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La Havane et ses organoponicos

Cuba

Lien publiée le 6 juin 2018

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.contretemps.eu/havane-organoponicos/

De l’embargo américain à l’expansion néolibérale : une transition géopolitique et urbaine en marche ? Telle est la question posée par les géographes Pierre Ginet et Chloé Béguin à partir d’une étude circonstanciée des organoponicos de La Havane. « Forme spatiale archétypale de l’agriculture écologique cubaine », ces exploitations maraîchères urbaines s’exposent en effet aujourd’hui, entre résistance et capitulation, à la marchandisation touristique.

Introduction

L’embargo américain qui frappe depuis 1962 La Havane, puis la disparition de l’aide soviétique à Cuba, ont profondément transformé l’organisation spatiale et le métabolisme de la capitale cubaine. Par l’adaptation de son territoire à une économie de la pénurie, elle a fait la démonstration de la capacité de résilience alimentaire d’une métropole mondiale. Elle constitue un cas d’école pour un développement durable inventé, expérimenté et éprouvé sous la pression de la nécessité, avant sa conceptualisation par l’Occident dans une perspective souvent marchande. Cette dynamique originale se traduit par une agriculture urbaine organisée autour d’une centaine d’organoponicos. Ces derniers constituent une forme spatiale archétypale de l’agriculture écologique cubaine, au service d’une exploitation agricole intensive des interstices urbains, imaginée à La Havane dans ce contexte d’embargo. L’organoponico est à la fois un marqueur et un outil de l’évolution de la morphologie urbaine et du métabolisme alimentaire de cette ville ainsi qu’un révélateur de logiques géopolitiques d’échelon global. Peu de recherches se sont attachées à décrire le modèle cubain en termes de développement durable et local et à en analyser la portée géopolitique. Nous prenons pour cela appui ici sur les résultats d’un séjour de recherche doctorale effectué à La Havane de novembre 2016 à mai 2017 au cours duquel des enquêtes et interviews (consommateurs, producteurs, gestionnaires) ont été réalisées, et des documents de planification et d’urbanisme analysés. Ces premiers résultats sont analysés dans la perspective géopolitique qui est la nôtre (Ginet, 2016 ; Ginet, 2017).

I. Les organoponicos de La Havane

1. Définition, enjeux et terrain d’étude

« Organoponie » (organoponico en espagnol), vient du grec « organo », relatif au vivant, et « ponos », travail. Les organoponicos, originaires de Cuba, sont des exploitations maraîchères urbaines juxtaposant un nombre variable de parcelles longues de quelques dizaines de mètres, et larges de trente à soixante centimètres. Ces parcelles, surélevées par rapport au sol, autorisent la culture sur terrain pollué. Chaque parcelle est entourée d’un muret, puis remplie de terre et progressivement enrichie en matière organique.

Une définition de 2005, alignée sur celle donnée par le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD, 1996), conceptualise cette forme d’agriculture, comme « la production d’aliments dans un périmètre urbain et péri-urbain appliquant des pratiques intensives, en prenant en compte l’inter-corrélation hommes-cultures-animaux-environnement et les installations de l’infrastructure urbanistique qui facilitent la stabilité de la main d’œuvre et la production diversifiée de cultures et d’animaux durant toute l’année, basé sur la gestion durable qui permet le recyclage des déchets » (Rodriguez, 2005).

