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Benoit Borrits: "L’économie des communs s’inscrit dans une société de liberté"
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Chercheur militant et essayiste, Benoît Borrits s’est spécialisé sur les coopératives, dans lesquelles il perçoit une alternative possible au capitalisme. En 2015, il publie « Coopératives contre capitalisme » (Syllepse), avant de récidiver en 2017 avec « Travailler autrement : les coopératives » (éditions du Détour). Il est par ailleurs animateur de l’association Autogestion. Il vient de sortir « Au-delà de la propriété : pour une économie des communs », aux éditions La Découverte, préfacé par Pierre Dardot, un des grands spécialistes de la question des communs. Il revient avec nous sur cet ouvrage et sur ses solutions pour sortir du dilemme entre économie de marché et étatisation.
La question de la propriété est, depuis le XIXe siècle, au cœur du mouvement ouvrier et de sa remise en question du capitalisme. Pour tenter d’y répondre, le “socialisme réellement existant”, à l’exception notable et complexe de la Yougoslavie de Tito, a misé sur la propriété collective étatique. Une impasse historique, qui selon certains, comme Cornelius Castoriadis, co-fondateur de Socialisme ou barbarie, n’a été qu’un capitalisme d’Etat. Pour lui, « la présentation du régime russe comme “socialiste” − ou comme ayant un rapport quelconque avec le socialisme − est la plus grande mystification connue de l’histoire ». Quoi qu’il en soit, il apparaît évident qu’une autre voie doit être trouvée.
Au cours des années 1970, l’autogestion était très à la vogue, au sein de ce que l’on a appelé “la deuxième gauche” (PSU, CFDT), du conseillisme ou de l’anarchisme. Devenue un peu désuète, c’est elle que tente de réhabiliter Benoît Borrits, de manière radicale. Selon lui, il ne faut pas substituer la propriété privée des moyens de production à la propriété collective, mais l’abolir. C’est ainsi que les communs, ressources partagées, gérées, et maintenues collectivement par une communauté, apparaissent comme la solution. Benoît Borrits s’attache alors à promouvoir d’autres types d’entreprises – des coopératives qui appartiennent aux travailleurs, supervisées par les usagers et qui échappent aux lois du marché –, couplé avec un autre système économique, plus socialisé, et une autre forme de démocratie, ancré dans des expériences concrètes.
Le Média : En quoi le mouvement coopératif peut-il, selon vous, relancer le socialisme ?
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Benoît Borrits
Benoît Borrits : La fin des pays du “socialisme réel” a conforté l’idée qu’il n’y aurait pas d’alternative au capitalisme, thèse que les libéraux ont évidemment largement popularisée. Pourtant, de nombreux conflits sociaux ayant comme dénominateur commun la contestation de la propriété sont apparus ces dernières années. Le propre de ces combats est de revendiquer le droit d’usage contre le droit des propriétaires d’aliéner un bien ou d’en restreindre l’accès. On peut prendre comme exemple la lutte des populations contre la privatisation de l’eau (Cochabamba en Bolivie ou plus récemment, Naples), contre les nouvelles enclosures autour de la connaissance (logiciels libres ou contestation des brevets) ou encore tout ce qui relève de la privatisation des services publics. Le phénomène des reprises d’entreprises par les travailleurs, que ce soit en Argentine ou en Europe (Fralib devenu Scop-TI, par exemple), relève de la même logique : les utilisateurs des outils de production contestent aux propriétaires le droit de fermer une usine et entendent bien poursuivre leur activité productive.
Ces différents combats s’inscrivent dans la pratique du Commun : une auto-institution de règles démocratiques de gestion d’une ressource. Très souvent, la forme juridique retenue est la coopérative, une entreprise dont le capital est second car au service de l’objet social, ce qui implique qu’il a une rémunération limitée et que les décisions se prennent sur la base d’une voix par personne.
