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Marche pour Adama Traoré : "Faire condamner des policiers, c’est quasiment impossible en France"
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Le 19 juillet 2016, Adama Traoré perdait la vie après une interpellation des gendarmes de Persan. Deux ans plus tard, ses proches organisent une marche le 21 juillet. Youcef Brakni, membre du Comité Adama, fait le point sur cette affaire.
Regards. Deux ans après la mort d’Adama Traoré, où en est l’enquête ?
Youcef Brakni. Au point mort. Les gendarmes n’ont pas été entendus. Il n’y a toujours pas eu de mise en examen. Ils sont toujours en liberté, ils n’ont pas été inquiétés pour ce qu’ils ont fait à Adama Traoré. Donc deux ans après, la justice est au ralenti. Je ne sais même pas si on peut dire "ralenti". C’est à l’arrêt. Donc là, on va mettre la pression. La marche du 21 est là pour ça, et aussi pour dire qu’on veut un procès au plus vite. C’est un travail politique, à l’image de toutes les actions qu’on mène un peu partout, y compris dans le mouvement social pour dire "il y a une affaire comme ça, ça se passe sous vos yeux, il faut aussi agir".
Donc, pour l’instant, la seule avancée judiciaire a été le dépaysement de l’affaire de Pontoise à Paris à l’automne 2016 ?
Oui. Le rapport de force était là dès le départ. Il y a eu très vite des marches qui ont été organisées, tout un discours politique qui a été mis en place. Le comité, les habitants, la famille ont réussi à démonter les mensonges du parquet de Pontoise, qui avait déclaré que Adama était mort soit des suites d’une prise de drogue, qu’il avait une maladie, bref, tous les mensonges qu’on connaît. Il y a eu cette petite victoire d’obtenir le dépaysement de l’affaire, ce qui n’était pas gagné d’avance. Quand on regarde comment le tribunal de Pontoise juge par ailleurs la famille Traoré, on se dit "heureusement qu’on a dépaysé l’affaire Adama à Paris".
LIRE AUSSI SUR REGARDS.FR >> Assa Traoré : « L’État a peur de notre combat »
À l’inverse, depuis deux ans, combien de frères d’Adama ont été mis en prison ?
Tous les petits frères d’Assa Traoré qui vivent à Beaumont-sur-Oise ont été placés en détention, ou alors c’est en cours. Il y en a eu cinq de condamnés, quatre sont derrière les barreaux. Le dernier, Cheikne Traoré, a été condamné à six mois de prison, une peine suspendue parce qu’on a fait appel. On voit que pour les frères Traoré, en deux ans de lutte, la justice est assez expéditive.
« Il y a une série de bavures, de crimes politiques qui sont impunis. »
Comment percevez-vous ce contraste entre l’absence d’avancée sur la mort d’Adama et la répression à l’encontre de sa famille ?
On l’analyse de manière politique. C’est un système bien huilé, puissant, qui permet de protéger les policiers ou les gendarmes mis en cause dans des crimes ou des bavures. On l’a vu récemment lors du verdict pour la famille Kebe, où le tribunal de grande instance de Bobigny a acquitté complètement les policiers. Une mère a perdu son œil, le fils a été méchamment violenté. Le procureur lui-même a demandé la condamnation des policiers. Mais on voit à chaque fois la justice… les policiers qui s’entraident, les versions qui changent… Les faire condamner, c’est quasiment impossible en France. Ou alors, il faut y laisser une partie de sa vie. Comme c’est le cas pour Assa Traoré qui ne travaille plus [elle est éducatrice, NDLR], elle consacre toute sa vie à ce combat. Et souvent, ça n’aboutit à rien. On l’a vu pour l’affaire Lamine Dieng où Ramata Dieng a fait onze ans de lutte. Pour avoir un non-lieu. Le dernier espoir, c’est la Cour européenne. Ali Ziri, c’est la même chose, Wissam El-Yamni, c’est la même chose, Hakim Ajimi, c’est la même chose. Il y a une série de bavures, de crimes politiques qui sont complètement impunis. Et les arguments sont toujours les mêmes : on parle d’un usage strict et nécessaire de la force, de légitime défense. Ce sont des choses qui passent au niveau judiciaire.
Quand vous apprenez qu’il y a une nouvelle affaire, par exemple Théo, Aboubakar à Nantes il y a quelques jours, comment réagissez-vous ?
Il faut une prise de conscience politique dans ce pays, il faut que politiquement prenne en charge cette question-là, comme une question centrale du mouvement social. Ce sont des personnes qui meurent pour des raisons racistes, sociales – le fait d’habiter dans des quartiers populaires, d’être jeune, etc. Si ça, ce n’est pas central dans un pays, dans une démocratie, si on ne se dit pas qu’il faut qu’on arrête de tuer des gens pour ce qu’ils sont – noirs, arabes, jeunes des quartiers populaires, gitans, etc. – évidemment qu’il y aura toujours cette impunité. Évidemment qu’on ne pourra jamais y mettre un terme.
C’est facile de s’émouvoir pour des crimes outre-Atlantique. On le voit, à chaque fois les politiques, les intellectuels (même les réacs) s’insurgent quand un Noir est tué aux Etats-Unis. Par contre, en France, on est incapable d’analyser ces crimes politiques comme étant la continuité coloniale d’une gestion d’une certaine population. On dirait qu’on n’a pas eu de passé colonial, esclavagiste. Quand on compare la proportion de descendants d’immigrés, de colonisés, dans la population française et la proportion qu’ils représentent dans les morts de la police, c’est hallucinant. Démographiquement, on n’est pas si nombreux dans la société française – même si on est très visible [dit-il avec ironie, NDLR]. Pourtant, on est surreprésenté dans les morts de la police. Comment on explique ça ? Quand on me dit : "Faut arrêter d’exagérer, c’est fini le colonialisme", j’aimerais bien que ça soit vrai, mais ça a évolué, ça prend différentes formes. Les violences policières, c’est celle qui est la plus visible. C’est aussi la plus atroce, celle qui détruit des vies.
De nombreux artistes ont affiché leur soutien à votre combat. Recevez-vous également des appuis politiques ?
On voit qu’il y a une prise de conscience, le groupe parlementaire de La France insoumise appelle à venir à la marche du 21 juillet. C’est une première pour une famille victime de violences policières. On se dit que notre travail paie. Il n’y a rien d’autre que la lutte qui paie. Militer, aller dans des conférences, tout ce travail de pédagogie politique a fonctionné. La Fête à Macron, Génération.s appellent aussi à y aller. On accepte toutes les aides, du moment qu’on respecte notre autonomie, notre discours. Comme quand ils vont soutenir les salariés de Goodyear, les postiers, les cheminots. Il faut accepter les revendications, le discours, l’autonomie et se mettre derrière. Pour nous, c’est ça les conditions d’une véritable alliance.
« Le centre de gravité politique ne va pas être à Paris, place de la République, mais à Beaumont-sur-Oise, en banlieue. »
Lors de la "Marée populaire", le 26 mai dernier, vous étiez en tête de cortège. Pensez-vous que les "Parisiens" vont eux aussi se déplacer jusqu’à Beaumont ?
C’est tout l’enjeu. Le slogan était, de manière un peu humoristique "On a braqué Paris, c’est nous le Grand Paris". On voulait apparaître là où personne ne nous attendait, là où on voulait peut-être pas nous voir. On s’est imposé. Je pense qu’on a impulsé une dynamique. On a aussi eu un cortège de tête à la Marche des fiertés. Tout cela participe au rapport de force, ce qui fait que la gauche s’intéresse à cette question-là. De toute façon, il n’y a pas d’autre solution. Il faut qu’on rentre par effraction, on ne peut pas attendre d’être invité. C’est ce qu’on a fait et ça a bien marché. On a prouvé qu’on était capable de tenir un discours politique, d’être devant, respecté, en s’appuyant sur une force locale tout en s’associant avec les autres secteurs en lutte. Dans le cortège de tête, il y avait les soignants, les cheminots, les postiers. C’est une belle victoire.
Le centre de gravité politique ne va pas être à Paris, place de la République, mais à Beaumont-sur-Oise, en banlieue, dans le quartier populaire de Boyenval. On a mis un car à disposition au départ de gare du Nord vers 12h-12h30. Les militants de Dijon, mobilisés autour de Bure, vont aussi venir en car. Tout le monde est le bienvenu.