De par sa situation insulaire et la persistance de son régime communiste, Cuba a su préserver de nombreuses spécificités culturelles, sociales et économiques, sous la forme d’un modèle de développement distinct du modèle capitaliste en expansion. En 2006, le World Wildlife Found (WWF) qualifie Cuba de « seul pays répondant aux critères du développement durable » (WWF, 2006). Pour les Nations Unies, en 2007, Cuba est « seul Pays en Voie de Développement à avoir atteint les objectifs du millénaire en termes de droit à l’alimentation » (Nations Unies, 2010). Selon la Food and Agriculture Organization (FAO, 2016), Cuba est l’un des pays les plus performant dans la réalisation des « Objectifs du millénaire pour le Développement ». Or peu de travaux scientifiques ont étudié le modèle cubain de développement durable et local. De nombreuses initiatives locales existent pourtant sur l’île et attestent de la capacité de résilience du pays, manifeste dans le domaine de l’agriculture urbaine, « une agriculture pratiquée et vécue dans une agglomération par des agriculteurs et des habitants aux échelles de la vie quotidienne et du territoire d’application de la régulation urbaine » (Nahmias, Le Caro, 2012), au cœur des enjeux du développement durable. Outre un reflet de la résilience urbaine, l’agriculture urbaine de La Havane soulève la question de son devenir, de sa transposition à d’autres espaces urbains de la planète, et surtout, de sa dissolution probable dans le capitalisme conquérant du « monde de Davos » (Ginet, 2016 ; Ginet, 2017).

Les résultats de cet article sont le fruit de la collecte de données, d’enquêtes et d’entretiens (travailleur-se-s des organoponicos, habitant-e-s, consommateur-trice-s, gestionnaires administratif-ve-s) menés à La Havane de novembre 2016 à mai 2017 dans cinq organoponicos (OP) : l’OP « 1ro de Julio », dans le municipio Cerro ; l’OP de « Alto rendimiento », et l’OP « 5ta y 44 », dans le municipio Playa ; l’OP de « La Sazon », et l’OP « 5to Congreso », dans le municipio Plaza de la Revolución.

Organoponico « La Sazon » à La Havane (Béguin, 2017)

2. De la création à l’institutionnalisation des organoponicos

Les organoponicos apparaissent à Cuba au début des années 1990, suite à la chute de l’Union Soviétique qui marque l’entrée dans la « Période Spéciale ». Les pénuries se multiplient, notamment dans le domaine alimentaire. L’agriculture manque de carburant, d’engrais chimiques et de pesticides. Des citadins, devenus « parceleros », apprennent à produire leur nourriture autrement, dans des petites exploitations agricoles et des milliers de petits jardins au travers des villes, aménagés sur des terrains vagues, d’anciens parkings, des chantiers de constructions à l’abandon et parfois sur des espaces entre les routes. Cette culture, surtout dédiée à la production de légumes frais, est de facto écologique. Au départ, les rendements sont faibles. Les plus productifs prennent la forme d’organoponicos. Constatant que ce système fonctionne, le gouvernement décide d’en assurer la supervision et fixe des objectifs :

  • Diffusion à l’ensemble du pays ;
  • Correspondance entre production planifiée et nombre d’habitant-e-s de chaque secteur ;
  • Usage intensif de la matière organique et contrôles qualitatif des sols et substrats ;
  • Recensement et utilisation des terrains disponibles ;
  • Contribution pluridisciplinaire des sciences et techniques ;
  • Approvisionnement permanent en produits frais, garantissant une production quotidienne supérieure à 300g par personne de légumes et de protéines animales ;
  • Maximalisation de l’utilisation du potentiel humain pour la production d’aliments.

29 sous-programmes (en élevage, culture et aide à la production) doivent rationaliser cette activité également considérée par le gouvernement comme facteur de développement communautaire durable.

À La Havane, la production agricole s’inscrit depuis 2011 dans deux programmes nationaux, l’un pour l’agriculture urbaine, l’autre pour l’agriculture péri-urbaine. Des délégations et sous-délégations provinciales de l’agriculture, ainsi que des délégations municipales sont créées. La Havane compte une délégation provinciale, sept sous-provinciales et quinze municipales adossées aux quinze « municipios » qui composent la géographie administrative de l’agglomération. La gestion des organoponicos dépend de ce système gigogne.