Deux formes de coopératives existent à ce jour selon la nature des sociétaires : la coopérative d’usager.e.s et la coopérative de travail. Dans la première ce sont les usager.e.s qui sont membres et cela signifie alors que les salarié.e.s restent dans une position subordonnée proche de celle qui existe dans les autres entreprises et qui ne permet pas réellement l’émancipation du travail. Dans la seconde, ce sont les travailleur.se.s qui sont membres mais cela signifie qu’ils doivent investir, donc se priver de revenus, pour pouvoir se trouver un marché, avec l’effet retors qu’ils seront parfois demain peu enclins à ouvrir le sociétariat à de nouveaux entrants qui eux, n’auront pas investi, d’où un phénomène de dégénérescence coopérative…
Le mouvement coopératif peut néanmoins être un moyen de relancer la notion d’appropriation sociale à la condition expresse qu’il soit accompagné de mesures politiques. La première qui est défendue dans cet essai est celle d’une socialisation plus poussée des revenus : que les revenus des travailleur.se.s ne soient plus directement connectés au comportement de l’entreprise dans laquelle ils ou elles travaillent ; que des travailleur.se.s qui se lancent dans une nouvelle entreprise aient les moyens de vivre avant que l’entreprise n’équilibre ses comptes ; qu’une partie de la richesse produite par toutes les entreprises soit mutualisée pour être répartie de façon équitable. La seconde est celle de la constitution d’un secteur financier socialisé – que l’on différenciera d’étatisé – qui permettrait de financer les entreprises en fonction de budgets d’investissements décidés par les citoyen.ne.s en fonction de critères écologiques et sociaux afin de ne plus dépendre de capitaux privés à la recherche du meilleur rendement.
Cette approche permettra d’envisager de dépasser la forme coopérative par une entreprise sans propriétaire que les travailleur.se.s devront alors gérer, avec une intervention des usager.e.s dès que cela s’avérera nécessaire, c’est-à-dire lorsque l’entreprise est en position de monopole ou d’oligopole.
Vous distinguez dans votre livre “communs sociaux” et “communs productifs”. Pouvez-vous revenir dessus ?
Le commun productif est cette entreprise que je viens de décrire : une entreprise intégralement financée par un système financier socialisé et donc sans propriétaire. À partir de cet état de fait, elle est de facto codirigée par ses salarié.e.s et ses usager.e.s avec des pouvoirs différenciés : les travailleur.se.s sont maîtres de l’organisation de leur travail mais la définition des produits ainsi que les prix ou modes de distribution doivent faire l’objet d’une codécision avec les usager.e.s.
Les communs sociaux sont ces systèmes de financement et de socialisation des revenus. L’essai en a détaillé quelques uns. La particularité de ces communs est qu’ils sont établis sur une base géographique : ce sont les citoyen.ne.s d’une zone géographique donnée – un pays, une région ou un ensemble de pays – qui s’érigent en commun et déterminent des modalités de cotisations qui s’appliquent de façon solidaire et donc obligatoire à l’image de la sécurité sociale telle qu’elle a été conçue en 1945.
C’est donc la combinaison de ces deux communs, les communs productifs (correspondant aux entreprises actuelles) et les communs sociaux qui permettent d’envisager un dépassement de la propriété grâce à un équilibre des pouvoirs.
Vous défendez un modèle d’entreprises sans fonds propres, entièrement financés par un système bancaire entièrement mutualisé. Cette forme ne risque-t-elle pas de s’avérer dangereuse pour les entreprises ?
Cette forme serait effectivement dangereuse si le système bancaire restait dans des mains privées. On voit aujourd’hui les ravages en terme de dépendance que provoque l’endettement auprès d’agents privés, que cela soit le fait d’États ou de PME à la merci des banques.
