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Bruno Amable: Majorité sociale, minorité politique

Lien publiée le 16 août 2018

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https://www.monde-diplomatique.fr/2017/03/AMABLE/57285

Bruno Amable, mars 2017

Étrange démocratie française : depuis trente-cinq ans, les programmes des grands partis de gouvernement ne correspondent pas aux attentes économiques des classes populaires, qui représentent pourtant plus de la moitié du corps électoral. Contrairement aux idées en vogue sur l’effacement des clivages idéologiques, les aspirations des ouvriers et des employés dessinent un bloc social de gauche.

Parmi les nombreuses expressions de la crise politique française, on peut mentionner la propension de certains candidats ou partis à se proclamer « antisystème ». On a ainsi vu M. Emmanuel Macron, ancien ministre de l’économie de M. François Hollande, et M. François Fillon, premier ministre de M. Nicolas Sarkozy, adopter la posture du rebelle pour tenter d’échapper au discrédit qui frappe la représentation politique. Ils reprennent là une tactique couronnée de succès tant en 1995, lorsque M. Jacques Chirac s’était imposé face au premier ministre sortant, M. Édouard Balladur, qu’en 2007, quand M. Sarkozy avait incarné une « rupture » avec un gouvernement dont il avait pourtant fait partie. Les deux candidats de la droite avaient ainsi pu vaincre la malédiction qui veut que, depuis 1981, un parti au pouvoir perde systématiquement les élections.

Il existe cependant une manifestation de cette crise moins exubérante mais plus significative : l’impossibilité de trouver un équilibre qui associerait un projet de société, et en particulier un modèle économique et social, une coalition politique qui serait porteuse de ce projet et une base suffisamment large qui soutiendrait cette coalition. Jusqu’en 1981, la France de la Ve République offrait un exemple de ce triptyque : une économie à croissance forte appuyée sur un État social moins développé que dans les pays d’Europe du Nord, promue par une alliance unissant une large partie des cadres et professions intermédiaires du secteur privé à une minorité des ouvriers et employés, le tout représenté par une coalition rassemblant les gaullistes et les libéraux (1).

L’Italie, jusqu’à la crise de 1992, présentait un autre cas de figure, avec un modèle économique reposant sur la modernisation industrielle, une alliance de la grande industrie, des petites entreprises du Nord-Est et du Centre avec leurs employés ainsi qu’avec diverses fractions de classe liées notamment à la rente et au secteur financier, l’ensemble se traduisant par une représentation politique dominée par la Démocratie chrétienne. La recherche infructueuse d’un tel triptyque caractérise la situation de la France depuis près de quatre décennies.

Cette gauche qui a changé de base

La crise politique peut alors se définir comme l’absence de bloc social dominant — entendre par là une agrégation de groupes sociaux dont les principales attentes en matière de politique publique et d’environnement institutionnel sont suffisamment prises en compte par la coalition au pouvoir pour susciter en retour un soutien. La constitution d’un tel bloc résulte d’une stratégie consistant à sélectionner les attentes à satisfaire, mais aussi, dans une optique de plus long terme, à influencer la formation de ces attentes en tentant de circonscrire ce qui sera présenté comme « réaliste ».

Si on remonte à la période 1975-1983, on distingue en France deux stratégies politiques opposées reposant sur deux projets de modèle économique et social. Après la crise du début des années 1970, la coalition de droite au pouvoir depuis le début de la Ve République amorce un tournant néolibéral incarné par Raymond Barre et son choix d’une politique d’austérité, en rupture avec la gestion traditionnelle qui avait prévalu jusqu’à la tentative infructueuse du plan de relance de M. Chirac en 1975. La droite recherchait le soutien d’un bloc social centré autour des catégories aisées, d’une grande partie des cadres et dirigeants du secteur privé, des indépendants, artisans et commerçants ou encore des agriculteurs. Elle pouvait également compter sur le soutien d’une minorité des classes populaires, ouvriers et surtout employés du secteur tertiaire, situés à droite par conviction religieuse ou par adhésion aux valeurs d’ordre et de sécurité.

