet avec détermination et, il faut le dire, avec sarcastie :
« Au risque d’étonner l’honorable M. Chabert, je lui dirai que le silence du projet de loi au sujet du costume ecclésiastique qui paraît le préoccuper si fort, n’a pas été le résultat d’une omission mais bien [celui] d’une délibération mûrement réfléchie. Il a paru à la commission que ce serait encourir, pour un résultat plus que problématique, le reproche d’intolérance et même s’exposer à un danger plus grave encore, le ridicule que de vouloir, par une loi qui se donne pour but d’instaurer dans ce pays un régime de liberté au point de vue confessionnel, imposer aux ministres des cultes de modifier la coupe de leurs vêtements […]. Ce que notre collègue voudrait atteindre dans la soutane, c’est le moyen qu’elle procure de se distinguer facilement des autres citoyens. Mais la soutane une fois supprimée […] si l’Église y trouvait son intérêt, l’ingéniosité combinée des prêtres et des tailleurs aurait tôt fait de créer un vêtement nouveau […] pour permettre au passant de distinguer au premier coup d’œil un prêtre de tout autre citoyen […]. Quant au prestige dont jouit la religion dans nos campagnes, je crois qu’il serait téméraire de l’attribuer uniquement [à la soutane]. [La commission] a pensé qu’en régime de séparation la question du costume ecclésiastique ne pouvait plus se poser. […] La soutane devient dès le lendemain de la séparation un costume comme un autre […] C’est la seule position qui nous ait paru conforme au principe même de la séparation. »
L’on n’a pas trouvé, depuis, de meilleurs mots que ceux de Briand (qui n’était pourtant pas un dangereux islamo-gauchiste) pour qualifier ceux qui prétendent refaire la coupe des vêtements dans l’espace public – qu’ils soient ceux d’un homme ou d’une femme, du reste, et quelles que soient leurs croyances religieuses : « ridicule », si ce n’était « problématique ». Problématique en effet. Légiférer sur la façon de se vêtir – serait-ce au nom de la "laïcité" – c’est aussi se condamner à légiférer sur les limites du droit à disposer de son corps et de soi-même comme on l’entend. Du côté des partisans de l’état-laïc-total, on invoquera bien sûr la contrainte, les conditions sociales dans lesquelles il est, parfois et en certains lieux – comment et pourquoi le nier ? – imposé à des femmes, contre leur gré, de porter le voile. Mais qui, pour autant, saura démêler le libre-choix de la contrainte, et de la manifestation choisie d’une croyance religieuse, une forme de domination masculine rampante ou déclarée ?
Leur corps appartient aux femmes
Là encore, il faudrait pouvoir sonder les coeurs et les reins, faire parler les esprits des femmes – chose évidemment impossible sauf, une fois de plus, à parler en leur nom. C’est surtout prendre le risque de faire taire les voix de celles qui ont désiré, en toute conscience, manifester leur attachement à une croyance et une forme de vie, et qui n’en sont pas moins des femmes comme les autres. Ne pas entendre les voix de ces femmes, leur récuser l’accès à l’espace public, c’est en fait suspendre la féminité à un régime politique qui décide, en lieu et place des femmes, de toutes les femmes, ce que doit être une femme pour pouvoir apparaître comme une femme dans l’espace public.
Surtout, on aurait aimé que ceux-là mêmes qui se découvrent soudainement féministes aient manifesté – par exemple sous les ministères de Charles Pasqua et Jean-Pierre Chèvenement, alors que l’Algérie était déchirée par la guerre civile – leur soutien indéfectible à tous celles et ceux qui se battaient publiquement, quand il fallait obtenir des papiers pour les militantes féministes algériennes qui, non-voilées, ne voulaient pas se soumettre à la contrainte ou qui, voilées, refusaient qu’elles mêmes ou d’autres le soient sous la contrainte. Et s’exposaient pour cela-même, dans leur pays même, à la mort symbolique ou réelle, au viol ou au meurtre. On leur saurait gré, également, d’apporter aujourd’hui leur soutien public aux femmes saoudiennes emprisonnées pour avoir devancé l’autorisation – enfin arrachée à un état avec qui la France commerce nuit et jour – de conduire une voiture dans l’espace public.
La liberté de disposer de son corps et de soi-même ne se divise pas. Il faut bien entendu soutenir inconditionnellement les femmes qui, en Iran ou en Arabie Saoudite, résistent, comme dans l’Algérie des années 90, quand et si elles ne désirent pas qu’on leur impose le voile. Mais il faut soutenir non moins inconditionnellement les femmes qui, ici, résistent, comme dans l’Algérie des années 50, quand et si elles désirent porter le voile. C’est là-bas tout comme ici, et hier comme aujourd’hui et demain : leur corps appartient aux femmes, et à elles seules.