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Eric Fassin: Le moment néofasciste du néolibéralisme

Lien publiée le 1 juillet 2018

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://blogs.mediapart.fr/eric-fassin/blog/290618/le-moment-neofasciste-du-neoliberalisme

Comment penser ensemble la montée des extrêmes droites et la dérive autoritaire du néolibéralisme? Parler de «moment populiste» entretient l’illusion que le populisme, symptôme du néolibéralisme, en est le remède. Mieux vaut parler d’un «moment néofasciste» du néolibéralisme pour mobiliser un antifascisme qui, loin d’être la caution démocratique du néolibéralisme, pointe sa responsabilité.

« Hello, dictator ! » Devant les caméras, le président de la Commission européenne accueillait ainsi, dans la bonne humeur, le Premier ministre hongrois au sommet de Riga, le 22 mai 2015. Quelques mois plus tôt, le sénateur John McCain avait pourtant provoqué un incident diplomatique en qualifiant Viktor Orbán de « dictateur néofasciste ». Mais pour sa part, Jean-Claude Juncker reprenait ce mot sur un ton espiègle, accompagné d’une tape affectueuse sur la joue. Le contraste avec les diktats imposés au même moment à la Grèce par l’Eurogroupe était saisissant : sur ce point, l’ambiance n’était pas à la blague. On s’en souvient, pour Wolfgang Schaüble, ministre des finances allemand, les États ont des engagements, et « de nouvelles élections n’y changent rien ». Bref, en Europe, on ne plaisante pas avec le néolibéralisme : l’économie est une chose trop grave pour la confier aux peuples. En revanche, la démocratie, on a bien le droit d’en rire. La scène farce de Lettonie en rappelle d’ailleurs une autre. Dans Le dictateur de Charlie Chaplin, Mussolini salue Hitler d’une grande bourrade : « mon frère dictateur ! »

Comment penser ensemble la montée des extrêmes droites et la dérive autoritaire du néolibéralisme ? D’un côté, il y a le suprématisme blanc avec l’élection de Donald Trump, et en Europe, la xénophobie politique d’un Viktor Orbán ou d’un Matteo Salvini, mais aussi le fichage des chercheurs sur le genre et l’homosexualité en Hongrie ou celui des Roms en Italie, pour ne prendre que ces exemples. De l’autre, il y a ce qu’on peut appeler des coups d’État démocratiques : il n’est pas besoin d’envoyer l’armée contre la Grèce (« des banques, pas des tanks ») ni au Brésil (des votes et non des bottes) – même si les champions du néolibéralisme, comme en France, ne reculent pas devant les violences policières pour réprimer les mouvements sociaux qui leur résistent. Des deux côtés, les libertés publiques reculent. Et les deux phénomènes n’ont rien d’incompatible. L’Europe s’accommode désormais de l’extrême droite au pouvoir : en 2000, elle sanctionnait l’Autriche de Jorg Haider ; en 2018, celle-ci va en assumer la présidence avec Sebastian Kurz.

L’Union n’hésite d’ailleurs pas à sous-traiter la gestion des migrants à la Turquie, en fermant les yeux sur la dérive dictatoriale du régime de Recep Tayyip Erdoğan – sans parler des accords avec la Libye mafieuse. Et si Emmanuel Macron juge que Donald Trump a pris « la bonne décision » en renonçant à séparer les migrants de leurs enfants, force est de constater que les États-Unis vont désormais suivre l’exemple français… en les enfermant ensemble. Le président de la République peut bien dénoncer à Quimper la « lèpre qui monte » avec l’arrivée de la Lega au pouvoir ; mais à la frontière franco-italienne comme en Méditerranée, les milices de Génération identitaire agissent illégalement sans être inquiétées par les autorités. En revanche, la justice française réprime les manifestations de protestation contre ces coups de force et persécute les « délinquants solidaires », tel Cédric Herrou ; et déjà en 2017, l’Italie dirigée par le Parti démocrate poursuivait en justice les ONG qui sauvent les migrants en mer.

À la fin de ce discours, le président de la République s’indigne contre ceux qui « trahissent même l’asile », au moment où le Sénat examine la loi Asile et immigration. En même temps, il fustige « tous les donneurs de leçon », qui, en revendiquant la solidarité, voudraient « tout et n’importe quoi ». Et de les apostropher : « regardez ailleurs ! » Peu après, aux côtés de Pedro Sanchez, le chef de gouvernement espagnol qui vient d’accueillir l’Aquarius, il propose sans rire des « sanctions en cas de non-solidarité »… comme si la France dont, après l’Italie, les ports étaient les plus proches, n’était pas la première concernée – avant de reprendre à son compte le discours de Matteo Salvini sur les ONG accusées de « faire le jeu des passeurs ». Nonobstant les beaux discours, la « tentation illibérale » n’est donc pas réservée à l’extrême droite europhobe ; elle menace également les dirigeants europhiles. Emmanuel Macron incarne bien lui-même ce néolibéralisme illibéral qui prétend nous sauver de l’extrême droite en imitant sa politique. Il est donc bien placé pour conclure : « sur ce sujet, nos élites économiques, journalistiques, politiques ont une responsabilité immense – immense ! »

