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Blessé gravement par les gendarmes à Bure, Robin Pagès poursuit la lutte

Bure Répression Violences-Policières

Lien publiée le 26 juin 2018

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

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Le 15 août 2017, lors d’une manifestation à Bure contre la poubelle nucléaire Cigéo, Robin Pagès a eu le pied mutilé par une grenade. Il raconte à Reporterre son combat quotidien : souffrir, se rééduquer, réinventer sa vie ; mais aussi s’engager contre les violences policières aux côtés de ceux qui en ont été victimes.

J’étais à quelques mètres de Robin quand j’ai vu son corps soufflé par l’explosion d’une grenade comme on saute sur une mine. Les éclats se figer dans sa chair et son pied éclater sous le choc. C’était à Bure, en août 2017, lors d’une manifestation contre la poubelle nucléaire Cigéo.

Une équipe médicale tentait péniblement de sortir Robin du champ où il était tombé. Mais les grenades continuaient à pleuvoir sur eux. La terre tremblait, sous un ciel saturé en gaz lacrymogène, opaque comme le brouillard. Ce jour-là, je crois que j’ai compris ce qu’était la guerre. J’ai aussi compris que nous étions en guerre. De manière sensible, physique, palpable. L’État et sa police tiraient sur la foule, prêts à mutiler une jeunesse qui ne demandait qu’à voir émerger d’autres mondes que celui du désert nucléaire.

Le 15 août 2017, à Bure.

« La grenade lancée par les gendarmes a creusé mon pied sur une profondeur de 3 cm et un diamètre de 13 cm. Les os sont pour la plupart brisés. Certains ont même disparu, pulvérisés. La chaussure était déchirée. Le plastique a fondu et s’est engouffré dans la plaie. » Le témoignage que Robin livrait à l’hôpital après la manifestation était celui d’un blessé de guerre.

« Tu apprends petit à petit à habiter le corps d’un autre » 

J’ai revu Robin à plusieurs reprises cette année. Une amitié s’est tissée dans le nœud du traumatisme et de la violence policière. À 27 ans, son existence a basculé. Il me parle de son nouveau « tatouage ». Ces marques indélébiles gravées sur la peau, le long de ses jambes et de son torse, son pied difforme. « J’aurai des séquelles pour toujours, me dit-il amer. La question ce n’est malheureusement pas quand je vais guérir mais comment je réinvente ma vie. »

Il a subi cinq opérations chirurgicales — nettoyage de l’intérieur du pied, pose de ciment provisoire, greffes cutanées et osseuses, poses de broches, dégraissages — et a passé près d’un mois à l’hôpital de Nancy. « Tu apprends petit à petit à habiter le corps d’un autre. Ce n’est plus le mien, celui que je connaissais. Mon pied est devenu mon centre de gravité. » Robin marche avec des béquilles après avoir passé plusieurs mois en fauteuil roulant. Il consacre trois à cinq jours par semaine à sa rééducation dans un centre spécialisé. Discipliné, ascète, comme le sportif qu’il est. « J’ai mal à la cheville, aux orteils, mes ongles, partout… J’essaye d’assouplir mon pied, millimètre par millimètre. C’est un travail de titan pour une infime partie de mon corps. » Robin « charbonne », comme il dit. C’est aussi une manière de s’oublier.

Car il faut un moral d’acier pour tenir le quotidien. Une blessure s’inscrit d’abord dans le long terme. « Passées les périodes du début, d’intense solidarité, on se retrouve seul dans sa peine et sa souffrance. » La blessure n’est pas partageable. Elle individualise, parfois fait fuir. « Mon corps m’éloigne des autres. Quand tes mains sont occupées par des béquilles, pour enlacer, embrasser ou prendre dans ses bras, c’est plus difficile, moins spontané. La douleur, la tristesse, aussi, ça crée une distance. Les gens veulent se protéger et c’est normal. Tu ressens comme une forme de culpabilité, et si finalement cette blessure n’était pas un peu de ta faute ? »

 « Il ne s’agit pas de bavure ou de dérive, mais d’un système de domination »

Mais dans les interstices de la douleur, se glissent quelques joies simples. Comme le signe des conquêtes à venir. « Tu sais que j’ai porté mes enfants aujourd’hui ? » me dit-il un jour par téléphone. Robin est père de deux garçons de deux ans et quatre ans et demi, avec qui il adorait jouer au football. « Mon esprit fait du yoyo sans arrêt. Tu te dis, ça va aller. Aller, ça va aller. Puis subitement, tu te prends une claque dans la gueule, une grosse bouffée de nostalgie. »

Pour sortir de la peine, Robin mue sa blessure en combat politique. « L’époque est aux acharnés » : « Ce qui va jouer dans le traumatisme, c’est quel sens tu mets derrière ce qui s’est passé et comment tu te débrouilles pour que ça n’arrive plus. Il faut partager une vérité et ne pas se laisser briser », confie-t-il. 

Robin Pagès.

