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Journalisme des luttes et luttes des journalismes

Lien publiée le 28 mai 2018

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

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Il y a des journalistes qui parlent trop, que l’on voit trop et que l’on entend trop, et il y a des journalistes qui font des nuits de garde à vue dans l’indifférence de leurs collègues. C’est alors que se fait la rencontre de deux mondes. L’un qui parle des réalités sans jamais trop s’en approcher, et l’autre qui les subit et les raconte désormais.

Houleux dans les coeurs et dans la rue, les jours que nous vivons sont rythmés par des manifestations plus ou moins volontaires, où le rapport de force tente inlassablement d’être inversé en faveur de celles et ceux qui dépavent. Depuis 2016 et le mouvement contre la Loi Travail, qui avait vu émerger de nouvelles manières de penser la manifestation comme active, une thématique plus discrète ne cesse de faire réfléchir des dizaines de journalistes, étudiants, manifestants, militants, vidéastes, lycéens, photographes, engagés ou non, affiliés à des rédactions ou non : la couverture médiatique de ces luttes.

On ne sait plus bien pourquoi ni surtout depuis quand, dans les cortèges, des centaines d’yeux numériques - tant amis qu’ennemis - scrutent les moindres faits et gestes de ceux qui agissent. L’imagerie émeutière qui excite et réveille les désirs de flammes ? Il y a de ça. Le désir d’informer le plus grand monde, l’habituelle rengaine du « on ne nous dit pas tout », la volonté de casser un récit médiatique unique sur les mouvements sociaux et leurs subtilités ? C’est peut-être plus de ce côté là qu’il faut creuser, de Calais à Vintimille et de Nanterre à Notre-Dame-des-Landes.

Avant d’aller plus loin, deux choses sont à noter. D’une part, la tendance de la presse toute entière à de plus en plus s’appuyer sur des images de journalistes indépendants, de lycéens, d’étudiants et de travailleurs qui s’emparent d’outils tels que la caméra ou l’appareil photo. Ces images – nos images -, ils s’en servent pour illustrer leurs journaux, réaliser leurs documentaires et leurs JT. Et d’autre part, la fâcheuse tendance de cette même presse à détourner prudemment le regard dès lors que ces petits reporters, témoins engagés des évènements, finissent derrière les barreaux pendant plus de soixante heures. En cause, le simple fait d’avoir été présents et d’avoir montré des réalités que la presse traditionnelle n’est plus en mesure de constater par elle même, minée par ses idéologies, ses budgets exsangues et son parisianisme maladif.

Ces derniers jours ont vu poindre des interrogations légitimes à la suite de la garde à vue de plusieurs personnes, arrêtées aux abords de manifestations pour les avoir simplement racontées. Apparemment très virulents, ces individus étaient armés d’appareils photos voire pire, de caméras vidéo. Ces dangereuses personnes, subversifs du négatif et du film animé, se sont vues pour certaines confisquer leur matériel, gênant pour qui est censé vivre de ses images. Plusieurs exemples viennent étayer ces affirmations et le plus récent est sans doute celui du jeune photographe du collectif parisien La Meute, arrêté avec les occupants du lycée Arago pour avoir photographié cette action. Il sera jugé en octobre. Un autre photographe indépendant témoigne d’une garde-à-vue de 7H pour « participation à un groupement en vue de commettre des dégradations », un autre encore raconte son fichage par la police qui a photographié sa carte d’identité afin de « vérifier la diffusion des images après manifestation ». Dans la bouche des policiers, des phrases trahissent qu’ils suivent tout autant que les manifestants les images diffusées en ligne. « Nous, on veut pas retrouver nos têtes sur vos pages » soufflait l’un d’eux à un journaliste au détour d’un contrôle. Cela va plus loin encore pour certains. Fin avril, un photographe parisien était envoyé aux urgences, un doigt partiellement sectionné par un tir de grenade de désencerclement. D’autres ont vu leur matériel réduit en miettes sous les coups des matraques ou des flashballs, sans indignation particulière de leurs confrères et de leurs consoeurs.

En 2016, lorsque François Hollande était encore à l’Elysée, plusieurs journalistes avaient été agressés par des policiers alors qu’ils rendaient compte du malaise social. Une action avait été entreprise par Reporters Sans Frontières, puis l’ONG avait saisi le Défenseur des droits Jacques Toubon. Les dossiers n’avancent plus, la police des polices traîne la patte. Depuis les arrestations des derniers jours, le silence de ces instances et de l’ensemble de la presse est une réalité, pointée du doigt par quelques uns sur les réseaux sociaux. Ce sont ces questions qui aujourd’hui doivent se poser entre photographes, vidéastes, journalistes, raconteurs, et se confronter aux rédactions pour qui ils ne sont que de simples fournisseurs de contenus : « Qui sommes-nous, que voulons-nous raconter et comment pouvons nous le faire sans avoir besoin de leur prétendue reconnaissance ? »

Il n’est et ne sera jamais question de séparer cette violence de celle vécue par les gens qui luttent et qui agissent concrètement, ou de hiérarchiser laquelle serait la plus tolérable ou bien la plus légitime. Tout simplement car cette violence est la même. Elle tient de la même essence, est née de la même république, de la même démocratie, se nourrit des mêmes théories et se concrétise toujours dans le sentiment d’impunité ressenti par la police une fois leurs numéros de matricule planqués et leurs cagoules relevées sur le bout de leurs nez.

Alors, étonnant ce silence ? Pas vraiment. Peut-être n’est-ce pas une information assez importante ? Ou plutôt, ces jeunes aux casques siglés TV qui vont de boulevards en avenues et de ZAD en ZAD ne sont-ils pas reconnus comme des pairs par ceux qui exercent pourtant le même métier ? Qu’importe, ils sont là, eux. Ils continuent de raconter les luttes d’aujourd’hui, dans les facs, auprès des exilé-e-s, de jour comme de nuit, à déclencher quand les matraques entrent dans le viseur et quand des chants d’espoir sont entonnés par la foule dans la grisaille d’un jeudi nantais. C’est ce rôle qui est attaqué quand ils finissent au trou et c’est sans aucun doute ce rôle que certains voudront les empêcher de tenir demain. Ils ne se doutent pas qu’à chaque caméra brisée, de nouvelles s’allument et ce sont alors des vocations qui naissent.

Si leur monde continue de tourner, nos caméras aussi.

Elzéard Bouffier