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Au Chili, les étudiantes dans la rue depuis trois mois bousculent la domination masculine
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Elles manifestent seins nus, visages cagoulés et poings levés : les étudiantes chiliennes bloquent depuis le mois d’avril les principales universités du pays et défilent régulièrement dans les rues pour protester contre le harcèlement sexuel systématique auquel elles sont confrontées dans le système éducatif. Le mouvement divise l’opinion publique, mais il a déjà poussé l’actuel gouvernement chilien, pourtant de droite, à annoncer des mesures en faveur de l’égalité femme-homme. Les étudiantes chiliennes regardent aussi du côté de leurs sœurs argentines, qui viennent d’obtenir le droit à l’avortement sûr et gratuit. Reportage.
C’est un blocage d’université dans une ville du sud du Chili qui a lancé le mouvement. Le 17 avril dernier, des étudiantes de l’université de Valdivia occupent la faculté de philosophie pour protester contre l’indifférence de la direction face à plusieurs cas de harcèlement sexuel à l’encontre d’élèves et d’employées de la fac. Quelques semaines plus tard, plus de 30 universités et une dizaine de lycées se sont retrouvés paralysés par les étudiantes et les lycéennes, mobilisées contre des cas similaires de harcèlement. Ce mouvement inédit a commencé à rendre visible un problème jusque-là passé sous silence au Chili.
« Nous sommes dans une situation de harcèlement permanent, dû aux relations de pouvoir dans l’enseignement, explique Thania Rojas, étudiante en sociologie à Santiago, la capitale. Les professeurs se sentent en droit de harceler leurs élèves et leurs collègues puisque les sanctions, lorsqu’elles existent, ne sont pas à la hauteur. »En effet, les plaintes pour harcèlement sexuel dans les universités sont traitées en interne par les établissements et aboutissent en général à de simples suspensions des professeurs. « Dans les meilleurs des cas, les enseignants sont renvoyés, mais ils perçoivent des indemnisations honteuses. Et rien n’est inscrit dans leur dossier, donc ils peuvent se faire embaucher ailleurs, et continuer d’agir de la même façon », déplore la jeune femme.
Sanctionner les harceleurs, avoir une éducation non sexiste, et un accès des femmes aux postes de pouvoir
Les mois de mai et de juin ont vu se dérouler des dizaines de manifestations contre le harcèlement dans les principales villes du pays. Des mobilisations presque exclusivement féminines, les étudiants masculins étant exclus des assemblées et des prises de décisions. « C’est une lutte qu’il nous revient à nous les femmes de mener, dit Francisca, étudiante en obstétrique. Il est temps que les hommes arrêtent de décider pour nous, il faut que nous imposions notre point de vue et nos revendications, en tant que femmes. » Parmi ces revendications se trouvent la mise en place de protocoles garantissant l’application de sanctions en cas de harcèlement et d’abus sexuels, la mise en place d’une éducation non sexiste, l’accès des femmes aux postes de pouvoir au sein des universités et, de manière plus globale, l’ouverture d’une réflexion sur la place et le rôle des femmes dans la société chilienne. Une démarche qui devrait conduire, pour les manifestantes, à l’abolition de la violence machiste. « Il y a une banalisation de la violence à l’encontre des femmes : dans la rue, au travail, chez le médecin et même au sein des foyers, la femme est avant tout un corps au service de la société et du désir masculin », constate Amanda, elle aussi étudiante en obstétrique.
Une vision des femmes que les étudiantes – soutenues par de nombreuses enseignantes et employées des établissements scolaires et universitaires – comptent bien faire changer. Pour faire entendre leurs voix, elles ont décidé d’imposer l’image de leurs corps. Elles défilent dans les rues les seins nus, en sous-vêtements tâchés de rouge, symbolisant le sang menstruel, ou même en exposant aux forces spéciales leurs fesses nues surmontées de queues en crins, dénonçant et ridiculisant l’insulte courante assimilant les femmes à des juments (dont l’équivalent français serait l’insulte « chiennes »).
« Les gens sont plus choqués par une femme nue qui manifeste que par le nombre de féminicides »
Des pratiques nouvelles au Chili, qui sont loin d’être consensuelles dans l’opinion publique, mais qui ont réussi leur pari de faire parler du mouvement. « Le but de ces performances est d’attirer l’attention et de dénoncer la sexualisation du corps des femmes. Les réactions témoignent de l’ambiguïté du rapport au corps dans notre pays : on peut montrer des seins siliconés sur les plateaux de télévision mais le sein qui revendique, le sein qui allaite, le sein qui n’est pas l’objet du plaisir masculin, lui, est scandaleux et laid », s’indigne Thania.