Les organoponicos dans la Province de La Havane (Béguin, 2017)

Le gouvernement introduit des mesures de promotion de l’agriculture urbaine :

  • Il autorise la cession en usufruit des terres situées dans les espaces libres pour les destiner à l’agriculture en encourageant la participation des femmes et des jeunes.
  • Prise en compte de la production agricole dans le Plan Stratégique de la Ville, qui autorise la pratique de l’agriculture dans les zones où aucun développement urbain n’est planifié, et dans le « Plan d’Urbanisme et d’Aménagement Urbain » de 2000, révisé en 2013, qui autorise l’agriculture dans les zones périphériques.
  • L’agriculture urbaine et péri-urbaine est soutenue par un Conseil Consultatif Technique qui représente onze centres de recherche agricole, un réseau de magasins agricoles, des fermes municipales de semences, des centres de traitement de la matière organique, des cliniques vétérinaires et l’École Supérieure d’Agriculture Urbaine et Périurbaine. Ce Conseil coordonne la formation des producteur-trice-s et contribue à l’introduction de nouvelles technologies, variétés de culture et races animales.

3. Enjeux socio-politiques et alimentaires soulevés par les organoponicos

Cohésion sociale par l’emploi et la distribution de la production

Le mode de fonctionnement des organoponicos rapproche consommateur-trice-s urbain-e-s et producteur-trice-s agricoles. Sur les 96 organoponicos recensés en 2016 (170 ha), et les 785 travailleur-se-s de La Havane, un quart (194) sont des femmes, qui travaillent souvent dans les points de vente ou en tant que cuisinière. Quant à l’âge des travailleur-se-s, plus de 71 % ont entre 35 et 65 ans, 9 % plus de 65 ans, et moins de 20 % ont moins de 35 ans. La moitié des travailleur-se-s a plus de 50 ans. Cette population vieillissante interroge l’avenir des organoponicos dans un contexte marqué par le manque d’attrait du métier chez les jeunes. Les travailleur-se-s possèdent essentiellement un niveau de formation lycée (41 %) ou collège (40 %) et très peu possèdent une formation en relation directe avec le travail dans les organoponicos. La plupart avaient déjà travaillé la terre de façon traditionnelle, et passé leur enfance à la campagne. Tous ont dû se former aux principes écologiques.

Point de vente de l’organoponico « 1ro de Julio » (Beguin, 2017)

Dans les organoponicos, les travailleur-se-s perçoivent un salaire fixe, et des primes de production. Le revenu moyen des travailleurs des organoponicos étudiés ici, est de 1 500 pesos par mois (60€). Un salaire supérieur au salaire moyen des fonctionnaires d’État, compris entre 500 (20€) et 1000 (40€) pesos, ces derniers représentant en 2013, 78 % des travailleurs Cubains. Autre avantage, en nature cette fois, la plupart des travailleur-se-s peuvent ramener chez eux/elles, gratuitement, une quantité de légumes pour leur propre consommation. Enfin, si les organoponicos ne peuvent pas vendre au-delà d’un prix fixé par l’État, les légumes restent chers : une laitue coûte jusqu’à dix pesos, soit 2 % du salaire d’un-e Cubain-e gagnant 500 pesos mensuels.

Les organoponicos représentent une source d’emploi direct pour 785 personnes. Le nombre de travailleur-se-s est proportionnel au nombre d’organoponicos et à leur superficie. Le nombre minimal de travailleur-se-s, manuels, est de deux par organoponico. La Province qui compte le plus de travailleur-se-s est Habana del Este, avec 242 personnes. Il faut ajouter à ces travailleurs, l’emploi indirect qu’ils génèrent. Les légumes frais sont vendus dans des points de vente dédiés, et par de nombreux vendeur-se-s de rue. Le nombre d’emplois induits en 2016 est selon nous compris à trois ou quatre fois le nombre de travailleur-se-s employé-e-s dans les organoponicos, soit 2 500 à 3 000 personnes à La Havane, pour un total de 20 000 emplois dans l’agriculture urbaine à La Havane (Gomez, 2001) selon la dernière estimation disponible.