Car les violences policières ne sont pas un dysfonctionnement. « Il ne s’agit pas de bavure ou de dérive, affirme Robin, mais d’un système de domination qui fonctionne grâce aux œillères que la majorité des individus ont du mal à faire tomber et à la censure médiatique qui court du massacre d’octobre 1961 à aujourd’hui en passant par des milliers de crimes policiers impunis. » On tire un fil qui nous mène aux racines du pouvoir et à son autoritarisme.

À chaque fois, la propagande du ministère de l’Intérieur ose évoquer « un usage proportionné de la force », « un incident ». Robin, lui, veut « porter une autre voix dans le brouhaha médiatique, laisser la trace d’une autre affirmation ».

Alors que les gendarmes perquisitionnaient le lendemain de la manifestation sa chambre d’hôpital, la préfecture sous-entendait que Robin s’était blessé tout seul avec un engin incendiaire, puis, face au démenti des opposants, elle tentait d’atténuer sa responsabilité. « Les informations qui circulent sur les réseaux sociaux méritent des vérifications rigoureuses », écrivait-elle dans un communiqué. 
 

« Nous avons tous une date où notre vie a basculé. Nous sommes tous témoins des mensonges qui ont été proférés sur nos histoires » 

L’État se répète. Il bégaie [1]. En mai dernier, lorsque Maxime a perdu la main à cause d’une grenade lancée par un gendarme à Notre-dame-des-Landes, la préfecture a été la première à communiquer, presque en temps réel, légitimant le geste des forces de l’ordre, quitte à mentir. « Cette version policière est apathique, on peut la démolir, soutient Robin. Raconter la vraie histoire. »

Dans sa chambre d’hôpital, dans des vidéos diffusées sur internet ou à ses séances de rééducation, Robin interpelle : « Je montre ma blessure aux gens, même dans la rue, je leur dis que c’est la police qui a fait ça, elle mutile, elle tue ! » Des béquilles en guise de bâton de pèlerin.

« Être blessé par l’État, c’est vertigineux, reconnaît Robin. Le responsable est dilué dans un ensemble de règles, une hiérarchie, c’est impersonnel, inhumain. Tu te bats contre une mégamachine, des robots. »

Il a porté plainte. Son dossier a été transféré de Nancy à Metz. « L’État essaye de gagner du temps, d’épuiser. » Les procédures contre les violences policières sont longues et conduisent souvent à des non-lieux. Parfois, il faut attendre plus de dix ans. Ce sont des crimes sans châtiment.

« Je me sens aujourd’hui appartenir à la communauté des victimes de la violence d’État. Les blessés, les familles de tués… Mais nous ne sommes pas uniquement reliés par la souffrance. C’est la lutte qui nous anime, assure Robin. Nous avons tous une date où notre vie a basculé. Nous sommes tous témoins des mensonges qui ont été proférés sur nos histoires par les institutions au plus large audimat. »

« Cette blessure, dans ma chair, me fait comprendre concrètement ce que vivent les classes immigrées » 

« Cette violence nous pousse à devenir militant. » Robin se rappelle une rencontre avec la sœur d’Amine Bentounsi, un fugitif assassiné de cinq balles dans le dos en 2012 : « Elle disait qu’elle n’était pas du tout engagée à l’origine, mais que c’est devenu une nécessité. » Comme Assa Traoré — la sœur d’Adama, un jeune de 24 ans tué par les gendarmes en 2016 —, qui a pris la tête du cortège de la marée humaine le 26 mai et appelé à la révolution : « Nous ne voulons pas nous contenter de quelques réformes à la marge. Il faut une rupture. Nous ne voulons pas seulement que les gendarmes soient condamnés ; ce qui s’est produit ne doit plus exister. »

Un commun se tisse avec les quartiers populaires et les banlieues. « Cette blessure, dans ma chair, me fait comprendre concrètement ce que vivent les classes immigrées. Elle ouvre la possibilité d’une rencontre », dit Robin.

Quand on lui demande comment il se voit à l’avenir, il esquisse un sourire : « D’abord, il y a eu la manifestation du 16 juin à Bar-le-Duc contre la poubelle nucléaire, puis il y aura la commémoration de la mort d’Adama, le 21 juillet, et la rentrée de la lutte en septembre ! » Un engagement chevillé au corps, qui masque aussi une pudeur. « Je frime un peu en disant ça, mais en vrai, je douille », reconnaît-il.

La justice est une course de fond. Une bataille pour une vérité toute simple, « Ce n’est pas le peuple qui doit arrêter de se battre, c’est l’État qui doit arrêter sa terreur. » Cette vérité, nous l’avons vécu, ensemble, cette journée d’été, en août 2017, où les grenades pleuvaient au-dessus de nos têtes. Une vérité crue.

Comme l’écrivait le poète Pierre Peuchmaurd, après une nuit passée sur les barricades en 1968 : « Maintenant, nous savons, nous savons bien, nous savons pour toujours. »


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[1] Lire à ce propos L’Arme à l’œil, le très bon livre de Pierre Douillard, lui-même éborgné par un tir de flashball lors d’une manifestation lycéenne en 2007.