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"La garde à vue, c’est stylé"

Répression

Lien publiée le 27 mai 2018

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://paris-luttes.info/la-garde-a-vue-c-est-style-10341

Ce jeudi 24 mai, soixante mineurs en garde à vue suite à l’occupation du lycée Arago. Après les 400 000 exclusions liées au dispositif Parcoursup, les parents comprennent de moins en moins ce qui arrive à leurs enfants.

Le TGI de Paris-Batignolles n’est pas un tribunal, c’est un building, le siège d’une banque prestigieuse, une immense machine à juger… et à broyer. Tout est neuf, blanc, rutilant, transparent : la justice n’a rien à cacher. Le hall d’accueil est immense, hors-échelle, écrasant. Les étages, les ascenseurs et les passerelles de verre se succèdent à perte de vue. Quiconque rentre ici comprend qu’il n’est rien dans l’immense fourmilière où se presse une multitude d’insectes en robe noire. Personne ne s’appartient plus, vous voilà perdu jusqu’au vertige : voilà ce que comprend celui qui se rend au guichet P 14 (3e étage) du TGI de Paris-Batignolles.

La salle P 14 est vide, il faut très vite comprendre le fonctionnement du lieu. Derrière la vitre blindée qui vous met en confiance, une employée au visage émacié répertorie les « déférés ». Il faut décliner nom et prénom pour que celle-ci vise sur l’immense liste le sors attribué au « déféré ». « – Non, pour vos étudiants, il n’y a pas de confirmation de comparution immédiate. Mais c’est le procureur qui va décider. Ils sont tous là. » Il faut attendre, cela durera huit heures.

Une mère passe, l’attente est propice aux contacts. Elle m’explique que sa fille a été arrêtée il y a deux jours à 19h 30. Sans nouvelle et folle d’inquiétude, il lui a fallu attendre trois heures du matin pour qu’une voix lui annonce que celle-ci était en garde à vue pour « appartenance à un groupe violent, qui s’était introduit dans un lieu en vue de troubler l’ordre public » et aussi « que cette garde à vue était bien fait pour elle, et que cela allait lui servir de leçon ». Mais la voix ne précisait pas si elle parlait de la fille ou de cette mauvaise mère en tailleur-pantalon qui avait éduqué sa fille dans le gauchisme enragé de la plus stricte observance.

Dès 19 h, les membres du « groupe violent » ont donc été enfermés dans un bus afin de protéger les honnêtes citoyens : sans nourriture, sans boisson, sans toilettes et sans lumière. La police a eu pour ordre de frapper fort, de faire du chiffre, elle s’est exécutée et a ramassé qui trainait. Mais elle était maintenant bien embarrassée avec tous ces jeunes enfermés, et après le parfum d’une magnifique victoire, elle ne savait plus vraiment que faire d’eux : il a donc bien fallu répartir toute cette chair humaine dans une dizaine de commissariat de Paris et de sa banlieue. Certains des plus jeunes (14 ans) étaient évidemment terrorisés, puisque le but de la garde à vue est de créer un choc psychologique pour obtenir des aveux immédiats du suspect. Les étudiants, plus habitués à l’omniprésence de la maréchaussée dans les facs depuis de nombreux mois ont donc tenté de rassurer les plus jeunes. Complètement rassuré, l’un d’eux a fini par conclure : « – La garde à vue, c’est quand même stylé. »

Ensuite il y a eu la procureur, qu’on disait « particulièrement pointilleuse », tout le monde a donc passé une nouvelle nuit entre tribunal et commissariat avant d’être « déféré ». Certains parents, toujours sans nouvelles, arrivaient maintenant au guichet, très éprouvés, agitant dans leurs mains fébrile une convocation rapidement imprimée sur l’Epson Stylus Color familiale. Un philosophe de profession, qui écrivait des ouvrages sur la désobéissance civile, se demandait s’il devait encore continuer à les publier. Une mère hurlait qu’on lui rende son fils. Une trentaine de parents se soutenaient maintenant mutuellement dans la salle. Mais celle-ci était devenue trop petite pour contenir le trop-plein d’angoisse accumulé depuis bientôt deux jours. D’autres parents commençaient aussi à s’amasser au pied de l’immense building, criant leur désespoir, hurlant contre Parcoursup et sa police.

La salle ressemblait maintenant à n’importe quelle réunion de rencontre parents-profs. On a pu jauger les situations, mesurer les profils des différents jeunes et partager l’absurdité de la situation présente. Du dehors montaient les chants de plusieurs centaines de personnes assemblées devant le tribunal. Un policier a soufflé à un de ses collègues « - Ce ne sont que des jeunes qui chantent et qui font du chahut ». Le problème c’est qu’on criminalisait maintenant le chahut et que cela se terminait au tribunal. Toute la colo risquait maintenant la prison. Un avocat nous dit alors que seize mineurs avaient été d’ores et déjà été « mis en examen », seize autres jeunes allaient passer une troisième nuit au commissariat, quant à certains ils risquaient l’interdiction de paraître dans certains lieux (Opéra, Festival de Cannes ?).

Dans les commissariats, les policiers, peu habitués à ce genre de clientèle n’en revenaient pas. « -Et pour le passage devant le juge faut-il amener un costume ? ». « -Doit-on amener à manger pour notre enfant ? ». Les parents arrivaient souvent en couple. Certains se sont fait jeter comme des malotrus. Mais ce qui a le plus intrigué la maréchaussée, c’est notre réunion. Il y avait dans le groupe de parents rassemblés le type de solidarité qu’on rencontre pendant les catastrophes humanitaires. En prenant soin de l’autre, chacun se demandait si les initiatives de ce gouvernement n’étaient pas en soi des catastrophes humanitaires.

Quand la pression des parents (retenus par des rangées de CRS hors du tribunal) se fit trop forte, que chaque mère se mit à hurler face aux caméras de la presse accourue, le tribunal comprit que la situation lui échappait et tournait au fiasco. Pourquoi un président avait-il kidnappé soixante mineurs pour imposer une réforme impossible à mettre en œuvre (400 000 jeunes en pleine angoisse et sans affectation à l’université en pleines révisions du bac). Tout cela ressemblait à un aveu d’impuissance. Les sorties se firent beaucoup plus rapides. Comme si l’institution judiciaire n’était pas prête à suivre un roi fou dans ses délires.

Au fur et à mesure des ovations qui acclamaient chaque sortie, ce qui devenait de plus en plus évident pour la joyeuse foule, -rassemblée comme pour un retour de voyage scolaire, et se racontant ses souvenirs de détention-, c’est que la garde à vue, plus que le baccalauréat, marquait maintenant l’entrée véritable dans la vie adulte.