Des pratiques alimentaires marquées par le rationnement

Depuis 1963, un livret d’approvisionnement, la « libreta », permet aux Cubain-e-s d’accéder aux produits alimentaires essentiels (la « canasta basica »). La libreta constitue un soutien important à l’économie familiale. Chaque mois, toute personne a le droit d’acheter à moindre prix du riz, des haricots ou pois, du sucre, de l’huile, des œufs, du pain, du sel ou encore des allumettes. Pour certaines catégories de personnes (femmes enceintes, personnes âgées, enfants, malades, etc.), des aliments sont ajoutés aux produits de base. Il convient de noter que les légumes ne font pas partie des rations de base des Cubain-e-s figurant dans la libreta. Dès l’entrée dans la « Période Spéciale », les importations cubaines chutent de 8,1 milliards de dollars en 1989, à 1,7 en 1993. La situation alimentaire devient critique. Le contenu calorique de la canasta passe de 2 885 calories en 1989 à 2 310 en 1994. Le marché noir se développe. Pour y faire face, l’État s’ouvre à l’investissement étranger et au tourisme international. L’illusion entretenue d’une économie du tourisme au secours de La Havane se diffuse. Ce secteur ne tarde pas à devenir le premier secteur économique de l’île et de sa capitale. Les entrées monétaires touristiques passent de 4 % en 1990, à 40 % en 2000.

Souveraineté, sécurité et autonomie alimentaire

Le droit à l’alimentation est reconnu en 1948 par la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (DUDH). La sécurité alimentaire, pour le Conseil Alimentaire Mondial, « existe lorsque tous les êtres humains ont, à tout moment, la possibilité physique, sociale et économique de se procurer une nourriture suffisante, saine et nutritive leur permettant de satisfaire leurs besoins et préférences alimentaires pour mener une vie saine et active ». Une priorité nationale depuis la Révolution de 1959. Jusque 1991, Cuba dépend des importations soviétiques. La chute de l’URSS provoque une baisse dramatique de la production agricole. La richesse des sols cubains permettrait à l’île de produire une quantité importante de denrées alimentaire. Or moins de la moitié des terres agricoles est cultivée : l’agriculture urbaine et les organoponicos sauvent en partie la situation, notamment en matière de culture maraîchère. La notion de souveraineté alimentaire est quant à elle un concept développé en 1996, lors du sommet de l’alimentation de la FAO. Il traite du droit des populations, de leurs États ou Unions, à définir leur politique agricole et alimentaire, sans porter préjudices à des pays tiers ; une piqûre de rappel implicite, un demi-siècle après la DUDH, à l’adresse de l’agriculture productiviste et minière du « monde de Davos ». La priorité est donnée à la production locale pour nourrir la population, et d’abord éradiquer la faim et la malnutrition. Bien que prioritaire, cette souveraineté alimentaire est difficile à mettre en œuvre. En 2008, la production cubaine d’aliments fournit seulement 40 % des calories nécessaires (Nova Gonzalez, 2010). Plus de 70 % des légumes frais de cycles courts consommés à La Havane proviennent de l’agriculture urbaine et des organoponicos, qui jouent encore un rôle clef dans la diffusion d’un régime alimentaire plus équilibré à Cuba. En 2001, la Province de La Havane produisait 137 000 tonnes de légumes sur 1 261 hectares, soit 100 tonnes par hectare et par an (Granma, 2001). Sur cet ensemble, 34 000 tonnes étaient produites dans les 170 hectares des 96 organoponicos de La Havane soit 200 tonnes par hectare et par an. Avec leur productivité double, les organoponicosreprésentaient 13 % de la surface cultivée de La Havane, mais un quart de la production totale de légumes.

