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Réflexions sur l’expérience sandiniste des années 1980-1990
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
http://www.cadtm.org/Nicaragua-Poursuite-des-reflexions-sur-l-experience-sandiniste-des-annees-1980
En juillet 1979 a triomphé une authentique révolution combinant un soulèvement populaire, l’auto-organisation de villes et de quartiers insurgés ainsi que l’action du FSLN, organisation politico-militaire d’inspiration marxiste-guévariste/castriste.
Le FSLN n’a pas seulement accédé au gouvernement, il a aussi pu remplacer l’armée somoziste par une nouvelle armée qu’il a mise au service du peupleAu cours des deux premières années suivant le triomphe de la révolution, d’importants bouleversements ont eu lieu qui diffèrent d’autres expériences où la gauche est arrivée au gouvernement par les élections – comme au Chili en 1970, au Venezuela en 1998-1999, au Brésil en 2002-2003, en Bolivie en 2005-2006, en Équateur en 2006-2007. En effet, vu la destruction de l’armée somoziste et la fuite du dictateur, le FSLN n’a pas seulement accédé au gouvernement (ce que les autres ont fait via les urnes), il a aussi pu remplacer l’armée somoziste par une nouvelle armée qu’il a mise au service du peuple, prendre entièrement le contrôle des banques et décréter le monopole public sur le commerce extérieur. Des armes ont été distribuées à la population afin qu’elle puisse s’auto-défendre face aux risques d’agression extérieure et de tentative de coup de force de la droite. Ce sont des changements fondamentaux qui n’ont pas eu lieu dans les pays mentionnés plus haut et qui, par contre, avaient eu lieu à Cuba entre 1959 et 1961, pour s’approfondir au cours des années 1960.
Dans les années 1980, des progrès sociaux très importants ont été accomplis au niveau de la santé, de l’éducation, de l’amélioration des conditions de logement (même si c’est resté rudimentaire), de l’augmentation des droits d’organisation et de protestation, de l’accès au crédit pour les petits producteurs grâce à la nationalisation du système bancaire, etc. Ces progrès étaient indéniables.
Plusieurs questions se posent. Est-ce que le FSLN n’a pas été trop loin dans les changements opérés dans la société ? A-t-il pris une mauvaise orientation ? Ou bien l’évolution décevante par la suite, n’est-elle due qu’à l’agression de l’impérialisme nord-américain et de ses alliés – au Nicaragua et dans la région ?
La direction du FSLN n’est pas allée assez loin dans la radicalisation en faveur du peuple
La direction du FSLN a fait trop de concessions aux capitalistes agraires et urbains
Mes réponses en quelques lignes : 1. La direction du FSLN n’est pas allée assez loin dans la radicalisation des mesures en faveur des secteurs les plus exploités et les plus opprimés de la population (en tout premier lieu, la population rurale pauvre mais aussi les travailleurs d’usine, les travailleurs de la santé et de l’éducation qui étaient généralement sous-payés). Il a fait trop de concessions aux capitalistes agraires et urbains. Cela a affaibli la révolution face à l’agression de Washington combinée à l’action de la Contra que les États-Unis finançaient.
2. La direction du FSLN, avec sa consigne « Direction : Ordonne », n’a pas soutenu suffisamment l’auto-organisation et le contrôle ouvrier. Elle y a fixé des limites qui ont été très préjudiciables au processus révolutionnaire.
Changer la société sans prendre le pouvoir ?
Dans les années 1990, sur la base des espoirs déçus, certains ont affirmé qu’il fallait essayer de changer la société sans prendre le pouvoir. Un aspect de leur approche était tout à fait pertinent : il est absolument vital de favoriser les processus de changements qui se réalisent à la base de la société (sans mettre aucune notion péjorative au terme « base ») et qui supposent l’auto-organisation des citoyens et des citoyennes, leur liberté d’expression, de manifestation et d’organisation. Mais l’idée selon laquelle il ne faut pas prendre le pouvoir n’est pas justifiée car il n’est pas possible de changer réellement la société si le peuple ne prend pas le pouvoir au niveau de l’État. La question est plutôt : comment construire une authentique démocratie au sens originel du mot – le pouvoir exercé directement par le peuple au bénéfice de son émancipation. En d’autres mots, le pouvoir du peuple, par le peuple et pour le peuple.
