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Janette Habel sur l’héritage de 68

mai68

Lien publiée le 31 mai 2018

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://www.huffingtonpost.fr/janette-habel/meme-si-le-tout-a-lego-d-aujourdhui-nous-desespere-mai-68-nous-a-appris-a-nous-attendre-a-linattendu_a_23446682/

Cinquante ans après le monde a basculé. La France s'est fracturée en mille clivages. Seul le féminisme continue sa marche en avant.

L'avalanche des commémorations, les clichés vus et revus ont-ils étouffé les derniers échos d'une épopée collective? Que reste-t-il de Mai 68? Les mémoires individuelles nourrissant les "vies ultérieures de Mai 68" (Kristin Ross)sont si nombreuses, qu'elles font parfois de Mai 68 un événement indéchiffrable. Pourtant on dispose de nombreux repères sociaux, politiques, internationaux permettant d'analyser cette histoire exceptionnelle. Les récits fragmentés et anachroniques ne permettent pas de rendre compte de l'originalité de cette explosion sociale sortie de son contexte.

Mai 68 est d'abord né de l'intérieur de la société française, une société hiérarchique et sclérosée, dans un contexte international spécifique. Mais ce qu'on appelle aujourd'hui "Les années 68" marquèrent une bifurcation internationale. Cette immense contestation démocratique et sociale, démocratique d'abord, sociale ensuite, s'insérait dans une décennie marquée par les révoltes étudiantes à l'échelle planétaire, des Etats-Unis au Japon où j'ai pu assister aux manifestations des Zengakuren, ces jeunes japonais qui défilaient en position de "tortue romaine", casqués, en rangs serrés criant "OTAN dehors". En Allemagne, en Italie, mais aussi dans ce que l'on appelait le tiers monde, au Brésil contre la dictature militaire, au Sénégal de Léopold Senghor, partout les jeunes se rebellaient avec en toile de fond la guerre du Vietnam.

Une nouvelle génération rêvant d'un autre monde avait fait irruption sur la scène politique internationale. "Nous sommes tous des juifs allemands", "Les frontières on s'en fout" criaient les manifestants ripostant ainsi à un article chauvin du journal l'Humanité qualifiant Daniel Cohn-Bendit "d'anarchiste allemand". Deux décennies après la fin de la deuxième guerre mondiale, la jeunesse se mobilisait en solidarité avec les luttes de libération nationale. Au Vietnam, le Front de Libération Nationale (FLN) dirigeait la résistance contre l'intervention militaire américaine. A Cuba, la révolution avait semblé incarner à ses débuts un renouveau du socialisme. L'un de ses principaux dirigeants, un argentin, Ernesto Che Guevara, avait appelé à créer "Un, deux, trois Vietnam", à ouvrir de nouveaux fronts afin de desserrer l'étau qui étranglait les Vietnamiens victimes des "crocs en jambe" de l'URSS et de la Chine. Dénoncé par le Kremlin, trahi par le PC bolivien, il était assassiné par un agent de la CIA en Bolivie en 1967. Aux Etats-Unis, la fin de la ségrégation raciale était à l'ordre du jour, les Black Panthers avaient été fondés en 1966 pour protéger les Noirs des exactions de la police. En avril 1968 Martin Luther King, militant pacifiste pour les droits civiques, avait été tué à Memphis. Angela Davis était une des rares figures féminines de ce mouvement international, par ailleurs très masculin. Aux côtés de Malcom X et Martin Luther King, elle était membre des Black Panthers depuis 1967.

À Prague, depuis janvier 1968, un socialisme à visage humain semblait timidement émerger. Le Parti communiste tchèque reconnaissait "les déformations du socialisme, les erreurs et les crimes du passé". Insuffisamment soulignée dans les commémorations actuelles, cette coïncidence entre l'essor des luttes de libération, la crise de la dictature bureaucratique en URSS et le conflit sino-soviétique était à l'origine de la spécificité des marqueurs idéologiques de la génération de 1968. La pérennité du système soviétique était pour la première fois battue en brèche. En janvier 1968 une manifestation avait rassemblé à Berlin Ouest des dizaines de milliers de jeunes européens.