Dans le cadre du système financier socialisé que cet essai décrit, les budgets d’investissements ont été démocratiquement discutés et les montants seront alloués en fonction de finalités (transition énergétique, mobilité, outil industriel…), de modalités de crédit (crédit simple remboursé sur plusieurs années, ligne de crédit pour financer un Besoin en fonds de roulement, apports pour financer de la recherche et développement). De ce point de vue, il n’y a pas à craindre que l’entreprise soit à cours de financement du fait d’une mauvaise opinion des marchés : les sommes destinées à l’investissement existent et le rôle du Fonds socialisé d’investissement est de réaliser le programme d’investissements décidé par les citoyen.ne.s.
Un autre élément de réponse à cette question est que le risque d’entreprises qui étaient auparavant assumées par les actionnaires – et ce même si ceux-ci ont dans les dernières années largement reporté ce risque sur les salarié.e.s – sera désormais pris en charge par les travailleur.se.s. Cela signifie que leur rémunération sera désormais variable puisqu’elle correspond à leurs anciens salaires – fixes – plus les bénéfices – variables – des anciens actionnaires. Si les travailleur.se.s vont, toutes choses égales par ailleurs, désormais gagner plus puisqu’il n’y aura plus d’actionnaire à rémunérer, on peut aussi comprendre que cette variabilité puisse inquiéter les salarié.e.s. Cependant, il est possible de stabiliser ces revenus par une mutualisation plus ou moins importante entre les entreprises. Tout ceci concoure donc à un système économique beaucoup plus stable où les défaillances seront plus rares.
L’économie des communs s’inscrit dans une société de liberté. Si la propriété dominante, c’est-à-dire une propriété dont on n’a pas l’usage et qui donne au propriétaire un droit sur des usagers (locataires, salarié.e.s…), doit être prohibée, rien ne peut a priori interdire aux salarié.e.s d’investir dans leur propre entreprise. Cela signifie que cet investissement n’est réalisé que par des travailleur.se.s de l’entreprise et ne pourra nullement être valorisé sur un marché bousier ou de gré-à-gré. Cet investissement est donc un effort en vue de revenus futurs. Pourquoi faire cet effort et se priver de revenus immédiats si un secteur financier socialisé est capable de financer la totalité des actifs de l’entreprise ? Voilà pourquoi on peut raisonnablement penser que les travailleur.se.s seront enclins à ne pas constituer de fonds propres, ce qui signifie la fin de la notion même de propriété.
Une question reste entière dans votre livre : comment arriver à cette économie des communs que vous défendez ? L’Etat peut-il jouer un rôle ? Faut-il une prise de pouvoir ou faut-il changer la société par le bas ?
Cette économie des communs rompt radicalement avec l’ancien projet “socialiste” dans lequel l’appropriation sociale se réalisait par la propriété étatique des moyens de production. Le principe de base de cette économie des communs est que ce sont les citoyen.ne.s, qui peuvent être parfois en position de salarié.e.s, parfois en position d’usager.e.s, qui codécident. Donc, les citoyen.ne.s seront les acteurs de la transformation sociale et non l’État et/ou quelque parti d’avant-garde.
D’une certaine façon, les initiatives d’auto-organisation économique que réalisent les citoyen.ne.s, ici en reprenant leur entreprise sous forme de Scop, ailleurs en organisant une coopérative d’usagers pour établir des circuits courts de distribution, de production d’énergie renouvelable ou autres, sont les ferments de cette nouvelle économie des communs. Ceci étant, on constate que, depuis des décennies, les gouvernements successifs pratiquent des politiques sociales défavorables aux salarié.e.s dans l’unique but d’entretenir les valorisations boursières. C’est cette politique qu’il convient de stopper et cela suppose d’avoir un gouvernement qui, au minimum, pratique une politique résolue de hausse de la part des salaires dans la valeur ajoutée et donne les outils juridiques pour permettre aux salarié.e.s et usager.e.s de reprendre les entreprises et de constituer les communs de mutualisation de revenus et de socialisation des investissements. Ce nouveau gouvernement proviendra probablement d’un processus électoral dans lequel le mouvement social aura su s’exprimer dans le sens d’un changement de société.