La victoire de juillet 1979 reste un triomphe populaire à célébrerComme d’autres, je pense qu’il était nécessaire de renverser la dictature somoziste via l’action conjointe d’un soulèvement populaire et d’une intervention d’une organisation politico-militaire. Et à ce titre, la victoire de juillet 1979 reste un triomphe populaire à célébrer. Il faut souligner que, sans l’ingéniosité et la ténacité du peuple dans la lutte, le FSLN ne serait pas arrivé à porter le coup décisif à la dictature de Somoza.
Les erreurs
Quelles ont été les erreurs ? Cela mérite de longs développements mais je m’en tiendrai à une présentation tout à fait synthétique.
La question agraire n’a pas été correctement prise en compte- La question agraire n’a pas été correctement prise en compte. La réforme agraire a été gravement insuffisante et la contra a su en profiter à fond. Il aurait fallu distribuer aux familles rurales beaucoup plus de terres (avec des titres de propriété) car il y avait une attente énorme du côté d’une grande partie de la population qui avait besoin de celles-ci et luttait pour que les terres arables des grandes propriétés privées, dont celles du clan Somoza (mais pas seulement), soient réparties au bénéfice de ceux et celles qui voulaient y travailler. L’orientation qui a prévalu dans la direction sandiniste a consisté à cibler les grandes propriétés de Somoza en laissant à l’abri les intérêts de grands groupes capitalistes et des grandes familles que certains dirigeants sandinistes voulaient transformer en alliés ou en compagnons de route.
Une autre erreur a été commise : le FSLN a voulu créer rapidement un secteur agraire étatique et des coopératives en lieu et place des grandes propriétés somozistes, ce qui ne correspondait pas à l’état d’esprit des populations rurales. Il aurait fallu donner la priorité aux petites (et moyennes) exploitations paysannes privées en distribuant des titres de propriété et en apportant une aide matérielle et technique aux familles paysannes devenues propriétaires. Il aurait également fallu soutenir en priorité la production pour le marché intérieur (qui était déjà importante mais pouvait être améliorée et augmentée) ou régional, et ce en faisant appel au maximum aux méthodes de l’agriculture biologique.
En résumé, la direction du FSLN a additionné deux erreurs graves : d’une part, elle a fait trop de concessions aux bourgeois considérés comme des alliés du changement en cours et d’autre part, elle a mis en œuvre trop d’étatisme ou de coopérativisme artificiel.
Le résultat ne s’est pas fait attendre : une partie de la population, déçue par les décisions du gouvernement sandiniste, a été attirée par la contra. Celle-ci a eu l’intelligence d’adopter un discours dirigé vers les paysans déçus en leur disant qu’en les aidant à renverser le FSLN, une véritable distribution des terres aurait lieu et une véritable réforme agraire serait réalisée. C’était de la propagande mensongère mais elle a reçu un écho.
Cela est corroboré par une série d’études de terrain auxquelles j’ai eu accès à partir de 1986-1987, après plusieurs séjours au Nicaragua, notamment dans des régions rurales où la contra avait gagné un soutien populaire (la région de Juigalpa au centre du pays – voir la carte) [1] . Ce sont des organismes sandinistes qui eux-mêmes procédaient à des enquêtes très sérieuses de terrain et alertaient la direction sandiniste sur ce qui était en train de se passer. Il s’agit notamment des travaux coordonnés par Orlando Nuñez [2]. D’autres organismes indépendants du gouvernement, liés aux secteurs de la théologie de la libération, réalisaient des travaux arrivant aux mêmes constatations. De même, une série d’organisations rurales liées au sandinisme (UNAG, ATC, etc.) mettaient le doigt sur les problèmes même s’ils s’autocensuraient. Il y avait également des experts internationalistes spécialistes du monde rural qui tiraient la sonnette d’alarme.