Instrument de justice sociale

La production de certains organoponicos est destinée à la consommation sociale. Ainsi, dans l’OP 1ro de Julio, plus de la moitié des légumes sont dédiés à deux hôpitaux, une école et une crèche. Le reste est vendu dans le point de vente local. De façon générale, la plupart des hôpitaux, écoles, crèches et prisons reçoivent leurs légumes frais d’organoponicos, voire en possèdent dans leur propre enceinte (à l’instar des prisons). Les organoponicos sont des lieux de mixité et de (re)sociabilisation pour les personnes vulnérables. Enfin les organoponicos proposent obligatoirement dans leurs points de vente un minimum de douze variétés de fruits et légumes. L’équilibre du régime alimentaire havanais, qui tend à s’aligner sur le modèle américain, constitue un enjeu de santé publique auquel les organoponicosapportent également une réponse.

II. Vers une mutation de La Havane en métropole néolibérale ?

1. La Havane, de la durabilité écologique à la marchandisation touristique

La planification urbaine débute à La Havane en 1918 avec des propositions haussmanniennes peu suivies d’effets. Un nouveau plan, inspiré de la Charte d’Athènes est élaboré en 1944. Le parc zoologique, le parc forestier Metropolitano et de nombreux petits parcs et jardins distribués dans toute la ville datent de cette époque. En 1955, Batista promulgue la Ley de Planificacion Nacional, qui doit ouvrir La Havane au tourisme international, spécialement états-unien. Elle n’a pas le temps d’être mise en œuvre. En 1959, Batista est renversé, et le nouveau gouvernement se retrouve face à une ville confrontée à une expansion anarchique. Les années 1960 est celle de la réorganisation de l’économie et de la socialisation des moyens de production. L’urbanisme havanais est relégué au second plan. Le développement de La Havane doit même être freiné. En 1960, la Ley de Reforma Urbana met fin à la spéculation immobilière ; la propriété privée est abolie. Mais le manque de logements alors que la population havanaise croit fortement, contraint le gouvernement à miser sur le développement agricole et industriel urbain comme source de revenus lui permettant ensuite, de façon hypothétique, de s’attaquer à cette problématique. Le soutien au développement agricole dans l’aire métropolitaine est expérimenté avec le Plan Cordon de 1967. Cette symbiose ville-campagne doit favoriser l’affirmation d’une conscience sociale autour du travail agricole. Nolens volens, de 1959 aux années 1990, La Havane inscrit son développement dans un projet de métropole verte, bâti sur les principes de ce que l’on ne nommait pas encore « développement durable ». Depuis, la ville a perdu sa base agricole et industrielle et s’est orientée vers l’économie touristique. De nombreuses terres sont proposées en usufruit aux agriculteurs, différentes formes d’association État-capitaux étrangers sont créées, de nouveaux équipements et infrastructures sont construits, et le droit du travail est aménagé pour faciliter l’ouverture au tourisme. Cuba et La Havane dépendent désormais de cette économie du tourisme international. Le chantier de rénovation de la vieille ville est entrepris, notamment avec le Plan Maestro, plan stratégique de réhabilitation et de développement de la vieille ville. La forme urbaine et le métabolisme havanais changent de façon visible. L’assouplissement des relations diplomatiques avec les États-Unis intervient dans un contexte de fragilisation idéologique du système politique cubain.

2. Vers une « normalisation » de La Havane ?

Le 16 avril 1961, la tentative ratée d’attaque de Cuba par les États-Unis entraîne Fidel Castro a se rapprocher de l’URSS, seule en mesure de l’aider à résister. Sans cette aide, une invasion américaine se serait probablement produite pour instaurer la « démocratie », la « liberté » et les « Droits de l’Homme » (Harvey, 2005), et étendre l’« espace (« prétendument » ndlr) légitime » (Lévy, 1994) du « monde de Davos », incarné dans la puissance américaine et comme les États-Unis ont pris l’habitude de le faire (Harvey, 2005) ou de tenter de le faire en Amérique du sud, au Vietnam, en Irak, en Afghanistan, et de manière générale dans l’ensemble des pays et nations du monde où leurs « élites » ne sont pas encore parvenues à assurer une prise de contrôle idéologique et financière totale sur les ressources de ces espaces. Autrement dit, Cuba aurait été normalisée, la notion de normalisation pouvant désigner l’alignement (puis le contrôle) de tout espace et de toute société périphérique sur le modèle capitaliste et américano-centré du « monde de Davos ». Un tel scénario verra sans doute le recyclage des organoponicos, devenus aberrations fonctionnelles et financières au regard de l’opportunité foncière qu’ils représentent dans la logique d’un développement urbain capitalistique (Béguin, Ginet, 2016). À moins que leur exploitation soit « ubérisée », et les bénéfices engendrés, captés par des actionnaires qui en réinvestiront une infime partie dans des opérations caritatives ou humanitaires médiatisées et dans le greenwashing… La Havane, future tête de pont métropolitaine et capitaliste des Antilles (Béguin, Ginet, 2016) ?