En effet, dans la rue, dans les médias et sur les réseaux sociaux, les féministes sont attaquées de toutes parts. Insultes, caricatures et offenses en tous genres font partie de l’arsenal des nombreux anti-féministes. « Au Chili les gens sont plus choqués par une femme nue qui manifeste que par le nombre de féminicides », commente Constanza, étudiante en journalisme. « C’est en montrant ses seins qu’on obtient le respect et l’égalité des droits ? Ça n’a aucun sens, c’est ridicule ! », s’exclame par exemple Victor, informaticien d’une trentaine d’années.
La créativité provocatrice des féministes a en tous cas placé le mouvement sur le devant de la scène, obligeant les autorités à réagir. Le président chilien, Sebastián Piñera, pourtant représentant de la droite conservatrice, a récemment déclaré aux médias qu’il soutenait la lutte des femmes. Par le passé, il s’était au contraire distingué par ses positons rétrogrades : il s’était opposé au divorce, à l’égalité de droits des enfants nés hors mariage ou encore à la légalisation de la pilule du lendemain, et s’est à de nombreuses reprises fait remarquer pour ses blagues sexistes et ses commentaires grossiers. Le mouvement en cours lui a, semble-t-il, fait changer de position. « Je ne sais pas ce que signifie féminisme mais si cela signifie croire en une pleine et totale égalité de droits, de devoirs et de dignité entre les hommes et les femmes, alors oui je suis féministe », a-t-il ainsi récemment affirmé à la presse.
En réaction, le gouvernement chilien veut modifier la constitution
Les déclarations bienveillantes du président à l’égard des femmes – qui font rire jaune dans les rangs féministes – s’accompagnent de 12 propositions de lois et de règlements visant à garantir la fin des violences, des abus, du harcèlement, de la discrimination et de la maltraitance à l’encontre des femmes. Parmi les mesures annoncées, la plus significative consiste en une réforme du premier article de la constitution (datant de la dictature de Pinochet) afin d’établir l’égalité femme-homme comme un devoir de l’État.
Pour les féministes, les mesures annoncées ne sont qu’un vernis destiné à calmer les esprits. Elles ne changent rien aux problèmes de fond. « Toutes ces mesures ont pour thème central le rôle de la femme comme mère : les femmes soldats auront accès au même congé maternité que les civils, la loi obligeant les femmes à attendre 270 jours entre deux unions sera supprimée et la maternité dans les prisons sera mieux protégée. C’est bien, mais il n’y a rien sur les droits reproductifs, l’avortement ou la contraception », regrette Amanda. « De toute façon, nous n’attendons rien de ce gouvernement. Ce que nous voulons, c’est une évolution des mentalités. Et cette évolution doit venir d’en bas, pas d’en haut », ajoute Thania.
La jeune femme est une fervente partisane des « funas », sorte de lynchages publics verbaux qui consistent à se rendre en masse sur le lieu de travail ou devant le domicile d’une personne accusée d’avoir commis un délit (abus sexuel dans le cas présent) mais que la justice n’a pas punie, afin de crier publiquement les actes dont elle est accusée. Une pratique née après la dictature pour dénoncer les personnes accusées d’avoir été tortionnaires durant le régime militaire et que le mouvement féministe a repris à son compte.
La vague féministe chilienne semble bien partie pour durer. Les revendications des étudiantes, jusque-là limitées aux cas de harcèlement sexuel et de violences, tendent de plus en plus à s’élargir à des thèmes plus controversés, comme le droit à l’avortement. Au Chili, c’est seulement depuis septembre 2017 (après 28 ans d’interdiction totale, imposée sous la dictature de Pinochet) que l’interruption volontaire de grossesse en cas de viol, de risque pour la santé de la femme ou de non viabilité du fœtus est légale. C’était déjà une première victoire, obtenue sous le dernier mandat de la présidente de gauche Michelle Bachelet. Mais l’obtention tout récente, en juin, du droit à l’avortement gratuit, sûr et universel en Argentine donne aujourd’hui un peu plus d’espoir aux féministes chiliennes (voir notre article). « Le droit à l’avortement est clairement notre prochain cheval de bataille, annonce Thania. D’ailleurs, nous allons changer la couleur de nos foulards lors des prochaines manifestations : ils seront verts en l’honneur de nos voisines argentines ! »
Anne Le Bon