Mais à la différence des autres, l'insurrection étudiante française allait être l'étincelle qui allait mettre le feu à la plaine sociale, déclenchant la grève générale la plus longue de la société industrielle de l'après-guerre. La grève générale était une conception, une forme de lutte, un mot d'ordre élaborés à la fin du dix-neuvième siècle et au début du vingtième. Jamais depuis 1936 un tel mouvement n'avait vu le jour. Et à cette échelle, la révolte des salariés, la jonction des étudiants avec les ouvriers était sans précédent.

Cette nouveauté sociologique eut des conséquences politiques et culturelles qui résonnent encore aujourd'hui grâce à la beauté et à l'inventivité du graphisme des affiches produites en sérigraphie par l'atelier des Beaux-Arts. "Soutien aux luttes ouvrières", "Vive les occupations d'usines", "A bas les cadences infernales", "Travailleurs français et immigrés tous unis", "Halte à l'expulsion de nos camarades étrangers", "À travail égal, salaire égal", des affiches souvent traduites en espagnol et en portugais. Ces deux mondes qui s'ignoraient auparavant se retrouvaient ensemble. De jeunes ouvriers de Renault Billancourt ou de l'usine Férodo de la zone industrielle d'Amiens, pour ne citer que ces deux exemples, étaient venus dans la cour de la Sorbonne raconter leurs conditions de travail, les semaines de 44h, parfois 46 voire 48 heures.

La contestation se prolongea sur le plan culturel. Le cinéaste Jean-Luc Godard avait interrompu le festival de Cannes en 1968: "Je vous parle solidarité avec les étudiants et les ouvriers, et vous me parlez travellings et gros plans, vous êtes des cons". À Paris, le Théâtre de l'Odéon était occupé, une grande banderole s'étendait sur sa façade: "Étudiants, ouvriers, l'Odéon est ouvert". L'écrivain Maurice Nadeau raconte: "J'étais le premier le matin dans la cour de la Sorbonne pour y vendre La Quinzaine littéraire. Avec Blanchot, Marguerite Duras, Dionys Mascolo, Louis-René des Forêts, on s'est dit: nous n'allons pas rester entre nous comme ça, à quoi ça va servir? Ce qu'il faut c'est aller au-devant des ouvriers. C'était Marguerite Duras qui était au plus près de la base. On a essayé de monter des comités ouvriers étudiants" ("Le chemin de la vie", Ed. Verdier). Les rapports avec les écrivains n'étaient pas toujours sereins, Aragon s'était fait huer, le Parti Communiste était en difficulté depuis la guerre d'Algérie, plusieurs centaines d'étudiants du secteur Lettres de la Sorbonne avaient été exclus de l'Union des étudiants communistes (UEC). Le déclin du PCF allait s'aggraver lors de la reprise du travail imposée par la direction de la CGT après les Accords de Grenelle. La révolte anti-autoritaire chez les étudiants (notamment contre le système mandarinal en médecine) s'accordait avec le rejet, par une jeunesse ouvrière récemment salariée, de l'embrigadement par des petits chefs dans les usines. Le discrédit des institutions traditionnelles était général. Chez les chrétiens aussi, Michel de Certeau et Jean-Marie Domenach soulignaient dans la revue Études "le discrédit de l'institution ecclésiale, magistérielle ou sacramentaire, théologique ou liturgique".

Mai 2018-Mai 1968: quelle différence? Interrogée par Televisa, la télévision mexicaine, j'ai hésité quelques instants. Quelles différences au pluriel, devrait-on dire. Cinquante ans après le monde a basculé. La France s'est fracturée en mille clivages. Seul le féminisme continue sa marche en avant malgré la poussée des intégrismes religieux. Dans la jeunesse, la crainte de l'avenir professionnel et le pessimisme sur la sauvegarde écologique de la planète règnent. "En Italie, la génération qui a succédé à la mienne n'a rien gardé de notre expérience révolutionnaire. Elle l'a refusée en bloc, voire ignorée en bloc" note l'écrivain Erri De Luca. L'aspiration collective à une société plus démocratique et plus juste a été noyée dans les eaux glacées du "tout à l'ego" et du tout marché. Un demi-siècle plus tard, retour du balancier vers la droite extrême.

De quoi désespérer si Mai 1968 ne nous avait pas appris que l'histoire est faite de bifurcations inattendues.