Un organoponico avant… et après la probable néolibéralisation à venir ? (Béguin, Ginet, 2016)

3. Résistance cubaine au modèle néolibéral ou capitulation soft ?

Depuis les années 2000 et la reprise du pouvoir par Raul Castro, la coopération avec l’Union Européenne s’est rétablie (2008) tandis que les relations avec les États-Unis se sont adoucies lors de l’arrivée d’Obama à la présidence, et demeurent sans vagues après l’arrivée au pouvoir de Trump. Cependant, malgré de nombreux changements dans l’île, la situation des Cubain-e-s demeure insatisfaisante. Les salaires restent bas et les prix exorbitants. La majorité du salaire cubain est dépensé dans la nourriture. L’année 2017 voit les restrictions s’accroître car l’État cubain commence à rembourser sa dette pour accéder aux crédits internationaux. Le pays entre un peu plus, par ce mécanisme, dans la dépendance au système bancaire et financier de ce que nous avons appelé le « monde de Davos » (Ginet, 2016 ; Ginet, 2017). Il s’agit désormais de savoir dans quels domaines le Gouvernement va investir, si c’est pour le bien de la communauté entière ou si ces investissements profiteront seulement aux structures économique du pays, c’est à dire aux grandes entités aujourd’hui étatiques, mais demain privées. Cuba entrerait alors dans le concert des « pays occidentaux » dans lesquels la liberté de la personne est de facto d’abord celle des personnes morales de droit privé que sont les firmes transnationales et les banques, capables désormais d’ester en justice contre les États eux-mêmes. Peut-être des Cubains, encore membres du parti, sont-ils déjà positionnés autour de cette option-là ?

Conclusion

La ville de La Havane a démontré sa capacité de résilience. Le blocus a conduit à l’émergence d’un modèle inédit d’agriculture urbaine qui perdure depuis un demi-siècle. Ce modèle fait face aujourd’hui à l’ouverture forcée de Cuba au monde capitaliste. Les organoponicos conservent un rôle important sur de nombreux plans, mais donnent déjà l’apparence d’appartenir à un monde ancien, bousculé par la logique de « disneylandisation » (Brunel, 2006) et de muséification en cours du territoire havanais. Les organoponicos sont impliqués dans cette transition, qui fait d’eux, désormais, les témoins voire les victimes du combat sans quartier de deux idéologies que tout oppose. Ils sont aussi, d’un point de vue scientifique, des indicateurs pertinents de la mutation géopolitique et spatiale en cours, et le resteront jusqu’à leur digestion complète dans une Havane devenue la Miami des Caraïbes. Dans le contexte actuel, le scénario du maintien voire de l’accentuation de la dimension vertueuse du modèle havanais, l’orientant vers une agriculture urbaine véritablement écologique, au prix d’une marchandisation régulée, faisant de lui une vitrine et une opportunité de transfert à d’autres espaces (européens en particulier), apparaît illusoire. Les évolutions économiques, politiques et urbaines en cours laissent penser que le modèle néolibéral à déjà gagné, ici aussi.

Article achevé de rédiger en décembre 2017.

Bibliographie

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