Comment nommer cette « lèpre » ? Il ne suffira pas d’évoquer un « moment populiste ».Si Chantal Mouffe refuse de parler d’extrême droite pour lui préférer l’expression « populisme de droite », c’est que la philosophe plaide « pour un populisme de gauche » : les deux auraient en commun « un noyau démocratique », puisqu’ils font entendre, en leur apportant bien sûr des réponses différentes, les demandes des « catégories populaires », soit les « perdants de la mondialisation néolibérale ». Or, non seulement les dirigeants néolibéraux n’hésitent pas à mobiliser un populisme xénophobe, mais en retour, les leaders populistes, de Trump à Orbán en passant par Erdoğan, promeuvent des politiques néolibérales. Il est donc hasardeux d’attribuer au vote pour les seconds « l’expression de résistances à la condition post-démocratique engendrée par trente années d’hégémonie néolibérale ».

Ne faudrait-il pas plutôt parler d’un « moment néofasciste » ? Comme dans le fascisme historique, on retrouve en effet aujourd’hui le racisme et la xénophobie, le brouillage des frontières entre droite et gauche, la vénération du leader charismatique et la célébration de la nation, la haine des élites et l’exaltation du peuple, le mépris de l’État de droit et l’apologie de la violence, etc. Pour expliquer la résurgence de ces éléments lors de l’élection de Donald Trump, le philosophe Cornel West a d’emblée pointé la responsabilité des politiques économiques défendues par les Clinton et Barack Obama : « aux États-Unis, l’ère néolibérale vient de s’achever dans une explosion néofasciste. » Depuis, cependant, il est clair que la seconde n’a pas détruit la première.

Faut-il donc suivre Wendy Brown qui, à l’inverse, privilégie la lecture néolibérale et récuse la comparaison historique avec le fascisme ? Pour cette politiste qui analyse la « révolution furtive » du néolibéralisme parvenant à « défaire le demos », « malgré certains échos des années 1930 », avec Trump, la combinaison paradoxale de « l’étatisme » et de la « dérégulation », soit d’un « autoritarisme libertarien », est une forme politique nouvelle, « effet collatéral de la rationalité néolibérale » ; on ne saurait donc la réduire aux figures anciennes du fascisme ou du populisme. Sa critique rejoint celle de Robert Paxton : s’il est vrai qu’on retrouve chez ce président « plusieurs motifs typiquement fascistes », pour l’historien de Vichy, « l’étiquette “fasciste” occulte le libertarisme économique et social de Trump. »

On peut toutefois s’interroger : n’est-ce pas le principe même d’un concept ou d’un idéaltype wébérien que de regrouper sous un même label des exemples différents empruntés à divers contextes historiques ? C’est vrai du fascisme, mais aussi bien du populisme ou du néolibéralisme. Ainsi, comme le souligne Wendy Brown, le protectionnisme de Trump n’est qu’une déclinaison nouvelle de ce dernier, tandis que l’ordolibéralisme allemand en est une variante, qui ne se confond pas davantage avec l’idéologie du FMI ; pour autant, on ne doit pas renoncer à analyser le néolibéralisme sous toutes ses formes. Selon la même logique, on peut donc parler de néofascisme, soit une manière de penser, dans sa spécificité historique, ce moment fasciste du néolibéralisme.

Car il ne s’agit pas de suggérer que, dans son principe même, le néolibéralisme serait condamné au fascisme. Certes, le néolibéralisme n’est pas voué à la démocratie, comme on l’entendait après la Chute du Mur de Berlin, mais comme il n’est plus possible de le croire. Toutefois, les dirigeants qui y ont converti la social-démocratie en Europe, Tony Blair et José Luis Zapatero, loin de surfer sur la vague xénophobe, ont revendiqué l’ouverture de leur pays aux migrants économiques. Quant à la chancelière allemande, « Kaiser Merkel » n’est-elle pas devenue en Europe, quelques mois après la « crise grecque », « Mutti Angela » pendant la « crise de l’asile » de 2015 ? Mais ces deux moments appartiennent au passé.

C’est pourquoi il importe aujourd’hui d’appeler un chat un chat : refuser de nommer ce néofascisme autorise à ne rien faire. La rigueur intellectuelle scrupuleuse de quelques-uns sert de prétexte à la molle lâcheté politique de beaucoup. Les euphémismes empêchent ainsi la mobilisation d’un antifascisme qui, loin d’être la caution démocratique des politiques économiques actuelles, désigne la responsabilité du néolibéralisme dans la montée du néofascisme : point n’est donc besoin de se bercer de l’illusion que le populisme, qui en est le symptôme, pourrait en être le remède. Bref, chanter Bella Ciao n’a rien d’anachronique – non seulement contre Matteo Salvini ou son prédécesseur « démocrate » à l’Intérieur, Marco Minniti, mais aussi contre son homologue, Gérard Collomb, même s’il en a « un peu marre de passer pour le facho de service. »

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Ce texte est la version complète d'une tribune publiée en version abrégée sur lemonde.fr, sous le même titre. Des traductions castillane (Ctxt.es), catalane (Ara) paraissent le 30 juin, et bientôt une italienne.

[1] Dernier ouvrage paru : Populisme : le grand ressentiment (Textuel, 2017)