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Brochure sur la Révolution allemande
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http://www.critique-sociale.info/1277/brochure-sur-la-revolution-allemande/
La révolution allemande, un siècle après
« Le héros de cette révolution, ce sont les masses. »1
Ci-dessous, le texte de notre brochure sur la Révolution allemande, également disponible en PDF :
Révolution moins célèbre que celle de Russie l’année précédente, la révolution allemande n’en est pas moins un événement majeur de l’histoire du mouvement ouvrier. Pendant des décennies, on avait considéré que c’était en Allemagne que la classe ouvrière était la plus puissante, la mieux organisée. Elle va pourtant être laminée en moins de vingt ans : de l’éclatement de la guerre en 1914, jusqu’à la suppression de la démocratie en 1933 par la dictature nazie. Pendant la révolution allemande de 1918–1919, où existaient pourtant des potentialités d’émancipation, les travailleurs n’auront pas réussi à changer l’organisation sociale fondamentale.
1) Le mouvement ouvrier face à la Première Guerre mondiale
En 1914, le Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD) est un véritable parti de masse, avec plus d’un million d’adhérents, principalement des travailleurs. Officiellement, le parti est internationaliste et son objectif est de remplacer le capitalisme par le socialisme. Le SPDest alors regardé comme le plus puissant parti du mouvement ouvrier dans le monde. En réalité, des courants très différents y cohabitent, les marxistes révolutionnaires commeRosa Luxemburg ou Karl Liebknecht étant nettement minoritaires. C’est une bureaucratie composée de permanents inamovibles qui dirige le parti, et qui applique de fait une politique réformiste – malgré des discours occasionnels se revendiquant encore de l’objectif socialiste.
En août 1914, le déclenchement de la Première Guerre mondiale va faire voler en éclat les apparences et les illusions. Le SPD vote les crédits de guerre et se rallie de fait à l’Empire, contredisant son programme.
La guerre change complètement la situation politique : l’essentiel du pouvoir passe progressivement dans les mains de la hiérarchie militaire, ce qui laissera forcément des traces. Surtout, la direction du SPD se rallie à l’Union sacrée (Burgfrieden en allemand), qui prétend suspendre les différences politiques et sociales. C’était là nier le constat fondamental de la lutte des classes : qu’on le veuille ou non, tant qu’il existe des classes sociales elles ont des intérêts différents, qui s’expriment par des luttes d’un côté comme de l’autre. En faisant comme si on pouvait suspendre la lutte de classe, le SPD et les syndicats abdiquent la défense des intérêts des travailleurs, pendant que le patronat – qui mène sa propre lutte de classe sans avoir besoin de la désigner par ce nom – voit ses profits augmenter du fait de la surexploitation subie par les travailleurs.
Il existe pourtant d’emblée des oppositions au sein du SPD, à la fois des radicaux comme Rosa Luxemburg, et des modérés comme le codirigeant du parti Hugo Haase, qui est mis en minorité – il était partisan de voter contre les crédits le 4 août 1914, mais s’était rallié au vote pour par « discipline de parti ».
Ce ralliement de la direction du SPD à la logique de guerre de l’Empire, et son acceptation de l’Union sacrée, va logiquement provoquer des divisions, puis des scissions : en décembre 1914, le député Karl Liebknecht vote seul contre les crédits de guerre, bientôt suivi par Otto Rühle, puis d’autres.
Les révolutionnaires internationalistes autour de Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht, Léo Jogichès, Franz Mehring, Clara Zetkin et Paul Levi font paraître en avril 1915 la revue Die Internationale, qui est immédiatement interdite. Luxemburg y écrit que « pendant la guerre, le rapport salarial ne disparaît pas le moins du monde, au contraire, l’exploitation augmente violemment », notamment du fait de « la pression que la dictature militaire exerce sur les travailleurs. » L’urgence est pour elle d’« agir pour que la guerre cesse aussi vite que possible, et que la paix soit organisée en conformité avec les intérêts communs au prolétariat international. »2
Ces militants publient ensuite des « Lettres de Spartacus », d’où l’appellation de « Groupe Spartacus » ou « spartakistes ». La portée de leur action est cependant limitée par une forte répression, notamment de nombreux emprisonnements. C’est justement en prison que Rosa Luxemburg écrit en 1915 une brochure contre la guerre et contre son acceptation par la majorité des socialistes, intitulée La Crise de la social-démocratie. Le texte ne paraît que l’année suivante, clandestinement et signé d’un pseudonyme, Junius. Luxemburg y écrit que « l’échec du prolétariat socialiste dans la guerre mondiale actuelle est sans équivalent, c’est un désastre pour toute l’humanité. Mais le socialisme ne serait perdu que dans le cas où le prolétariat international se refuserait à mesurer la profondeur de sa chute et à en tirer les enseignements. » En conclusion, elle réaffirme que « les prolétaires de tous les pays partagent un seul et même intérêt. »3 Dans la première Lettre de Spartacus, elle constate avec lucidité que pour le moment « la guerre renforce la domination du capitalisme, celle de la réaction politique et sociale et bien sûr celle du militarisme. »4
La divergence qui avait éclaté au grand jour au sein du mouvement ouvrier traduisait en fait deux visions du monde complètement différentes. Pour les partisans de l’Union sacrée, les travailleurs d’Allemagne faisaient d’abord partie de l’Allemagne, au sein de laquelle il fallait qu’ils conquièrent leurs droits. Pour les internationalistes, les travailleurs d’Allemagne faisaient d’abord partie du prolétariat, de la classe travailleuse mondiale, et c’est en tant que classe exploitée qu’ils devaient abolir le mode de production capitaliste et créer une autre société, socialiste ou communiste, débarrassée du travail salarié, des frontières et de l’aliénation. En pratique, la première conception aboutissait à renoncer à l’objectif socialiste.
De ces deux conceptions opposées découlent des orientations politiques inconciliables, qui vont s’exprimer pendant la guerre puis pendant la révolution.
En janvier 1917, la direction du SPD exclut ses opposants, pacifistes modérés comme radicaux. En conséquence, un nouveau parti est créé en avril 1917, le Parti social-démocrate indépendant (USPD), sous-entendu : indépendant du pouvoir impérial. Mais seule une minorité des adhérents suit les pacifistes. Les spartakistes constituent l’aile gauche de l’USPD, tout en poursuivant une action politique autonome, avec leurs propres publications clandestines.
De son côté, le SPD débarrassé de sa gauche et de son extrême gauche peut désormais nouer des alliances officielles sur sa droite : en juillet 1917, un comité est mis en place au parlement entre le SPD et des partis bourgeois, sur un programme minimal de démocratisation (relative) des institutions de l’Empire. Au nom d’un prétendu « réalisme », le SPD se refusait donc en pratique à revendiquer la république.
Les difficultés du ravitaillement alimentaire, la hausse des prix et le rejet progressif de la guerre entraînent le retour des grèves, notamment au printemps 1917 puis en janvier-février 1918. Ces mouvements puissants bénéficient aussi de l’influence de la révolution en Russie à partir de février-mars 1917, qui donne de l’espoir et favorise la revendication d’arrêt immédiat de la guerre. Dans l’animation de ces mobilisations se révèle l’action des délégués révolutionnaires (Revolutionäre Obleute), un groupe de militants en lien direct avec les travailleurs, constitué de syndicalistes souvent membres de l’USPD.
Après l’échec de ces mouvements, les spartakistes diffusent clandestinement des dizaines de milliers de tracts, affirmant que « la direction des luttes doit être confiée à des conseils ouvriers élus, et que les révolutionnaires doivent gagner les soldats à leur cause »5.
En 1918, après quatre ans de guerre mondiale, l’Empire allemand se rend compte qu’il est dans l’incapacité de gagner la guerre. L’État-major de l’armée allemande – dirigé par Hindenburg et Ludendorff – est persuadé de l’échec dès septembre 1918. C’est pourquoi un nouveau gouvernement est mis en place le 4 octobre 1918, sous la direction du prince Max de Bade, afin de négocier la paix avec les États adverses. Pour la première fois, le SPD y fait son entrée, avec deux ministres. Mais les discussions préalables à l’armistice piétinent. La guerre se poursuit donc, bien qu’elle soit déjà manifestement perdue.
Dans ce contexte d’incertitude, les spartakistes appellent le 7 octobre à la formation de conseils d’ouvriers et de soldats. Le 25 octobre, Otto Rühle fait un discours de rupture complète au Reichstag. Il rappelle d’abord que « la contradiction politique, économique, historique qui oppose le capital au travail, la bourgeoisie au prolétariat, n’a pas été supprimée : elle continue d’exister, et même cette guerre n’a fait que l’élargir et l’approfondir.» Il ajoute que les masses ont besoin de « la démocratie du socialisme, la République fondée sur la révolution socialiste et à cet effet, elles exigent, en premier lieu, l’abdication de l’Empereur en tant qu’instigateur de cette guerre mondiale. » Malgré les protestations des députés monarchistes, Rühle achève son discours en affirmant que la classe travailleuse «aspire à la fraternisation de tous les peuples afin d’établir une association qui garantisse durablement la paix et la civilisation sous le signe du socialisme victorieux. J’appelle toute la classe ouvrière, et en particulier la classe ouvrière d’Allemagne, à conquérir ce socialisme par la révolution !»6
2) La monarchie est balayée
Cette situation de guerre qui se poursuit alors qu’on sait qu’elle n’est plus gagnable, va être l’élément déclencheur de la révolution : le 29 octobre, des marins de Wilhelmshaven refusent de faire une sortie offensive qui n’a plus de sens. Ils sont arrêtés, mais ont réussi à annuler l’attaque prévue. Par solidarité avec ces premiers mutins, et pour empêcher qu’ils soient condamnés, des marins de Kiel se soulèvent début novembre. Ils élisent des conseils de marins et prennent le contrôle des navires, hissant le drapeau rouge. Une partie des soldats de l’armée de Terre envoyés contre eux fraternisent, puis des travailleurs se mettent en grève. La ville est passée à la révolution.
Dans un contexte où l’Empire est battu militairement, donc apparaît vulnérable, cette mutinerie va vite s’étendre. De grandes manifestations parcourent les villes, sont rejointes par des soldats et prennent les lieux de pouvoir. Le 6 novembre, des conseils d’ouvriers et de soldats contrôlent Hambourg et Brême, le lendemain Munich, le 8 Stuttgart, Leipzig et Cologne.
A Berlin, siège du pouvoir central, des révolutionnaires débattent du meilleur moment pour déclencher le mouvement qu’ils préparent. C’est finalement au 11 novembre qu’ils fixent le soulèvement. Mais quand il existe une véritable volonté révolutionnaire parmi les masses, elles n’attendent pas un signal donné d’en haut par des dirigeants auto-proclamés. Dès le 9 novembre au matin, des grèves spontanées se répandent et des cortèges de travailleurs parcourent Berlin. Des socialistes appellent les soldats à les rejoindre, ce qu’ils font : loin de s’opposer aux manifestations de travailleurs, ils les laissent passer voire prennent part aux cortèges. La capitale passe ainsi du côté de la révolution en moins d’une journée. Le député SPD Philipp Scheidemann proclame la « République allemande » à 14 heures, tandis que Liebknecht proclame deux heures plus tard la « République socialiste libre d’Allemagne » et appelle à « la révolution mondiale ». Deux perspectives politiques très différentes s’opposent donc dès le début de la révolution.
Max de Bade transmet le 9 novembre son poste de chef du gouvernement au dirigeant SPDFriedrich Ebert, issu de la droite de la social-démocratie, qui n’avait jamais participé aux débats théoriques. L’Empire n’est plus, mais une certaine continuité est néanmoins assurée avec le gouvernement précédent, puisque les secrétaires d’État nommés le 4 octobre restent en fonction – c’est d’ailleurs l’un d’eux, le centriste Matthias Erzberger, qui va signer l’armistice le 11 novembre au nom de l’Allemagne.
Dans l’urgence, une alliance entre le SPD et l’USPD est conclue le 10 novembre, un conseil de 6 membres étant formé à parité des deux partis. Liebknecht refuse d’y participer, et les spartakistes forment officiellement la Ligue Spartacus (Spartacusbund), qui publie le quotidien Die rote Fahne (« Le drapeau rouge ») dirigé par Luxemburg, qui vient d’être libérée de prison par la révolution, avec la participation de militants internationalistes comme Liebknecht, Paul Levi, Hugo Eberlein et Léo Jogichès.
Outre la fin de la monarchie, d’autres avancées très importantes sont rapidement acquises par la révolution : baisse du temps de travail, conventions collectives, droit de vote des femmes et abolition du suffrage censitaire, fin des discriminations antisémites, gratuité de l’enseignement, allocations pour les chômeurs, etc. On retrouve certaines de ces avancées aussi dans d’autres pays au même moment, tant le rapport de forces entre les classes s’est transformé au niveau au moins européen.
C’était en fait l’application par le SPD de son programme minimum, c’est-à-dire des réformes sociales applicables au sein du mode de production capitaliste, le programme maximum étant le remplacement du capitalisme par le socialisme – donc ce qui était en théorie la raison d’être du parti. Comme le SPD s’est focalisé pendant des décennies sur le programme minimum, a fait campagne sur celui-ci et non sur le but socialiste, lorsqu’il a été réalisé beaucoup de militants et sympathisants se sont dit que l’objectif était atteint. En réalité, l’exploitation n’était que provisoirement atténuée, et nullement abolie.
En cette fin d’année 1918, les dirigeants du SPD sont très satisfaits d’être devenus les dirigeants de l’État. Pourtant, quelques personnes qui sont à la tête d’un gouvernement ne suffisent pas à transformer l’essence de l’État : ce sont souvent des conservateurs, y compris anti-républicains, qui restent aux commandes des rouages de la haute administration. Les adversaires de la république ont donc conservé des positions qui leur serviront ensuite à participer à sa destruction de l’intérieur. Même un historien partisan des dirigeants du SPDreconnaît qu’« ils ne tentèrent même pas […] de remplacer par des militants ouvriers ou par des intellectuels socialistes les hauts fonctionnaires et les chefs d’entreprise. La haute administration impériale et royale resta en place, à quelques exceptions près, et les dirigeants sociaux-démocrates s’en remettaient, pour exécuter leurs décisions, à des hommes d’origine et de formation traditionnelle, conservatrice et souvent nationaliste, fidèles à l’idée monarchique et dans beaucoup de cas foncièrement hostiles non seulement à la Révolution et au socialisme, mais aux principes démocratiques eux-mêmes »7. Menée au nom du pragmatisme, la politique de la direction du SPD fut plutôt populaire dans l’immédiat, mais se révéla fort peu réaliste à terme.
Dans le même temps, le gouvernement SPD va avoir recours à des corps francs, unités paramilitaires de volontaires, pour réprimer les opposants sur sa gauche. C’était là aussi favoriser l’organisation des forces conservatrices et réactionnaires allemandes, dans le but de conserver « l’ordre » et de se maintenir au pouvoir. La répression contre des marins mobilisés commence dès le mois de décembre, provoquant la rupture de l’USPD qui quitte le gouvernement fin décembre.
En faisant alliance sur sa droite, la direction du SPD va non seulement enterrer – dans le sang – la révolution, mais aussi à terme s’enterrer elle-même : en effet, dès que le rapport de forces aura changé, les forces conservatrices se retourneront contre elle. La classe capitaliste a donc mieux joué la partie que le SPD : elle a lâché du lest quand il le fallait, afin de conserver l’essentiel pour elle, c’est-à-dire le maintien du mode de production capitaliste et de l’organisation étatique hiérarchisée.
Ceux qui vantaient le SPD comme « le plus grand parti ouvrier du monde » avaient oublié que le socialisme nécessite d’abord et avant tout la mobilisation consciente des travailleurs eux-mêmes. Ils avaient aussi oublié qu’il était essentiel d’examiner aussi le développement et l’organisation de la classe capitaliste en Allemagne : il y a toujours au moins deux protagonistes dans une lutte, et ce n’est pas la force de l’un qui en détermine l’issue, mais bien le rapport entre les forces des deux. Surtout, un parti organisé avec une discipline quasi-militaire ne favorise pas les possibilités d’auto-émancipation : pour construire le parti, des méthodes contradictoires avec le but avaient été employés.
Le SPD, ayant abandonné un point de vue de classe indépendant, était devenu un appareil bureaucratique de rechange qui était disponible pour gérer les affaires de l’État, tant qu’il pouvait obtenir en contrepartie un certain nombre d’avancées sociales qu’il revendiquait depuis longtemps.
On vit combien avait eu raison Rosa Luxemburg, quand elle écrivait en 1910 dans une revue du SPD : « notre appareil organisationnel et la discipline de notre Parti sont plus appropriés à freiner le mouvement qu’à diriger de grandes actions de masse »8. Son signal d’alarme ne fut malheureusement pas entendu de la majorité des militants, et elle resta minoritaire dans son opposition aux dérives bureaucratiques et opportunistes de la direction.
3) A la base, les conseils ouvriers
Dans les faits, les conseils de travailleurs apparus dans l’Allemagne de 1918 peuvent être de nature très différentes : ils sont parfois de véritables outils de lutte et de démocratie directe, reflétant la combativité des travailleurs à la base. Ils résultent dans ce cas d’élections dans les entreprises.
Cependant, des conseils ont dans de nombreux cas été formés dans l’urgence par les quelques militants locaux les plus connus, les porte-paroles du SPD en particulier, ou parfois à parité de militants SPD et USPD. C’est la raison pour laquelle Rosa Luxemburg appelle à plusieurs reprises à la réélection des conseils, afin qu’ils puissent être l’expression des volontés des travailleurs, et non de simples organes aux ordres du gouvernement Ebert.
Pour les dirigeants du SPD, qui étaient souvent aussi des députés, les conseils n’avaient pas vraiment d’utilité : ils devaient donc céder la place à un gouvernement SPD, et à une Assemblée constituante où ils pensaient obtenir une majorité confortable. A l’inverse, pour les spartakistes et les délégués révolutionnaires, les conseils devaient être la base d’une nouvelle démocratie : une République des conseils. Enfin, certains dont Kurt Eisner de l’USPD défendaient un double pouvoir, avec des conseils et un parlement qui cohabiteraient.
Le 10 novembre, 3000 représentants des conseils d’ouvriers et de soldats de Berlin s’étaient réunis. Cette assemblée avait approuvé le gouvernement de coalition SPD etUSPD. Un conseil du grand Berlin avait été élu, avec à sa tête Richard Müller des délégués révolutionnaires, mais cet organisme n’avait en réalité quasiment pas de pouvoir réel, et ne pesait pas face au gouvernement.
Malgré tout, les conseils prennent parfois en charge une partie des pouvoirs locaux, s’occupent de tâches concrètes et urgentes comme le ravitaillement. Dans certains cas il existe de fait un double pouvoir localement, entre les autorités municipales et les conseils. Là où le rapport de forces est le plus favorable, les conseils prennent purement et simplement la place des anciens pouvoirs locaux, et assument l’ensemble de l’administration – mais ces cas sont rares.
En dépit de ces importantes disparités, l’existence des conseils de travailleurs fait pression sur le pouvoir, qui met en place en 1919 une loi dite de socialisation. En dépit de ce nom qui laisse espérer une transformation des rapports sociaux de production, la mesure est en réalité très modérée : il s’agit simplement de nationalisations ponctuelles d’entreprises. Alors que la véritable socialisation des moyens de production vise à sortir des rapports capitalistes, la mesure qui usurpait ce nom ne mettait en place que des bouts de capitalisme d’État, ce qui n’avait donc rien à voir.
Le 18 novembre, Rosa Luxemburg écrit dans Die rote Fahne que l’objectif de la révolution est « l’abolition de la dictature du capital » et « la réalisation de la société socialiste », ce qui ne peut pas être accompli « par quelques décrets d’en haut », mais « par l’action consciente des masses laborieuses des villes et des campagnes ». Cela nécessite « développement et réélection des conseils locaux d’ouvriers et de soldats afin que le premier geste impulsif et chaotique qui les a fait naître soit remplacé par le processus conscient, la compréhension claire des buts, des tâches et des voies de la révolution ». Luxemburg appelle aussi à la « convocation immédiate d’un congrès mondial des travailleurs, pour souligner fortement et clairement le caractère socialiste et international de la révolution, car l’avenir de la révolution allemande est ancré dans l’Internationale seule, dans la révolution mondiale du prolétariat. »9
Le 14 décembre, Die rote Fahne publie le programme de la Ligue Spartacus, rédigé par Rosa Luxemburg. Ce texte explicite l’objectif de la révolution socialiste, en lui donnant son contenu politique : la démocratie des conseils, et son contenu social : l’abolition du salariat.
Luxemburg affirme donc le but socialiste : « A bas le salariat ! Tel est le mot d’ordre de l’heure. Au travail salarié et à la domination de classe doit se substituer le travail en coopération. […] Plus d’exploiteur, plus d’exploité ! » Elle indique ensuite comment atteindre cet objectif : « Dans toutes les révolutions précédentes, ce fut une petite minorité du peuple qui prit la direction de la lutte. […] La révolution socialiste est la première qui ne puisse être victorieuse que dans l’intérêt de la grande majorité, et par l’action de la grande majorité des travailleurs. […] L’essence de la société socialiste consiste en ceci que la grande masse travailleuse cesse d’être une masse dirigée, mais au contraire se met à vivre par elle-même toute la vie politique et économique active, à la diriger par son auto-détermination toujours plus consciente et plus libre. »
Concernant les moyens à employer, elle précise que « la révolution prolétarienne n’implique dans ses buts aucune terreur, elle hait et abhorre le meurtre. Elle n’a pas le besoin de verser le sang, car elle ne s’attaque pas aux êtres humains, mais aux institutions.[…] Elle n’est pas la tentative désespérée d’une minorité cherchant à modeler le monde à son idéal par la force ; elle résulte au contraire de l’action des grandes masses ».
Enfin, le programme trace de nombreuses tâches à accomplir, de la mise en place d’une «journée de travail de six heures au maximum », à l’élection « de conseils ouvriers dans toute l’Allemagne, avec la participation de toute la population ouvrière adulte des deux sexes, à la ville et à la campagne, sur la base de l’entreprise », jusqu’au but communiste de l’« élargissement de la révolution allemande en révolution du prolétariat mondial. »10
Ces positions n’empêchent par ailleurs pas les spartakistes de revendiquer des mesures immédiates, qui pourraient être appliquées par le gouvernement : Luxemburg réclame par exemple l’abolition de la peine de mort, dans un article de Die rote Fahne le 18 novembre.
A l’appel du conseil du grand Berlin, le premier congrès des conseils d’ouvriers et de soldats de toute l’Allemagne se tient à Berlin du 16 au 21 décembre. L’événement aurait pu avoir une importance fondamentale, mais ce congrès est d’emblée bridé par le fait que leSPD dispose de la majorité absolue des délégués, ainsi que par la position très modérée des conseils de soldats sur les questions sociales. La veille du congrès, Luxemburg écrit dansDie rote Fahne que « les Conseils ont souvent avancé de façon indécise et timorée, aveuglés par des formules de parti dépassées, leurs vues artificiellement rétrécies par des slogans et des discours fallacieux sur la question de leur rôle dans les événements, et aussi par la violence des événements eux-mêmes. »11
En réalité, lors de ce congrès seuls 179 délégués sur 489 étaient effectivement ouvriers ou employés : il y avait beaucoup de permanents syndicaux ou de partis, surtout du SPD. Cela contribue à expliquer que la perspective adoptée par ce congrès soit le soutien au gouvernement Ebert et l’élection d’une Assemblée constituante, fixée pour le 19 janvier 1919.
La mise en place d’une démocratie des conseils voulue par l’aile gauche de l’USPD, les délégués révolutionnaires et les spartakistes, ne rassemble qu’un peu moins d’un quart des délégués des conseils. C’est Ernst Däumig, des délégués révolutionnaires, qui propose la mise en place d’une république des conseils. Il affirme le 19 décembre que « la démocratie bourgeoise sera inévitablement remplacée par la démocratie prolétarienne qui s’exprime dans le système des Conseils. »12 Sa proposition n’obtient que 91 mandats contre 344. Le lendemain, Die rote Fahne titre avec justesse : « Suicide du congrès des conseils ».
Le 23 décembre, Liebknecht prononce un discours à l’issue d’une manifestation à Berlin, affirmant les objectifs à atteindre selon lui par la révolution en cours : « La concurrence, qui est à la base du régime capitaliste, signifie pour nous socialistes, un fratricide ; nous voulons au contraire une communauté internationale des hommes. […] La société capitaliste n’est rien d’autre que la domination plus ou moins voilée de la violence. Elle tend maintenant à revenir à la légalité de l’« ordre » précèdent, à discréditer et à annuler la révolution que le prolétariat a faite […]. Ainsi ce n’est pas à la violence et à l’effusion de sang que nous appelons le prolétariat, mais à l’action révolutionnaire énergique pour prendre en main la reconstruction du monde. »13
Du 30 décembre au 1er janvier 1919 se tient à Berlin le congrès de fondation du « Parti communiste d’Allemagne (Ligue Spartacus) », ou KPD. Comme son nom complet l’indique, la Ligue Spartacus en est la principale composante ; participent également au nouveau parti les Communistes internationaux d’Allemagne (IKD), constitués quelques semaines plus tôt, où militent notamment Otto Rühle et Paul Frölich.
Le principal débat du congrès concerne la participation à l’élection de l’Assemblée constituante. La direction spartakiste autour de Luxemburg, Levi et Jogichès y est favorable, considérant que la classe travailleuse est encore loin d’être favorable à la révolution socialiste – comme l’a montré le récent congrès des conseils. A l’inverse, la majorité des délégués surestime les possibilités immédiates, pensant que les échéances sont très proches et que les travailleurs sont prêts à prendre le pouvoir ; ils prônent donc le boycott de l’élection. Luxemburg, qui se rend bien compte que la majorité de la classe travailleuse est encore loin de la conscience révolutionnaire, leur répond que « notre tactique est juste, en ce sens qu’elle compte avec un plus long chemin à parcourir. »14 Elle ne s’est pas ralliée à la Constituante comme solution politique : elle reste favorable à la démocratie des conseils, mais elle se rend compte que cet objectif est encore très minoritaire parmi le prolétariat d’Allemagne, il faut donc saisir toutes les tribunes politiques, y compris celle de la campagne électorale nationale pour la Constituante, puis celle de l’Assemblée elle-même, afin de populariser cet objectif15. Le vote donne cependant une nette majorité au boycott.
Concernant l’organisation interne du KPD, le rapporteur Hugo Eberlein explique qu’il « ne faut pas imposer l’uniformité par en haut. Les diverses organisations [locales] doivent jouir d’une pleine autonomie. Elles ne doivent pas être habituées à attendre le mot d’ordre d’en haut ; elles doivent travailler par leur propre initiative. »16 Le but est ici de rompre nettement avec la structuration bureaucratique du SPD, qui avait conduit à une passivité des militants vis-à-vis de la direction, ce qui avait contribué à l’effondrement d’août 1914.
Rosa Luxemburg présente le programme qui était celui de la Ligue Spartacus, qui est adopté par le congrès. Dans son discours, elle souligne que la révolution « a encore un effort formidable à fournir, un long chemin à parcourir pour arriver à la pleine réalisation de ses premiers mots d’ordre. » Luxemburg constate que pour le moment la révolution a été « uniquement une révolution politique ; c’est là qu’il faut chercher l’hésitation, l’insuffisance, la demi-mesure et l’inconscience de cette révolution. C’était le premier stade d’un bouleversement dont les tâches principales sont du domaine économique : renversement des rapports économiques. […] C’est par là qu’elle deviendra une révolution socialiste. Mais cette lutte pour le socialisme ne peut être menée que par les masses directement au corps à corps avec le capitalisme, dans chaque entreprise, c’est-à-dire par chaque prolétaire contre son employeur. »17
Pendant le congrès, une délégation conduite par Karl Liebknecht négocie avec les délégués révolutionnaires afin qu’ils adhèrent au nouveau parti, finalement en vain. A la fin du congrès, il est néanmoins décidé de continuer à agir en vue d’une future adhésion de leur part.
La défaite militaire et le revanchisme créent une atmosphère nationaliste, largement renforcée par les conditions très dures du traité de Versailles, qui avaient été imposées principalement par les gouvernements français et britannique. Même dans les partis ouvriers, certains se crurent fin tacticiens en suivant le sens du courant et en faisant des déclarations patriotardes ; ce faisant, ils renforcèrent leurs ennemis politiques, en mettant au second plan la question sociale. Ils croyaient être habiles en allant dans le sens du vent, prétendant que c’était pour ne pas laisser à la droite et à l’extrême droite les fruits de ce courant de repli national : en réalité ils creusaient leur propre tombe, en renforçant par leurs discours les courants de droite qui les attaqueraient quelques années plus tard.
Le 4 janvier 1919, le préfet de police de Berlin mis en place par la révolution, Emil Eichhorn, est renvoyé – du fait qu’il est membre de l’USPD. Une manifestation organisée le lendemain pour protester, à l’appel de l’USPD et du KPD, est très nombreuse et opposée au gouvernement SPD. Commence alors une insurrection à Berlin pour renverser le gouvernement Ebert et le remplacer par un gouvernement dirigé par l’USPD et d’autres révolutionnaires. Liebknecht se laisse entraîner dans cette aventure, ce que Rosa Luxemburg désapprouve fermement.
Déclenché de façon inopinée, sur un prétexte de départ qui ne semblait vraiment pas essentiel à de nombreux travailleurs, sans l’appui des conseils ouvriers, et qui plus est en restant isolé à Berlin, le soulèvement est logiquement un échec. Les rapports de force ont été très mal évalués par ceux qui ont déclenché cette insurrection, qui ne peut en aucun cas être qualifiée de « spartakiste ».
Si beaucoup de travailleurs berlinois contestaient le gouvernement, une partie voulait qu’il mène une politique plus à gauche, certains souhaitaient un impossible gouvernement de coalition SPD-USPD-KPD, enfin parmi ceux qui voulaient vraiment expulser le SPD du pouvoir bien peu étaient prêts à prendre les armes pour combattre militairement un gouvernement républicain. Pendant ces quelques jours, des réunions se tiennent dans les usines à Berlin qui « se prononcent presque toujours pour l’arrêt immédiat des combats, la fin de la “lutte fratricide” ; “l’unité” de tous les courants socialistes est réclamée et acclamée.»18
Les faibles insurgés sont rapidement battus. Les corps francs procèdent alors à une répression sanglante. Ils arrêtent notamment Luxemburg et Liebknecht le 15 janvier, alors que la lutte est déjà finie, puis les assassinent dans la soirée. Dans cette nuit d’hiver berlinoise, la théoricienne marxiste la plus pertinente du XXe siècle mourrait à 47 ans d’une balle dans la tête. Elle fut loin d’être la dernière.
Le 19 janvier, les élections à l’Assemblée constituante suscitent une forte participation. Le boycott et appel à l’abstention du KPD n’a eu quasiment aucun effet, et le parti a été en fait absent du débat politique. Le SPD arrive largement en tête avec 38 % des voix, l’USPDn’obtenant que 8 %. Le SPD va dès lors gouverner en coalition avec deux partis centristes. L’assemblée se réunit à Weimar afin d’éviter Berlin où les révolutionnaires sont forts ; elle y adopte la constitution de la république, d’où le nom de République de Weimar.
Dans certaines villes, de nouvelles élections aux conseils ouvriers ont malgré tout lieu. C’est le cas par exemple à Berlin, qui reste un bastion des socialistes radicaux. En février 1919, l’élection au conseil exécutif de Berlin donne les résultats suivants : USPD 40 %,SPD 35 %, KPD 13 % et Parti démocrate 12 %. En avril, il y a un déplacement vers la gauche, qui n’est cependant pas massif : USPD 48 %, SPD 25 %, KPD 16 % et Parti démocrate 11 %. Mais ces tendances ne sont pas représentatives de l’ensemble de la situation en Allemagne.
En mars 1919, des grèves importantes culminent, notamment des mineurs qui veulent s’approprier les mines. Une grève générale se déclenche à Berlin. Le KPD appelle à élire ou réélire les conseils ouvriers dans toutes les entreprises. Mais le mouvement est à contretemps, il s’arrête dans l’Allemagne centrale alors qu’il débute à Berlin. C’est donc l’échec. La répression est nettement plus meurtrière qu’en janvier, l’armée faisant intervenir dans Berlin l’artillerie et les blindés. Léo Jogichès, devenu le principal dirigeant du KPD, est arrêté et assassiné le 10 mars. Le mouvement était nettement plus puissant que deux mois plus tôt ; mais les forces qui avaient été perdues en janvier ont fait défaut en mars.
4) La révolution sans les travailleurs ?
Le 7 avril 1919, une « République des conseils » fut proclamée à Munich. Bien que ses initiateurs aient fait preuve d’une bonne volonté révolutionnaire indiscutable, cette initiative artificielle et isolée n’eut qu’un faible soutien à la base, ce qui fait que l’appellation « République des conseils » est largement usurpée. La direction des opérations était dans les mains d’un groupe coopté, ce qui se traduisit par un fiasco. La tentative est restée isolée non seulement en Allemagne, mais même en Bavière. L’un des participants, Paul Frölich du KPD, a expliqué que des décrets étaient affichés dans les rues, mais sans effet : « Le gouvernement n’avait aucun pouvoir. »19 Trois semaines plus tard, la tentative est balayée. La répression est sanglante, plusieurs centaines de révolutionnaires sont tués, ce qui provoquera la marginalisation des révolutionnaires à Munich qui va dès lors devenir un bastion des réactionnaires.
La violence des multiples répressions creusait encore davantage le fossé qui traversait le mouvement ouvrier, après les années de guerre mondiale.
Le 13 mars 1920 éclate un putsch militaire, dit putsch de Kapp, du nom du politicien conservateur et antisémite qui en prit la tête. La peur et la haine du changement social nourrissaient des velléités réactionnaires chez une partie des classes dominantes, qui entretenaient une nostalgie d’un Empire mythifié. Beaucoup de militaires et de paramilitaires détestaient la république et tous les socialistes. C’est la conjonction de ces courants qui entraîne le passage à l’acte. En moins d’une journée, les putschistes contrôlent Berlin.
Une puissante grève générale se déclenche alors pour mettre en échec ce putsch, à l’appel des syndicats et des partis ouvriers. La majorité des travailleurs, qui avait fait défaut à toutes les tentatives révolutionnaires depuis janvier 1919, est cette fois mobilisée massivement dans toute l’Allemagne. La grève « paralysa immédiatement et totalement le gouvernement des putschistes. […] Les administrations étaient paralysées car tous les petits employés étaient en grève, privant leurs supérieurs de tout moyen d’action. »20
Malheureusement, une partie de l’extrême gauche préconise d’abord l’inaction, au nom d’un pseudo-radicalisme qui conduit à refuser de défendre la « république bourgeoise » contre un coup de force d’extrême droite. En l’absence de Paul Levi qui est alors emprisonné, le KPD annonce dans un premier temps qu’il ne « bougera pas un doigt pour la république »21. Même si le parti se joint ensuite au mouvement, qui rassemble des millions de grévistes, ce type de prises de position complètement erronées va affaiblir la partie du mouvement qui tente de passer de la mise en échec du putsch, à une reprise de la révolution. Ce courant est puissant dans certaines zones, notamment dans une partie de la Ruhr qui est dirigée par des révolutionnaires pendant la deuxième quinzaine de mars. Demeurant trop isolée dans le pays, cette tentative est de nouveau vaincue. Une terrible répression militaire fait plus d’un millier de morts.
Finalement la dictature conservatrice est évitée ; la république parlementaire est rétablie, mais sans que les travailleurs qui l’ont sauvée ne récoltent les fruits de leur action. Afin que tout rentre dans l’ordre, le gouvernement fait bien quelques promesses de changement aux syndicalistes qui avaient déclenché le mouvement, mais il ne les tiendra pas. Ebert se maintient donc au pouvoir par le mensonge et la violence contre ceux qui l’ont sauvé.
Par la suite, des tentatives insurrectionnelles décidées depuis Moscou seront tentées en mars 1921 puis en octobre 1923, méthode autoritaire qui débouchera logiquement sur des défaites cuisantes et le gaspillage des énergies qui existaient encore chez certains travailleurs. C’en était fini pour longtemps des possibilités révolutionnaires en Allemagne. La voie était ouverte à la contre-révolution, au repli nationaliste, et au bout du compte à la barbarie.
Sur le plan politique, le KPD ne réunissait pas tous les révolutionnaires lors de sa fondation. Cette situation de division s’aggrave en octobre 1919 avec l’exclusion des anti-parlementaristes, qui forment en avril 1920 le Parti communiste ouvrier d’Allemagne (KAPD). Lors de son congrès d’août 1920, il est évident que des divergences essentielles existent en son sein. Le courant internationaliste, nettement majoritaire, l’emporte et exclut les militants aux dérives chauvines. Un militant de la majorité rappelle que « la lutte du prolétariat n’est pas qu’internationale, elle est aussi vraiment antinationale. »22 Le KAPDregroupe alors entre 30.000 et 40.000 adhérents.
Pendant les années 1919 et 1920, c’est l’USPD qui se renforce le plus auprès des travailleurs, atteignant près d’un million d’adhérents. Le parti obtient 18 % des voix lors des législatives de juin 1920. Malgré cette progression, sa ligne politique floue entre réformisme et révolution aboutit quelques mois plus tard à sa scission. Le KPD fusionne alors, début décembre 1920, avec l’aile gauche de l’USPD, où l’on retrouve des délégués révolutionnaires comme Richard Müller et Ernst Däumig, et un théoricien comme Karl Korsch. Cela permet à ce KPD « unifié » de devenir un parti de masse (plus de 400.000 adhérents). Sa direction est partagée par Paul Levi et Ernst Däumig.
Mais les méthodes de la direction de l’Internationale communiste firent vite leurs dégâts : Levi, indépendant et critique des ordres de Moscou, est écarté en février 1921. Ensuite, le désastre que fut « l’action de mars » 1921 entraîna une chute des adhérents du KPD, qui fut encore aggravée par l’exclusion de Paul Levi en avril 1921 pour le simple fait d’avoir critiqué publiquement dans une brochure la politique « putschiste » qui venait d’être appliquée.
Levi crée alors un groupe communiste oppositionnel, le Kommunistische Arbeitsgemeinschaft (KAG), avec des militants comme Däumig, Richard Müller et Mathilde Jacob. Rejeté par l’Internationale communiste et ne voulant pas ajouter de la division en créant formellement un nouveau parti ouvrier, le KAG rejoignit en avril 1922 l’USPD, qui lui-même fusionna peu après avec le SPD.
A partir de la révolution de novembre 1918, des millions de travailleurs rejoignirent les syndicats libres, liés à la social-démocratie, qui étaient déjà des organisations de masse. D’autres structures existent cependant, mais regroupant beaucoup moins d’adhérents : des « unions », voulant dépasser la division entre parti et syndicat, se forment avec l’objectif d’une activité politique « unitaire » sur les lieux de travail. Est ainsi constituée en février 1920 l’Union générale des travailleurs (Allgemeine Arbeiter-Union, AAU), qui regroupe environ 200.000 adhérents. L’AAU scissionne en 1921, avec la création d’une AAU-Einheitsorganisation (AAU-E), ce qui contribue au recul de ce mouvement : les deux organisations regroupent moins de 80.000 adhérents au total en 1922. Il existe par ailleurs une structure anarcho-syndicaliste, la FAUD (Freie Arbeiter-Union Deutschlands), qui atteint jusqu’à 150.000 adhérents. Ces structures et leurs militants jouent évidemment un rôle dans les luttes de classes de la période en Allemagne, sans toutefois pouvoir être déterminants au niveau national.
Concernant la politique internationale, la façon dont les bolcheviks exercent le pouvoir en Russie pose problème à nombre des militants les plus radicaux. Lors du congrès de septembre 1921 du KAPD, Arthur Goldstein livre une analyse lucide de la situation en Russie : « Les anciens conseils ouvriers ou conseils d’entreprise ont été dépouillés de leur fonction. On a placé des spécialistes ou des membres du Parti à la tête des usines. » Exerçant son esprit critique en communiste, il ajoute que l’insurrection de Cronstadt, écrasée quelques mois plus tôt par l’armée dite rouge, est « un symptôme de la contradiction entre le prolétariat et le gouvernement soviétique. »23 Mais avec le reflux des luttes et la disparition de fait des conseils ouvriers, puis l’action de mars 1921, le KAPD se vide progressivement de ses militants. Une bonne part milite dès lors dans les structures syndicales ou « unitaires », d’autres retournent au KPD, certains rejoignent la petite aile gauche marxiste révolutionnaire du SPD aux côtés de Paul Levi24, et une partie cesse de militer.
La stalinisation acheva de tuer politiquement le KPD, désormais vidé de toute démocratie interne et devenu une simple courroie de transmission. Les courants révolutionnaires existèrent dès lors en dehors du KPD.
5) Comment expliquer les faiblesses de la révolution allemande ?
Si le cours de la guerre a favorisé le déclenchement de la révolution, du fait que l’Empire allemand a perdu le conflit, par contre la révolution a été largement entravée par le nationalisme exacerbé par la guerre. En décembre 1918, Ernst Däumig remarquait que « les dégâts moraux causés par la guerre se font encore sentir partout. On ne peut pas nier qu’il s’agit là d’un problème répandu dans les rangs des travailleurs. »25 L’Union sacrée qui a submergé la société allemande en août 1914 a renforcé les courants conservateurs, qui du coup en novembre 1918 et après sont restés puissants dans la société. La guerre a aussi renforcé le pouvoir et le prestige des officiers supérieurs de l’armée, Ebert ayant fait le choix de nier publiquement leur défaite militaire. Tout cela explique par exemple que le maréchal Hindenburg sera élu deux fois président de la République de Weimar.
Ce qui a été un handicap pour la révolution, c’est à la fois la guerre en tant que telle, mais aussi voire surtout le succès de l’Union sacrée, donc le ralliement à l’État de ceux qui lui étaient opposés, y compris le ralliement de la majorité des socialistes et des syndicats. Il est certain que le SPD a lourdement handicapé la future révolution en se ralliant au conflit en août 1914 ; mais il faut bien voir aussi que la majorité des travailleurs a approuvé cette position – ce qui n’excuse pas du reste le SPD, qui aurait dû aller à contre-courant. Les militants qui l’ont fait, notamment les spartakistes, ont vu leur action largement entravée et amoindrie par la forte répression qui dura pendant toute la guerre. Même peu nombreux, ils luttèrent dans le sens de l’internationalisme et de l’indépendance de classe.
En 1919, certains révolutionnaires s’illusionnant sur l’état d’esprit de la majorité des travailleurs, ou cherchant un « raccourci » en l’absence d’une conscience révolutionnaire largement présente chez les masses, ont choisi la voie des coups de force minoritaires. Cette façon de faire a affaibli considérablement les forces des travailleurs les plus avancés : les insurrections successives les ont démoralisé, et même décimé. Confondre la révolution sociale avec une action militaire ne pouvait que conduire à l’échec et à la marginalisation.
Le potentiel révolutionnaire a évidemment été largement amoindri par les nombreux assassinats de militants et de travailleurs mobilisés, notamment Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht ou encore Kurt Eisner, et bien d’autres.
Le poids des particularités régionales a aussi été un frein à un développement des forces révolutionnaires et à la liaison entre les travailleurs des différentes zones de l’Allemagne. Ces tendances localistes ont même parfois été soutenues par des révolutionnaires, qui contribuaient donc à leur propre faiblesse. Dans le même ordre d’idée, le fait que le SPDsoit passé en pratique au nationalisme a longtemps contribué à reléguer la question sociale au second plan.
Des illusions avaient cours, beaucoup ont cru qu’il suffisait que la direction de l’État change de mains pour qu’il n’y ait plus de problèmes. De son côté, la classe capitaliste, fortement développée et bien organisée en Allemagne, a su faire d’importantes concessions – pour les reprendre progressivement plus tard. Ces concessions ont fait croire à de nombreux travailleurs que la révolution était victorieuse. L’empereur était en exil, le pays était désormais dirigé par des sociaux-démocrates venus du prolétariat, comme Ebert et Scheidemann, même s’ils étaient devenus des permanents de la politique depuis longtemps. Les revendications du « programme minimum », pour lesquelles ils avaient lutté pendant des années, étaient désormais obtenues. Pourtant, ces acquis étaient bien fragiles, comme on l’a vu tragiquement par la suite.
Enfin, la lutte de classe du prolétariat se déroulant fondamentalement sur le plan mondial, la situation dans les autres pays au même moment est un facteur essentiel qui ne doit pas être oublié pour comprendre l’échec en Allemagne. La révolution en Autriche-Hongrie, qui éclate en même temps, s’accompagne de la dislocation de ce territoire, ce qui fait passer la question nationale au premier plan, reléguant donc les questions économiques et sociales. Ce facteur de division et de diversion est l’un des éléments qui expliquent les faiblesses des processus révolutionnaires en Autriche et en Hongrie, qui sont rapidement étouffés ou réprimés. Si des vagues de grèves massives se déclenchent dans plusieurs pays, les gouvernements qui ont gagné la guerre – notamment en France et en Grande-Bretagne – parviennent à l’emporter. En Italie, les travailleurs échouent et sont battus par le fascisme qui instaure une dictature dès le début des années 1920. En Russie, les méthodes autoritaires des bolcheviks, qui exercent selon Rosa Luxemburg « une dictature au sens bourgeois »26, leur recours à la répression y compris contre les autres courants révolutionnaires, font que « l’exemple russe » n’est rapidement plus qu’une illusion, répétée par une partie des militants mais qui devient de plus en plus éloignée de la réalité. Dès 1920–1921, la vague révolutionnaire est en fait en échec partout dans le monde.
L’échec de la révolution allemande a eu des conséquences terribles, pour une très longue durée et pour le monde entier. Espérons que l’on ne reproduise pas les mêmes erreurs dans une éventuelle révolution de l’avenir, qui serait une révolution sociale mondiale et auto-organisée, abolissant l’exploitation et l’aliénation.
Bibliographie :
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Paul Mattick, La Révolution fut une belle aventure, des rues de Berlin en révolte aux mouvements radicaux américains, 1918–1934 (L’échappée, 2013).
André et Dori Prudhommeaux, Spartacus et la Commune de Berlin, 1918–1919 (Spartacus, 1977).
Claudie Weill, Les Conseils en Allemagne 1918–1919 (revue Le Mouvement social, juillet 1990).
1# Sebastian Haffner, Allemagne, 1918 : une révolution trahie, Agone, 2018, p. 258.
2# Rosa Luxemburg, « La reconstruction de l’Internationale », dans Rosa Luxemburg, La Brochure de Junius, la guerre et l’Internationale (1907–1916), Œuvres complètes tome IV, Smolny-Agone, 2014, p. 34 et 36.
3# Rosa Luxemburg, La Brochure de Junius, la guerre et l’Internationale, op. cit., p. 76 et 184.
4# Spartacusbriefe, 20 septembre 1916, dans Rosa Luxemburg, Contre la guerre par la révolution, lettres de Spartacus et tracts, Spartacus, 1973, p. 31.
5# Pierre Broué, Révolution en Allemagne, 1917–1923, éditions de Minuit, 1971, p. 117.
6# Brochure La Révolution allemande, 1918–1919, La Bataille socialiste, 2014, p. 3–4.
7# Joseph Rovan, Histoire de la social-démocratie allemande, Le Seuil, 1978, p. 163–164.
8# Rosa Luxemburg, « La théorie et la pratique », 1910, dans Socialisme : la voie occidentale, PUF, 1983, p. 221–222.
9# « Der Anfang », dans Paul Frölich, Rosa Luxemburg, Maspero, 1965, p. 326–327.
10# Rosa Luxemburg, Le But final, textes politiques, Spartacus, 2016, p. 221–231 (traduction revue).
11# Rosa Luxemburg, « Les derniers retranchements », 15 décembre 1918, dans Alle Macht den Räten !, op. cit., p. 188–189.
12# Alle Macht den Räten !, op. cit., p. 86.
13# Critique Sociale, Karl Liebknecht, la flamme de la révolution, 2014, p. 21–22.
14# André et Dori Prudhommeaux, Spartacus et la Commune de Berlin, 1918–1919, Spartacus, 1977, p. 48.
15# Elle écrit dans Die rote Fahne le 23 décembre : « Nous utiliserons les élections de l’Assemblée nationale pour la lutte contre l’Assemblée nationale » (« Die Wahlen zur Nationalversammlung », article non-traduit en français).
16# Spartacus et la Commune de Berlin, 1918–1919, op. cit, p. 58.
17# « Discours sur le programme », dans Le But final, op. cit., p. 244 et 249. D’autres extraits de ce discours sous le titre « Le socialisme ne viendra pas d’un gouvernement », dans Critique Sociale n° 34, février-mars 2015.
18# Broué, Révolution en Allemagne, 1917–1923, op. cit, p. 247.
19# Paul Frölich, Autobiographie 1890–1921, