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L’habitus pour les nuls : plonger dans un lycée élitiste pour comprendre (enfin) de quoi parlait Bourdieu

Lien publiée le 7 juin 2018

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://www.franceculture.fr/sociologie/lhabitus-pour-les-nuls

Si la notion d'habitus vous a souvent intimidé ou collé la migraine quand on cite Bourdieu ou même Durkheim, découvrez le documentaire de Julie Gavras au lycée parisien Victor Duruy, qui donne à voir des réussites scolaires ou des façons de parler comme des héritages limpides.

Montage du film de Julie Gavras "Les bonnes conditions"

Montage du film de Julie Gavras "Les bonnes conditions"• Crédits : KG Productions / Zadig production / Arte France

Le lycée Victor Duruy est le seul lycée public de tout le septième arrondissement de Paris, épicentre des beaux quartiers dans la capitale. Situé boulevard des Invalides, “Duruy” abrite un collège et un lycée (dont des classes prépa aux grandes écoles), soit 1850 élèves qui partagent avec le musée Rodin ses jardins - un parc de 6500 m2 en plein cœur de Paris.

L’établissement est réputé excellent, notamment par le profil sociologique de ses ouailles, issues principalement du VIIe, du XVe et du XVIe arrondissement de Paris. Les débouchés des élèves ne dépareillent pas et le lycée affiche “entre 96% et 99% de réussite au bac” sur son site web où l’on vante aussi le quartier :

Situés dans un quartier solennel, élégant et sûr, le lycée et le collège Victor Duruy occupent les locaux d'une ancienne institution d'éducation pour jeunes filles qui fonctionna de 1820 à 1905 et était rattachée au couvent alors installé dans l'actuel musée Rodin.

En 2003, près de vingt ans après être passée entre ces murs, la réalisatrice Julie Gavras a entamé un très long projet documentaire dont on peut découvrir le résultat sur Arte jusqu’au 15 juillet. Le film porte le très beau titre Les Bonnes conditions. Gavras a suivi huit élèves qui entraient en classe de seconde cette année 2003. Ils ont seize ans, ils s’appellent Clotilde, Raphaël, Victor ou Constance. Ils sont blancs, fils et filles de directeur financier, de médecin, de journaliste.

Chaque année, pendant treize ans, Julie Gavras ira à leur rencontre avec la complicité de leur prof d’histoire-géo de seconde. La dernière rencontre avec cette cohorte a lieu en 2016, à la veille de leurs trente ans, alors qu’ils sont tous entrés dans la vie active. 

A la réalisatrice, les élèves racontent leurs attentes, leur confort, leurs craintes, et surtout beaucoup de pression. Une pression qui tient dans ce qu’on attend de ces héritiers, à commencer par le fait qu’ils tiennent leur rang. Des huit adolescents suivis depuis quinze ans, une bonne moitié au moins se révèle d’une grande lucidité à ce propos. Leur discours est parfois glaçant, possiblement agaçant, mais au fur et à mesure que le film se déploie et que les élèves grandissent, beaucoup se révèlent attachants. 

Sans voix off ou discours qui viendrait surligner un propos, la réalisatrice nous offre une monographie impressionniste de cette jeunesse dorée plutôt douée à l'école, année après année. Ce documentaire est loin d’être un petit précis de sociologie. Et l’on n’a pas toutes les clefs sur la méthodologie de la réalisatrice : on ignore ses questions, le pourquoi du casting de ces huit-là, comment ils se sont laissés convaincre, ou encore la durée des entretiens dont seuls des extraits sont montés pour atteindre 1 h 26 au total sur près de quinze ans.

Parole rare et lumière sociologique

Il n’empêche que ce film parfaitement accessible offre davantage que la possibilité, précieuse, de plonger dans une parole qui se fait rare - dans les médias comme dans les travaux en sciences sociales, pas vraiment fécondes en recherches sur les riches. Il fournit une bonne occasion de redécouvrir le concept sociologique de l’habitus.