Vous ne prenez pas question sur la souveraineté. Le cadre européen et libre-échangiste ne risque-t-il pas de s’avérer problématique ? La BCE ne risque-t-elle pas de mener une politique monétaire défavorable ?
Il ne faut pas penser l’économie des communs comme étant plus fragile que l’économie capitaliste. Parce qu’elle sera contrôlée par ses salarié.e.s et ses usager.e.s, parce qu’elle sera profondément démocratique et exprimera les choix des citoyen.ne.s, elle sera infiniment plus enviable que l’ancienne économie. S’il est certain, comme nous venons de le dire, que la présence d’un gouvernement progressiste permettant la prise en main de l’économie par les salarié.e.s et les usager.e.s, est indispensable, il est aussi évident que, pendant un temps donné et dans l’économie ouverte qui est la nôtre, celle-ci cohabitera avec des pays dans lesquels des gouvernements libéraux et pro-capital seront aux commandes. Est-ce un problème en soi ? N’avons-nous pas aujourd’hui une cohabitation entre des entreprises classiques et des coopératives qui ne suivent pas les mêmes règles ? Les coopératives sont-elles actuellement en position d’infériorité par rapport aux autres entreprises ? L’actuel mouvement des Scop en France ne crée-t-il pas proportionnellement plus d’emplois que le reste de l’économie ?
Si un gouvernement réellement progressiste arrivait aux affaires et permettait la constitution de communs de financement des entreprises, il n’y aurait alors aucune raison que nous soyons en position d’infériorité par rapports aux détenteurs de capitaux puisque nous disposerions alors de moyens de financement collectifs.
Il est clair qu’une telle politique ne correspond nullement aux recommandations de la Commission européenne qui, sous couvert d’une recherche de “compétitivité”, préconise des politiques favorables aux possédants destinées à soutenir les cours boursiers de entreprises. Il ne s’agit cependant que de recommandations et aucunement d’obligations. Par contre, il est clair que l’adhésion à l’euro signifie l’équilibre de notre politique budgétaire. Ceci n’interdit nullement de pratiquer des programmes sociaux et des investissements qui, plutôt que d’être financés par le déficit public, le seront par prélèvements sur le capital : les politiques de stabilité budgétaire imposées par Bruxelles et la BCE doivent être retournées contre leurs instigateurs. Enfin, comme ceci a été démontré dans cet essai, l’investissement socialisé n’a pas forcément besoin d’une politique monétaire spécifique et le Fond socialisé d’investissement peut très bien fonctionner dans le cadre d’un euro partagé par différents pays.
Si les traités de libre-échange sont néfastes à l’égard des droits sociaux et de l’environnement, ceux-ci n’ont d’effets que dans le cadre d’une économie où les individus sont atomisés par rapport aux marchés. Dans la mesure où les communs productifs seront codirigés par les salarié.e.s et usager.e.s, il est clair que cela ouvre de nouvelles possibilités de délibérations collectives pour s’approvisionner auprès des entreprises de notre choix. Un des critères de cette nouvelle économie est justement la transparence à l’égard des modes de production, de la structure des prix et le choix des salarié.e.s et usager.e.s se portera probablement sur des entreprises qui pratiquent cette transparence et certainement pas des multinationales qui détruisent l’environnement et n’ont que le prix comme unique argument.
Le cadre de l’Union européenne, qui apparaît a priori comme un obstacle, peut au contraire constituer une opportunité pour une économie où salarié.e.s et usager.e.s sont en position de citoyenneté réelle, une économie infiniment plus désirable que celle qui existe actuellement. Si nous sommes convaincus de cette supériorité, alors le basculement d’un pays significatif dans l’économie des communs sera le signal annonciateur d’une transformation en profondeur de l’Union européenne… si celle-ci existe encore au moment où cela se produira.