By Peter Fitzgerald [CC BY-SA 3.0 ( from Wikimedia Commons
Concernant l’auto-organisation et le contrôle ouvrier, le FSLN a hérité de la tradition cubaine qui fait la promotion de l’organisation populaire mais dans un cadre très contrôlé et limité. Cuba, qui a connu au début des années 1960 un grand mouvement d’auto-organisation, a progressivement évolué vers un modèle beaucoup plus contrôlé d’en haut, surtout à partir de l’augmentation de l’influence soviétique à la fin des années 1960-1970 [3]. Or, une partie des dirigeants du FSLN, dont Daniel Ortega, a été formée à Cuba à cette époque. La décennie 1970 a été définie comme la « période grise » par toute une génération de marxistes cubains. Ceci dit, même le Che, lorsqu’il était ministre de l’industrie à Cuba, était réticent au développement du contrôle ouvrier (on trouve une confirmation très claire de cela dans un des ouvrages posthumes qui contient les conversations réalisées au ministère de l’industrie entre le Che et son équipe de conseillers). Bref, la direction sandiniste a hérité d’une tradition fortement influencée par la dégénérescence bureaucratique de l’Union soviétique et par son impact néfaste sur une grande partie de la gauche au niveau international, dont Cuba.
Dans un précédent article [4], j’ai également mentionné parmi les problèmes importants de la politique du gouvernement sandiniste, d’autres fautes graves telles que la manière de conduire la guerre contre la contra et l’agression extérieure en privilégiant une armée classique avec de l’équipement lourd. Il faut ajouter que le recours à la conscription militaire obligatoire a réduit l’enthousiasme en faveur de la révolution et a renforcé l’attraction exercée par la contra sur un secteur de la paysannerie.
La responsabilité du déclenchement de la guerre incombe exclusivement aux ennemis du gouvernement sandinisteBien sûr, la responsabilité du déclenchement de la guerre incombe exclusivement aux ennemis du gouvernement sandiniste et celui-ci devait affronter l’agression, mais il n’empêche que les erreurs dans la manière de conduire la guerre, combinées aux erreurs commises dans la réforme agraire, ont eu des conséquences néfastes.
Dans une interview récente, Henry Ruiz, un des neuf membres de la direction nationale des années 1980, le souligne dans ces termes : « Par exemple, une chose que nous n’avons pas faite c’est la réforme agraire. (…) Ce fut un des vices, et je l’ai critiqué à l’époque au sein du FSLN. Les paysans n’ont pas été favorisés, au contraire ils ont été affectés par la guerre. La guerre menée par la contra et la guerre menée par nous. » [5].
De même, l’application à partir de 1988, d’un programme d’ajustement structurel ressemblant fortement aux programmes dictés à d’autres pays par le FMI et la Banque mondiale est une erreur d’orientation du gouvernement sandiniste. Sur cette question, des militants sandinistes ont présenté une critique très claire de l’orientation qui était suivie par la direction [6]. Ils ont exprimé en interne et publiquement leur point de vue et cela n’a malheureusement pas été suivi d’une correction des erreurs. Le gouvernement a approfondi une politique qui menait le processus droit à l’impasse et allait provoquer un vote populaire de rejet et la victoire de la droite aux élections de février 1990.
En somme, le gouvernement a maintenu une orientation économique compatible avec les intérêts de la grande bourgeoisie nicaraguayenne et des grandes entreprises privées étrangères, c’est-à-dire une économie tournée vers l’exportation et basée sur des bas salaires afin de rester compétitive sur le marché mondial.
Première conclusion
Ce n’est pas une trop forte radicalité qui a affaibli la révolution sandinisteLa conclusion est très importante : ce n’est pas une trop forte radicalité qui a affaibli la révolution sandiniste. Ce qui n’a pas permis d’avancer suffisamment avec le soutien d’une majorité de la population, c’est une orientation qui n’a pas mis le peuple au cœur du processus pour engager la transition après le renversement de la dictature de Somoza. Le gouvernement aurait dû en pratique mieux prendre en compte les besoins et les aspirations du peuple tant à la campagne qu’en zone urbaine. Il aurait dû redistribuer les terres en faveur des paysans et en développant/renforçant la petite propriété privée et, dans la mesure du possible, des formes de coopération volontaire. Le gouvernement aurait dû favoriser l’augmentation des salaires des travailleurs tant dans le secteur privé que public.