Souvent obscur pour qui n’a pas empilé les années de sociologie (ou qui souffrirait d'amnésie académique), le concept d’habitus s’éclaire très facilement à la lumière de ce documentaire qui est un bon outil pour le comprendre. Le terme vous évoque surtout des souvenirs de migraine à la lecture de Pierre Bourdieu ? Bourdieu définit ainsi l’habitus dans Esquisse d'une théorie de la pratique :

L'habitus est le produit du travail d'inculcation et d'appropriation nécessaire pour que ces produits de l'histoire collective que sont les structures objectives (e. g. de la langue, de l'économie, etc) parviennent à se reproduire, sous la forme de dispositions durables, dans tous les organismes (que l'on peut, si l'on veut, appeler individus) durablement soumis aux mêmes conditionnements, donc placés dans les mêmes conditions matérielles d'existences.

Dans les archives de France Culture, le sociologue était revenu sur ce concept dans le quatrième épisode de la série "A voix nue" qui lui était consacrée en 1988. Bourdieu se défendait notamment d’enfermer des destins singuliers dans un déterminisme à tout crin :

Selon l’habitus que j’ai, je verrai ou je ne verrai pas certaines choses dans la même situation et voyant ou ne voyant pas cette chose, je serai incité par mon habitus à faire ou à ne pas faire certaines choses. L’habitus ce n’est pas un destin, un fatum, comme on me le fait dire, c’est un système de disposition ouvert qui va être constamment soumis à des expériences et transformé par ces expériences. Cela dit, je vais tout de suite corriger… Il existe une probabilité que les expériences confirmeront l’habitus, autrement dit que les gens auront des expériences conformes aux expériences qui ont formé leur habitus.

à lire  Pierre Bourdieu : "L'habitus, ce n'est pas le destin, le fatum"

Manières de voir, sentir, agir...

En passant par Durkheim, qui utilisera le terme pour la première fois dans L'Évolution pédagogique en France, l’habitus devient plus simplement “manières de voir, de sentir et d’agir” incorporées, acquises. C’est-à-dire qu’en lâchant tranquillement "J'ai mon appart, mon cheval, mon job, bon voilà", Clotilde est structurée par la classe sociale à laquelle elle appartient : cette appartenance implique un ensemble de règles, de conduites, ou encore des valeurs qui sont partagées par le groupe, et relayées par la socialisation. 

A Victor-Duruy, les élèves partageant pour la plupart des origines sociales proches, ils relayeront ces valeurs, ces manières et ces façons d’être ne serait-ce qu’en devenant amis les uns avec les autres. C'est en fréquentant leurs familles comme leurs congénères que Victor, Constance ou Raphaël acquièrent une manière de penser, ou de se comporter. Souvent, ça implique un bac mention bien ou très bien, mais aussi des aspirations, une gestuelle, des jugements.

Le groupe les modèle, même si le film est loin de montrer des trajectoires rectilignes au-delà d'un bac facile à avoir. Marie rêve de vivre de la musique, et déroge à ce qu'on a prévu pour elle, en l'occurrence une classe prépa... mais ses parents lui offrent un appart - "une parcelle sur le terrain de la maison familiale" - qui la met relativement à l'abri malgré les aléas de la vie bohème. Christophe se disait "conservateur" du temps où il allait au catéchisme à 16 ans et étrillait les étudiants qui manifestaient contre le CPE, "ces moutons de Panurge"... pour finalement confier qu'il hésite entre plusieurs mondes, une fois passé le barreau pour devenir avocat.

Chez Durkheim comme chez Bourdieu, tout ceci est le plus souvent inconscient, ou en tous cas impensé. L’habitus s’incorpore en quelque sorte à l’insu de l’intéressé qui intériorise tout cela et agit en relation avec sa classe sociale sans se regarder. Or ce qui frappe, chez plusieurs des jeunes rencontrés par Julie Gavras, c’est un regard réflexif qui se révèle parfois très aigu. Ils sont ainsi plusieurs à commenter les attentes de leur milieu, ses implicites et ses codes. Marie, par exemple, balance entre musique et assignation bourgeoise :

Au fil de sa carrière, Bourdieu utilisera de moins en moins l'habitus mais affinera l’approche à partir d'autres notions : comme "l’ethos" et "l’hexis". En 1978, il explique cela à l’université de Genève, dans une conférence publiée plus tard dans le recueil Questions de sociologie :

La notion d'habitus englobe la notion d'ethos, c'est pourquoi j'emploie de moins en moins cette notion. Les principes pratiques de classement qui sont constitutifs de l'habitus sont indissociablement logiques et axiologiques, théoriques et pratiques (dès que nous disons blanc ou noir, nous disons bien ou mal). La logique pratique étant tournée vers la pratique, elle engage inévitablement des valeurs. C'est pourquoi j'ai abandonné la distinction à laquelle j'ai dû recourir une fois ou deux, entre eidos comme système de schèmes logiques et ethos comme système des schèmes pratiques, axiologiques (et cela d'autant plus qu'en compartimentant l'habitus en dimensions, ethos, eidos, hexis, on risque de renforcer la vision réaliste qui porte à penser en termes d'instances séparées). En outre, tous les principes de choix sont incorporés, devenus postures, dispositions du corps : les valeurs sont des gestes, des manières de se tenir debout, de marcher, de parler. La force de l'ethos, c'est que c'est une morale devenue hexis, geste, posture.

Regard lucide et analyse cristalline

Vous voilà de nouveau perdu ? Pas de panique : il est ici plus précisément question d’une incorporation des codes qui irrigue jusque dans la gestuelle. Dans le langage commun, on pourrait grosso modo appeler tout cela du conditionnement. Mais les concepts de la sociologie "habitus", "hexis" ou "ethos" sont finalement des outils pour raffiner le raisonnement.

Sous la caméra décidément très éclairante de Julie Gavras, Victoria raconte par exemple à 25 ans passés qu’elle a été élevée pour agir et réagir en tant que femme bourgeoise, en fonction de ce qu’on attendait d’une femme bourgeoise. Si bien qu’elle observe avec lucidité qu’elle agit, finalement... en femme bourgeoise, par exemple lorsqu'elle rougit ou peine à s’imposer dans la discussion. Comme si son milieu lui avait fait une injonction tacite qu’elle avait complètement digérée au point d’être "agie" par elle. "Agie", c’est-à-dire qu’elle est sujet mais pas complètement maîtresse de sa façon d’être. Et d’ailleurs on perçoit à mesure que le documentaire défile combien Victoria a pu en souffrir en dépit du confort de son milieu :

D'autres traces de l'ethos sont moins explicites mais racontent une part de déterminisme qui infuse dans le langage ou les mimiques. C'est par exemple cette élève de première qui a ce petit rictus qui fait parler avec le menton rentré dans le cou mais les lèvres en avant, un peu à la façon Giscard lorsqu'elle dit : "_L_e mardi, c'est 7 heures et j'ai cours à 8 heures... c'est toujours très symppppa" - le tout s'achevant sur un petit sourire ironique, du genre pas dupe. C'est par ce témoignage de Clotilde que démarre le film. Une manière efficace de planter l'idée que la confiance en soi s'hérite aussi même si l'héritage ne fait pas toujours la confiance en soi :

Et pour aller plus loin, c'est l'occasion de (re)découvrir Emile Durkheim avec la série "Avoir raison avec Emile Durkheim" par Guillaume Erner, à l'été 2017 sur France Culture :

en savoir plus  Avoir raison avec Emile Durkheim

"Les Bonnes conditions", sur Arte jusqu'au 15 juillet 2018, un film de Julie Gavras, 86 minutes.