En face, la coalition de gauche, qui associait le Parti communiste français (PCF), le Parti socialiste (PS) et les radicaux de gauche, proposait, ensemble à partir de 1972 puis séparément après la rupture de l’union de la gauche en 1977, un changement de modèle économique. Les électeurs pouvaient, avec optimisme, l’interpréter comme une transition vers le socialisme ou, plus modestement, comme la mise en place d’un capitalisme social-démocrate fondé sur un État social de haut niveau combiné avec la prépondérance d’un secteur nationalisé pensé comme le fer de lance de la croissance et du progrès. En se fondant sur les données de l’enquête postélectorale de 1978 du Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof), on peut estimer que ce projet recueillait le soutien de la majorité des classes populaires (60 % des ouvriers, 56 % des contremaîtres) et des personnels du service public. Au second tour de l’élection présidentielle de 1981, 72 % des ouvriers et 62 % des employés se prononcèrent en faveur de François Mitterrand. La conviction de pouvoir s’appuyer sur une base sociale solide conduisit celui-ci à déclarer que « la majorité politique des Français, démocratiquement exprimée, vient de s’identifier à sa majorité sociale (2 ».

Trente et un ans plus tard, en 2012, on a pu voir à quel point la « gauche de gouvernement » s’était séparée de sa base traditionnelle en tournant le dos aux ambitions transformatrices dont elle était initialement porteuse. Le choix de la rigueur effectué en 1982-1983 revenait à négliger les attentes les plus fondamentales des groupes constitutifs du bloc sociologique soutenant la gauche. Cette contradiction entre les politiques économiques que la « gauche de gouvernement », c’est-à-dire principalement le PS, souhaitait mettre en œuvre et les attentes de sa base devait déboucher sur une crise que les socialistes ont tenté avec plus ou moins de conviction d’empêcher en cherchant à renouveler le bloc social sur lequel s’appuyait leur parti.

Les chiffres de l’enquête électorale française de 2012 du Centre d’études européennes (CEE-Sciences Po) montrent qu’une minorité des ouvriers (45 %) approuvait alors les partis de gauche (du PS à l’extrême gauche), alors qu’ils étaient 60 % à le faire en 1978. Les personnels de service, qui votaient à 46 % pour la gauche en 1978, n’étaient plus que 35 % à faire ce choix en 2012. En revanche, le soutien des classes diplômées (cadres du privé comme de la fonction publique) avait fortement augmenté : les dirigeants et cadres de direction, qui étaient 18 % à soutenir les partis de gauche en 1978, votaient pour ces derniers à 43 % en 2012 ; de même, si 29 % des cadres d’entreprise votaient à gauche en 1978, la proportion montait à 45 % en 2012. Par ailleurs, la désaffection des classes populaires à l’égard de la « gauche de gouvernement » a davantage alimenté le niveau d’abstention que les scores de la droite et de l’extrême droite. Ainsi, d’après l’enquête Ipsos sur les élections régionales de 2015, le fort vote ouvrier pour le Front national (43 %) doit être relativisé par la prise en compte de l’abstention massive de ce groupe (61 %).

Des analyses statistiques (3) plus systématiques font apparaître un élément crucial et paradoxalement négligé dans le débat public : le bloc social de gauche existait encore en 2012. En d’autres termes, des groupes repérables à l’aide des catégories socioprofessionnelles de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) exprimaient des attentes assez représentatives d’une politique de gauche. Un thème en apparence suranné comme celui des nationalisations recueillait une majorité d’opinions positives (4), avec un soutien plus marqué chez les salariés de la fonction publique et une opposition sensible provenant des catégories à hauts revenus. On retrouvait à peu près le même type d’antagonisme sur des questions telles que la réforme des retraites de M. Sarkozy, l’augmentation de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) ou les politiques de réduction des inégalités. Ainsi, contrairement aux idées en vogue sur l’effacement des « vieux » clivages, les préférences en matière économique dessinaient dans la population française une opposition droite-gauche que l’on pouvait relier à la stratification socioprofessionnelle.

Plus généralement, les oppositions entre les groupes sociaux portant sur ces préférences n’apparaissaient pas, en 2012, profondément différentes de ce qu’elles étaient en 1978 : les catégories aux revenus les plus faibles approuvaient l’idée d’une redistribution, laquelle suscitait, toutes choses égales par ailleurs, l’hostilité des catégories disposant de revenus élevés. Ces dernières, ainsi que les indépendants, artisans et commerçants, étaient favorables à la réforme des retraites de M. Sarkozy et plutôt défavorables à une extension du secteur public. Le projet de remplacer les contrats de travail existants par un contrat unique flexible, avec un niveau de protection augmentant faiblement en fonction du temps passé dans l’emploi, suscitait l’adhésion des groupes composés d’individus diplômés, âgés et aux revenus élevés (60 % des cadres et dirigeants), mais pas celle des catégories populaires (52 % des ouvriers et employés s’y opposaient).

S’il existait encore potentiellement en 2012 un bloc exprimant des attentes de gauche et un bloc de droite avec des aspirations opposées, la symétrie s’arrête là. Car les rapports qu’entretiennent les coalitions politiques de droite et de gauche avec leurs bases sociales respectives ont assez sensiblement changé. La droite doit trouver un équilibre entre les aspirations aux réformes néolibérales radicales que réclame une fraction de son électorat (les indépendants, les cadres supérieurs), mais qui en effraient une autre partie (les salariés intermédiaires du privé). Le problème récurrent des coalitions de droite est donc de trouver une médiation entre des aspirations divergentes. À cet égard, les choix de M. François Fillon, qui souhaite mettre en œuvre un programme plus radicalement néolibéral que ce qu’aucun parti de droite a jusqu’ici proposé, semblent de nature à aggraver le problème plutôt qu’à le résoudre.

La « gauche de gouvernement », elle, refuse depuis 1982-1983 de mettre en œuvre une politique correspondant aux attentes du bloc social qui la porte au pouvoir. Cette coalition politique, dominée par le PS, est donc condamnée à rechercher un électorat alternatif qui soutiendrait les options fondamentales autour desquelles s’articule sa politique économique : l’intégration européenne et les « réformes structurelles » néolibérales, éventuellement adoucies par une politique sociale « active » et/ou une politique macroéconomique tournant le dos à l’austérité. Les groupes susceptibles d’appuyer une telle orientation se caractérisent par un revenu et un niveau d’éducation relativement élevés ; c’est pourquoi on peut qualifier de « bloc bourgeois » le front qu’ils constitueraient. Son cœur serait formé des cadres supérieurs de la fonction publique, traditionnellement rattachés au bloc de gauche, et des cadres du secteur privé, qui font plutôt partie du bloc de droite.

La stratégie politique correspondante n’est pas nouvelle et a été explorée avec des succès limités par les divers représentants de la droite du PS : M. Jacques Delors appelait en 1985 « les sages de tous les camps (5 » à se mettre d’accord sur une politique économique qui ne varierait que peu suivant les alternances politiques ; Michel Rocard, prenant la tête du PS après la défaite aux législatives de 1993, cherchait dans un « big bang » une solution de rechange à l’alliance traditionnelle du PS avec le PCF.

Celui qui l’incarne actuellement de la façon la plus flagrante est M. Macron, qui, malgré ses prétentions à la nouveauté, revendique un « ni droite ni gauche » souvent utilisé dans le passé. On peut facilement deviner le programme économique dont il est porteur à la lecture de ses œuvres de jeunesse, le rapport Attali (6), comme à l’examen de son parcours de ministre, avec la loi Macron. Ses orientations de politique économique, pro-intégration européenne, favorables aux privatisations, à la « libéralisation » du marché du travail, correspondent à la tentative de constituer un « bloc bourgeois » qui serait dominant.

Il y a toutefois un obstacle à ce projet. Cet électorat est constitué de groupes sociaux diplômés et aisés mais socialement et politiquement minoritaires. Une stratégie réaliste impliquerait donc de rechercher une médiation susceptible d’agréger d’autres troupes. Comme le projet économique repose sur des réformes néolibérales rejetées par la majorité de l’ancien bloc de gauche, le renfort proviendrait le plus vraisemblablement de fractions appartenant au bloc droitier (indépendants, professions intermédiaires). Ce serait là une solution aux contradictions internes de la droite : rejeter dans la minorité politique les catégories les plus hostiles aux « réformes structurelles » pour s’allier aux groupes de l’ancien bloc de gauche qui y sont le plus favorables. Cette majorité politique resterait probablement sociologiquement minoritaire.

Bruno Amable

Économiste, coauteur avec Stefano Palombarini de L’Illusion du bloc bourgeois. Alliances sociales et avenir du modèle français,Raisons d’agir, Paris, à paraître le 23 mars 2017.

(1Cf. Bruno Amable, Elvire Guillaud et Stefano Palombarini, L’Économie politique du néolibéralisme. Le cas de la France et de l’Italie, Rue d’Ulm, Paris, 2012.

(2) Discours du 21 mai 1981.

(3Cf. Structural Crisis and Institutional Change in Modern Capitalism. French Capitalism in Transition, Oxford University Press, mars 2017. Les données traitées proviennent des enquêtes électorales françaises (Centre de données socio-politiques, Sciences Po).

(4) Sur les nationalisations, 35 % des répondants exprimaient une opinion négative, 51 % une opinion positive.

(5) Philippe Alexandre et Jacques Delors, En sortir ou pas, Grasset, Paris, 1985.

(6) M. Macron fut rapporteur de la commission pour la libération de la croissance française, plus connue sous le nom de « commission Attali », qui a rendu son rapport en janvier 2008.