Il aurait dû mettre progressivement en place de manière plus importante des politiques favorisant le marché intérieur et les producteurs pour ce marché.
Il fallait, à tous les niveaux, favoriser l’auto-organisation des citoyens et des citoyennes et leur permettre de contrôler l’administration publique tout comme les comptes des entreprises privées. Il fallait refuser de s’allier avec un secteur du grand capital local perçu à tort comme patriotique et allié du peuple.
Une brigade d’alphabétisation parcourant les campagnes nicaraguayennes en 1980
À chaque étape importante, des voix critiques à l’intérieur du FSLN se sont fait entendre mais elles n’ont pas été prises réellement en compte par la direction de plus en plus dominée par Daniel Ortega, son frère, Humberto, Victor Tirado Lopez, tous les trois de la tendance dite « tercerista », ralliés par Tomas Borge et Bayardo Arce provenant de la tendance « Guerre populaire prolongée », et sans que les quatre autres membres de la direction nationale ne constituent un bloc pour faire obstacle à l’approfondissement des erreurs.
Il est très important de souligner que des propositions de politiques alternatives ont été formulées tant à l’intérieur du FSLN qu’à l’extérieur parmi des forces politiques qui souhaitaient approfondir le processus révolutionnaire en cours.
Les voix critiques constructives n’ont pas attendu l’échec électoral de février 1990 pour proposer un cours nouveau, mais elles n’ont reçu qu’une faible audience et elles sont restées relativement isolées.
La dette illégitime et odieuse
La direction du FSLN aurait dû également remettre en cause le paiement de la dette publique héritée du régime de Somoza et rompre avec la Banque mondiale et avec le FMI. Elle aurait dû réaliser un audit de la dette avec une large participation citoyenne. C’est un point fondamental. Le fait que le gouvernement sandiniste a accepté de poursuivre le paiement de la dette allait de pair avec le respect des intérêts d’une partie de la bourgeoisie nicaraguayenne qui avait investi dans la dette émise par Somoza. De même, pour le gouvernement sandiniste, il s’agissait d’éviter un affrontement avec la Banque mondiale et avec le FMI qui avaient pourtant financé la dictature. Malgré cette volonté du gouvernement de maintenir la collaboration avec la Banque mondiale et le FMI, ces deux institutions ont décidé de suspendre les relations financières avec les nouvelles autorités nicaraguayennes [7]. Ce qui montre qu’il était vain de leur faire des concessions.
Si on ne dénonce pas les chaînes de la dette illégitime, on condamne le peuple à les supporterCertes, il n’était pas facile pour le gouvernement d’un pays comme le Nicaragua d’affronter seul ses créanciers, mais il aurait pu commencer par la remise en cause de la légitimité des dettes que réclamaient la Banque mondiale, le FMI, les États et les banques privées qui avaient financé la dictature. Le gouvernement aurait pu lancer un audit de celles-ci en faisant appel à la participation citoyenne, il aurait pu obtenir du large mouvement international de soutien au peuple nicaraguayen qu’il avance la revendication de l’annulation de la dette.
On ne dira jamais assez que le refus de faire face aux créanciers quand ceux-ci réclament une dette illégitime constitue généralement le début de l’abandon du programme de changement. Si on ne dénonce pas les chaînes de la dette illégitime, on condamne le peuple à les supporter.
En 1979, deux mois après le renversement de Somoza, Fidel Castro déclarait devant l’assemblée générale des Nations unies : « La dette des pays en voie de développement atteint déjà 335 milliards de dollars. On calcule que le montant total du service de leur dette extérieure s’élève à plus de 40 milliards par an, ce qui représente plus de 20 % de leurs exportations annuelles. Par ailleurs, le revenu moyen par habitant des pays développés est maintenant quatorze fois supérieur à celui des pays sous-développés. Cette situation est devenue intenable. » Il affirmait dans son exposé : « Les dettes des pays moins développés relativement et dans une situation désavantageuse sont insupportables et sans issue. Elles doivent être annulées ! » [8].
Six ans plus tard, alors qu’il avait lancé une grande campagne internationale pour l’abolition des dettes illégitimes, Fidel Castro avançait une série d’arguments tout à fait applicables au cas du Nicaragua.
Fidel Castro déclarait qu’à toutes les raisons morales, politiques et économiques qui justifiaient le refus de payer la dette, « il faut encore ajouter une série de raisons juridiques : qui a passé le contrat ? Qui jouit de la souveraineté ? En vertu de quel principe peut-on affirmer que le peuple s’est engagé à payer, qu’il a reçu ou concerté ces crédits ? La majorité de ces crédits ont été concertés avec les dictatures militaires, avec les régimes répressifs, sans jamais consulter les couches populaires. Pourquoi les dettes contractées par les oppresseurs des peuples, les engagements qu’ils prennent devraient-ils être honorés par les opprimés ? Quel est le fondement philosophique, le fondement moral de cette conception, de cette idée ? Les parlements n’ont pas été consultés, le principe de la souveraineté a été violé, quels parlements ont été consultés à l’heure de contracter la dette, ou en ont simplement été informés ? » [9]
Je souligne avec force la question de la dette illégitime car, en cas de renversement du régime oppresseur de Daniel Ortega et de Rosario Murillo, il serait fondamental pour un gouvernement populaire de remettre en cause le paiement de la dette réclamée au Nicaragua. Si c’est la droite qui prend le leadership du renversement du régime, on peut être sûr qu’elle ne remettra pas en cause la dette réclamée au Nicaragua.
Après la défaite électorale de février 1990, Daniel Ortega approfondit une orientation de collaboration de classes
J’ai expliqué dans un article précédent qu’après la défaite électorale de février 1990, Daniel Ortega avait adopté une attitude qui avait oscillé entre le co-gouvernement de fait et l’affrontement. Globalement, malgré une tendance à la radicalisation, qui a duré environ deux ans, sous la pression des organisations populaires sandinistes subissant directement et brutalement les effets des mesures prises par le gouvernement de droite, Daniel Ortega a développé une orientation qui ne proposait pas véritablement un cours alternatif à celui suivi par le gouvernement de Violetta Chamorro. J’en ai été clairement le témoin en 1992 en marge du 3e Forum de Sao Paulo.
En 1992, les errements politiques de Daniel Ortega et de Victor Tirado Lopez
En 1992, j’ai accompagné, à Managua, Ernest Mandel, un dirigeant de la Quatrième internationale, qui était invité à donner la conférence inaugurale de la 3e réunion du Forum de Sao Paulo. Ce Forum, lancé en 1990 par le PT présidé par Lula, regroupait un large éventail de la gauche latino-américaine, allant du PC cubain au Frente Amplio d’Uruguay en passant par des organisations de guérilla comme le FMLN du Salvador.
Ernest Mandel a intitulé sa conférence : « Faire renaître l’espoir ». Partant d’un constat sur les conditions très difficiles dans lesquelles se trouvaient les forces de gauche radicale au niveau mondial, il affirmait qu’il fallait se donner comme priorité de mettre en avant des revendications visant à satisfaire les droits humains fondamentaux tout en pointant la perspective du socialisme. Dans sa conclusion, il soulignait que « Ce socialisme doit être autogestionnaire, féministe, écologiste, radical-pacifiste et pluraliste ; il doit étendre la démocratie directe de façon qualitative, et être internationaliste et multipartiste. (…) la libération des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. Elle ne peut pas être l’œuvre des États, des gouvernements, des partis ou des dirigeants supposément infaillibles, ni d’experts d’aucune sorte. » [10]
En marge de ce Forum, Victor Tirado Lopez, un des commandants les plus liés à Daniel Ortega à cette époque-là, a souhaité avoir une réunion en tête-à-tête avec Ernest Mandel qui m’a demandé de l’accompagner. Victor Tirado Lopez a commencé par dire qu’il avait beaucoup d’admiration pour les travaux d’Ernest Mandel et notamment son traité d’économie marxiste [11]. Ensuite, ce commandant a exposé son analyse de la situation internationale : selon lui, le système capitaliste était arrivé à maturité et ne connaîtrait plus de crises, il mènerait au socialisme sans que de nouvelles révolutions soient nécessaire. C’était parfaitement absurde et Ernest Mandel le lui a dit très nettement en s’échauffant. Quand Mandel a ensuite répliqué que les crises allaient se poursuivre et que dans certaines parties de l’Amérique latine, comme le Nord-Est brésilien, les conditions de vie des plus exploités s’aggravaient très nettement, Tirado Lopez a répondu que ces régions n’avaient pas encore été atteintes par la civilisation amenée cinq siècles plus tôt par Christophe Colomb. Avec Mandel, nous avons alors mis fin de manière abrupte à cette conversation délirante.
L’évolution ultérieure de Daniel Ortega était déjà largement perceptible au début des années 1990Le lendemain, Daniel Ortega a souhaité présenter en privé à Mandel le projet de programme alternatif qu’il voulait défendre publiquement en tant que FSLN face au gouvernement de droite de Violetta Chamorro. Après lecture, nous nous sommes rendu compte que ce programme ne remplissait pas les conditions minimales pour constituer une alternative. Pour le dire simplement, il était compatible avec les réformes entreprises par le gouvernement de droite et ne permettrait pas de reprendre l’offensive face à la droite. Mandel l’a dit très clairement à Daniel Ortega qui n’a pas du tout apprécié.
Je mentionne ces deux discussions car cela indique à quel point la dérive politique de certains dirigeants du FSLN était profonde.
Seconde conclusion : L’évolution ultérieure de Daniel Ortega, de ceux et celles qui l’ont accompagné sur les chemins du retour au pouvoir, était déjà largement perceptible au début des années 1990.
La consolidation du pouvoir de Daniel Ortega dans le FSLN
Une partie importante des militants et des militantes sandinistes de la période révolutionnaire a refusé cette orientation dans les années qui ont suivi. Cela a pris du temps et ce retard à prendre conscience du danger a été mis à profit par Daniel Ortega pour consolider son influence au sein du FSLN et marginaliser ou exclure ceux et celles qui défendaient une orientation différente. Simultanément Daniel Ortega a réussi à maintenir une relation privilégiée avec toute une série de dirigeants et dirigeantes des organisations populaires sandinistes qui l’ont considéré, faute de mieux, comme le dirigeant le plus apte à défendre une série de conquêtes des années 1980. Cela explique en partie pourquoi, en 2018, le régime de Daniel Ortega conserve un appui dans une partie de la population et du mouvement populaire malgré le recours à des méthodes répressives extrêmement brutales.
Dans un prochain article seront analysés les évènements dramatiques d’avril à août 2018.
Notes
[1] J’ai été un membre actif des « FGTBistes pour le Nicaragua ». Il s’agissait d’une organisation belge composée de syndicalistes de base qui, sans consulter la direction syndicale, s’étaient rassemblés pour apporter un soutien au peuple nicaraguayen qui avait réalisé la révolution sandiniste, en particulier dans le secteur rural, notamment dans le secteur des salariés agricoles. Cette association, très active dans la deuxième moitié des années 1980, regroupait des ouvriers de grandes entreprises industrielles présentes en Belgique (Caterpillar, Cockerill Mechanical Industries, Volkswagen, Renault, Ford, etc.) et des travailleurs des services publics (enseignement, santé, collectivités locales, ministères, etc.) ou de services privés (banques privées, secteur privé de la santé, etc.). Cette association réalisait des conférences en Belgique, organisait des auto-formations et envoyait chaque année des brigades de travail volontaire dans les zones rurales. En général, il s’agissait de deux à trois semaines de travail en zone rurale et d’une semaine de réunions à Managua avec deux à trois jours de détente sur une plage du Pacifique. Parmi ces syndicalistes, on trouvait des militants de partis politiques (trotskistes, maoïstes, communistes, socialistes) et des « sans »-partis. Personnellement, j’étais membre de la section belge de la Quatrième internationale, la Ligue révolutionnaire des travailleurs (LRT) qui était très active dans la solidarité avec la révolution sandiniste. À côté des FGTBistes pour le Nicaragua, des activistes membres de l’autre grand syndicat belge, l’ACV-CSC, avaient constitué les « ACV pour le Nicaragua » principalement implantés dans la partie flamande du pays. Parmi les ACV pour le Nicaragua, il y avait plusieurs membres de la Quatrième internationale. De même au Nicaragua, résidaient de manière permanente en soutien à la révolution sandiniste des membres de la Quatrième internationale, venant de Belgique, de France, des Pays-Bas, d’Espagne, du Mexique, d’Italie, de Suisse, entre autres, et travaillaient dans les domaines de la santé, de l’agronomie, de l’aide technique, de la solidarité internationale, etc.
[2] Orlando Nuñez, que j’ai bien connu entre 1986 et 1992, avait été actif pendant mai 1968 à Paris. Il se réclamait du mouvement situationniste – libertaire et du sandinisme. Au cours des années 1990 et des années 2000 il a continué à soutenir l’orientation de Daniel Ortega, en contradiction avec ses positions de départ. Son évolution terrible a notamment été critiquée par un de ses proches amis et camarades, le nord-américain Roger Burbach. Voir Roger Burbach, « Et Tu, Daniel ? The Sandinista Revolution Betrayed » – Burbach écrit : « Étonnamment, Orlando Nuñez, avec lequel j’ai écrit un livre sur la poussée démocratique de la révolution(Roger Burbach, Orlando Nuñez, Fire in the Americas. Forging a Revolutionary Agenda, Verso, 1987),est resté loyal à Ortega alors que la plupart des cadres intermédiaires et des membres de la direction nationale abandonnaient le parti […]. Quand j’ai interrogé Nuñez à propos de son attitude, il a donné comme argument que seul le parti sandiniste disposait d’une base parmi les masses. Il a dit : « Les sandinistes dissidents et leurs organisations ne peuvent pas recruter les pauvres, les paysans, les travailleurs, ni concourir aux élections de manière crédible. » Nuñez, qui travaille comme conseiller aux affaires sociales dans le cabinet du président [ce texte a été publié au premier quadrimestre 2009 – ET], a par la suite soutenu qu’Ortega s’était allié avec Alemán non pas par cynisme politique, mais dans le but de construire un front anti-oligarchique. Selon cette théorie, Alemán et les somozistes représentent une classe capitaliste émergente qui a remplacé la vieille oligarchie qui dominaient dans la politique et l’économie du Nicaragua depuis le 19e siècle » (traduit de l’anglais)
[3] Voir à ce propos Fernando Martinez Heredia interviewé par Éric Toussaint, « Du 19e au 21e siècle : une mise en perspective historique de la Révolution cubaine »
[4] Eric Toussaint, Nicaragua : D’où vient le régime de Daniel Ortega et de Rosario Murillo
[5] « Por ejemplo, una cosa que no hicimos fue reforma agraria. (…) Ese fue uno de los vicios, y esa fue una de mis críticas al Frente y a los que estuvimos en este proceso. Los campesinos no fueron favorecidos, en cambio fueron afectados por la guerra. La guerra contra y la guerra nuestra. » in https://www.diariolajuventud.com/single-post/2018/07/21/Henry-Ruiz-desde-Nicaragua-%E2%80%9Cno-se-dejen-embaucar-por-un-falso-credo-de-izquierda%E2%80%9D?_amp ]
[6] Il s’agit notamment de l’économiste nicaraguayen Adolfo Acevedo Vogl qui travaillait comme conseiller au ministère de la planification dirigé par Henry Ruiz. Voir également la revue nicaraguayenne Envio, août 1988 dont des extraits ont été publiés par la revue Inprecor, n°273 octobre 1988 sous le titre « Nicaragua : Traitement de choc »
[7] Voir Éric Toussaint, Banque mondiale, le coup d’Etat permanent, 2006.
[8] Fidel Castro : « La dette ne doit pas être payée »
[9] Fidel Castro : « La dette ne doit pas être payée »
[10] Voir http://www.ernestmandel.org/new/ecrits/article/faire-renaitre-l-espoir. La fin de la conférence donnée par Ernest Mandel mérite d’être reproduite dans cette note : « Ce socialisme doit être autogestionnaire, féministe, écologiste, radical-pacifiste et pluraliste ; il doit étendre la démocratie directe de façon qualitative, et être internationaliste et multipartiste. Il faut qu’il soit aussi émancipateur pour les producteurs directs. On ne peut y parvenir qu’avec la disparition progressive du travail salarié et de la division sociale du travail entre ceux qui produisent et ceux qui administrent et accumulent. Les producteurs doivent avoir le pouvoir réel de décider comment on produit, ce qu’on produit et comment est utilisée une plus grande partie du produit social. Ce pouvoir doit être conduit de façon pleinement démocratique, c’est-à-dire qu’il doit exprimer les convictions réelles des masses. Pour ce faire, il faut la pluralité des partis, et la possibilité pour les masses de choisir entre différentes variantes des objectifs centraux du plan économique - cela n’est réalisable qu’avec la réduction drastique de la journée et de la semaine de travail. Il y a presque un consensus sur le poids de plus en plus fort de la corruption et de la criminalisation dans la société bourgeoise et dans les sociétés post-capitalistes en désagrégation. Mais il faut comprendre que cela est structurellement lié au poids de l’argent dans la société. Il est utopique et irréaliste d’espérer une moralisation de ladite société civile et de l’État, sans une réduction radicale du poids de l’argent et de l’économie de marché. On ne peut pas défendre une vision cohérente du socialisme sans s’opposer de façon systématique à l’égoïsme et à la recherche des profits individuels, vu les conséquences qu’ils ont sur toute la société. Il faut donner la priorité à la solidarité et à l’éducation. Et cela suppose précisément une réduction décisive du poids de l’argent dans la société. Enfin, les socialistes et les communistes doivent refuser toute pratique de substitution paternaliste ou verticaliste. Nous devons transmettre la principale contribution de Karl Marx à la politique : la libération des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. Elle ne peut pas être l’œuvre des États, des gouvernements, des partis ou des dirigeants supposément infaillibles, ni d’experts d’aucune sorte. Tous ces organes sont utiles et même indispensables dans la voie de l’émancipation. Mais ils ne peuvent qu’aider les masses à se libérer, et non pas s’y substituer. Il est immoral et même impraticable d’essayer d’assurer le bonheur des gens contre leurs convictions. C’est une des principales leçons que l’on peut tirer de l’écroulement des dictatures bureaucratiques en Europe de l’Est et dans l’ancienne URSS. La pratique des socialistes et des communistes doit être totalement conforme à leurs principes. Nous ne devons justifier aucune pratique aliénante ou oppressive. Nous devons réaliser ce que Marx appelait l’impératif catégorique de lutte pour écraser toutes les conditions dans lesquelles les êtres humains sont aliénés et humiliés. Si notre pratique répond à cet impératif, le socialisme retrouvera une force formidable et une légitimité morale qui le rendra invincible. »
[11] Omar Cabezas, un dirigeant sandiniste, relate dans son livre « La montaña es algo más que una inmensa estepa verde » (en inglés : Fire from the Mountain : The Making of a Sandinista ISBN 0-452-25844-8) que le commandant Henry Ruiz lisait dans la zone de guérilla où le FSLN opérait le traité d’économie marxiste écrit par Ernest Mandel au début des années 1960. Ce livre avait également été lu par Che Guevara qui avait invité Mandel à Cuba à l’époque de la sortie de cet ouvrage. Le traité d’économie marxiste est également cité par Eduardo Galeano dans son livre « Les veines ouvertes de l’Amérique latine ».