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"Collaborateur" plutôt que "salarié" : ce qu’il y a derrière la novlangue de votre DRH
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Pourquoi votre DRH préfère-t-il le terme de "collaborateur" à celui de "salarié" ?
A l'époque, les journalistes de "Libération" en avaient rigolé sur Twitter. Sur les badges d'accès à leur nouveau lieu de travail, à la case renseignant leur fonction, on pouvait lire le terme de "collaborateur". Pas "journaliste", pas "rédacteur", pas "salarié".
On ne compte plus les tribunes, les articles de la presse spécialisée et les brochures de recrutement qui mentionnent ce terme de "collaborateur", alors qu'à chaque fois il est question d'un ou d'une salarié-e.
Danièle Linhart est sociologue, directrice émérite du laboratoire Genre, travail et mobilités au CNRS. En 2015, elle a publié "la Comédie humaine du travail, de la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale", aux éditions Erès.
Avec elle, on a parlé des chief happiness officers, du mythe de Narcisse et des gens à qui on demande sérieusement de "rendre l'impossible possible" en entretien individuel d'évaluation.
Parlons de novlangue. Le terme auquel on pense spontanément, c’est celui de "collaborateur" (qui figurait sur les nouveaux badges des journalistes de "Libération" quand ils ont emménagé dans leurs nouveaux locaux). Que porte le terme de "salarié" pour qu’on lui préfère celui de "collaborateur" désormais ?
Je crois que ce qui est véhiculé par le terme de "salarié", c’est le concept de subordination que la Cour de Cassation a défini depuis 1996 comme "l'exécution d'un travail sous l'autorité d'un employeur qui le pouvoir de donner des ordres et des directives, d'en contrôler l'exécution et de sanctionner les manquements du subordonné".
A savoir que le lien de subordination du salarié à son employeur est inscrit dans le contrat de travail.
Dans une pratique modernisée du management, cette relation de subordination fait tache, si l’on peut dire. En conséquence, le management reprend un terme dont étaient traditionnellement affublés les cadres (que la direction considérait comme des interlocuteurs aptes à "collaborer" avec elle) pour l’appliquer au reste des employés de l’entreprise. Sous-entendant que tout le monde existe sur le même plan que l’encadrement, que tous les salariés de l’entreprise vivent les conditions d’une égalité.
En réalité, il s’agit donc de faire sauter l’idée même de subordination, au profit de la collaboration qui est censée se faire de plein gré. En pratique, c’est un concept que l’on retrouve notamment dans la rhétorique de l’entreprise libérée où l’on considère chacun comme son propre manager. C’est encore une manière de masquer ou d’invisibiliser ce lien de subordination.
Vous pensez que l’on peut envisager une relation de travail dénuée de subordination ? Cela semble très contre-intuitif.
Ma seule position, en tant que sociologue, c’est de dire que le salariat présente d’énormes avantages en ce que c’est une forme de mise au travail collective. Le salariat, ce sont des droits, des garanties ainsi qu’une forme de protection. Et c’est très important. Le salariat permet aussi des pressions et des mobilisations collectives qui peuvent aboutir à l’amélioration des conditions de travail. Je pense donc que c’est quelque chose de positif.
Néanmoins, il y a une tare dans le salariat. Cette tare, c’est la subordination. On devrait pouvoir repenser l’entreprise sans elle. On pourrait arrêter de considérer que le patronat est l’entreprise : rappelons qu’en 1998, le CNPF (Conseil national du patronat français) est devenu le Medef (Mouvement des entreprises françaises). Symboliquement, ce fut une OPA extraordinaire sur l’entreprise. Les entreprises sont quand même composées des gens qui y travaillent.
Reposer la question du lien de subordination, c’est reposer la question de ce qu’est une entreprise : à qui elle appartient ? à quoi elle sert ? Après tout, le rapport Senard-Notat, rendu le 9 mars dernier à Bruno Le Maire, a rappelé que les entreprises "devaient poursuivre l'intérêt collectif". Cela ne veut-il pas dire qu’il faut repenser la chose ? Si l’on imagine un salariat sans subordination, ça veut dire qu’on imagine que l’entreprise puisse être représentée comme une entité où ses différentes composantes soient parties prenantes des délibérations quant aux modalités d’organisation du travail et surtout, de sa finalité.
Est-ce qu’il est possible de dater l’émergence de la personnalisation de la relation au travail ?
Avant de parler de personnalisation, on peut parler de l’individualisation de la relation au travail. En France, elle date de la deuxième partie des années 1970 et elle est issue de la mise en place d’une politique qui avait été élaborée en contrecoup de Mai-68 par le CNPF [le Conseil national du patronat français, ancêtre du Medef, NDLR].
Il s’agissait de répondre aux aspirations qui s’étaient manifestées au cours des occupations d’usines, etc. et donc de dire : "On va prendre au sérieux les aspirations des ouvriers." Ça passait par une individualisation de leur gestion et une individualisation de l’organisation de leur travail. On a donc vu se mettre en place toute une série de dispositifs (les primes, par exemple) qui sont venus mettre en pièce l’équation :
"A travail égal, salaire égal."
Il s’agissait de mobiliser les qualités de chacun, les reconnaître et les récompenser. En réalité, cela aboutissait surtout à une mise en concurrence systématique entre les ouvriers.
Peu à peu, on a fait un pas de plus vers ce qu’on appelle la personnalisation de la relation au travail. Ce sont les fameux entretiens annuels d’évaluation avec le n+1, dont le but est de fixer des objectifs personnalisés au salarié, mais aussi de procéder à son évaluation. Cela pouvait très bien concerner des opérateurs de chaînes de montage.
Des salariés dont les tâches sont donc a priori peu différenciables ?
Oui, l’idée étant de minimiser le risque d’absentéisme, de donner des pistes d’amélioration ou de promouvoir l’esprit collaboratif. Progressivement, les caractéristiques et les traits de personnalité de l’employé sont venus s’insinuer dans l’évaluation qu’on a pu faire de sa relation au travail.
On a demandé aux salariés de montrer qu’ils avaient de l’inventivité, de la créativité, un certain sens de l’adaptation, qu’ils étaient capables de se remettre en question, de prendre des risques et d’avoir le goût de l’aventure, par exemple.
Dans le langage managérial, c’est le fameux : "sortir de sa zone de confort". Un management qui s’organise autour de vertus comme le courage, l’audace ou l’engagement, plutôt qu’autour de qualifications ou de compétences professionnelles bien identifiées.
D’aucuns ont même parlé de narcissisation de la relation au travail, notamment autour de Vincent de Gaulejac, qui a évoqué une transaction narcissique entre le salarié et sa hiérarchie.
Ce que promettent nombre d’entreprises, si le salarié accepte de se "mettre en danger", c’est de le faire grandir, de l’améliorer. Il y a une focalisation sur des aspirations et fantasmes très personnels de grandeur. La conséquence, c’est que les salariés ne sont plus seulement mis en concurrence les uns avec les autres, ils sont aussi en concurrence avec eux-mêmes. C’est ce fameux moment de l’entretien où on leur dit :
"C’est bien, mais vous n’avez fait qu’atteindre vos objectifs."
En réalité, les performances individuelles sont difficilement objectivables, tout comme le travail réel (tout ce que les gens font indépendamment du travail qui leur est prescrit pour parvenir à justement faire le travail) peine à être pris en compte. Je me souviens d’une manageuse qui disait :
"C’est vrai que j’ai fixé comme objectif à certains de mes subordonnés de rendre l’impossible possible."
Non seulement c’est aberrant mais cela crée les conditions d’une frustration permanente.
A ce titre, comment analysez-vous l’arrivée des chief happiness officers en entreprise, chargés spécifiquement du bien-être et du bonheur des salariés sur leur lieu de travail ?
Comme une incursion du management dans l'intimité des salariés. Ces responsables du bonheur entretiennent une pseudo-bienveillance à l’égard des salariés, et cela traduit une chose : le management prétend prendre en considération ses salariés en se focalisant sur leurs dimensions spécifiquement humaines (leurs aspirations, leurs rêves, leurs fantasmes, leurs peurs) alors qu'il nie leurs compétences et les savoirs qui leur donnent le droit d’avoir un point de vue argumenté sur la manière dont ils devraient eux-mêmes travailler.
On les disqualifie en tant que professionnels tout en les magnifiant en tant que personnes.
Qu’est-ce que cette forme de management vient neutraliser, dans les faits ?
Le savoir, la compétence, l’expérience, ce sont des ressources qui ont toujours fait peur aux employeurs. Taylor, par exemple, a tout de suite compris que le savoir était le pouvoir. Toute l’intelligence taylorienne a alors été d’éclater les métiers en tâches élémentaires. D’exproprier les ouvriers de leurs métiers, de leurs savoirs, de leurs connaissances et de leur expérience. Le but étant de transférer le savoir des ateliers vers l’employeur et ses bureaux.
Le savoir tel que vous le conceptualisez est constitué de quel type de données, concrètement ?
En fait, c’est l’histoire d’un basculement. A l’époque où Taylor officiait, il existait des ouvriers de métier. Quand quelqu’un voulait ouvrir un business, il embauchait des ouvriers de métier qui, eux-mêmes, recrutaient des compagnons. Ensemble, ils définissaient l’organisation de leur travail. Le patron était dépendant d’eux parce qu’il ne disposait pas de leur savoir-faire.
C’est ce que Taylor a trouvé épouvantable : les ouvriers pratiquaient la flânerie systématique, le patron ne pouvait pas intervenir contre cela parce qu’il ne disposait pas du savoir-faire de ses ouvriers, il ne pouvait donc rien imposer. Taylor s’est dit qu’il fallait sortir de ça. Il a inventé l’organisation dite scientifique du travail pour faire en sorte que le savoir expert soit du côté de l’employeur.
C’est la même logique qui s’applique aujourd’hui : les directions prétendent qu’elles sont les seules à disposer des savoirs experts pour diriger les entreprises dans le cadre de la globalisation. Elles disent qu’elles paient les meilleurs experts des plus grands cabinets internationaux pour organiser le travail, mais cela se fait sur la base d'un savoir abstrait, déconnecté des réalités du travail concret.
Pour récuser l’expertise de la base, les savoirs experts des professionnels, le management s’est engouffré dans une politique de changement permanent qui met en obsolescence l’expérience des salariés. On leur dit : "Vous pensez que vous savez, mais en fait, on ne fait plus comme ça." Il y a ainsi d’un côté la personnalisation de la relation au travail et de l’autre une déprofessionnalisation constante.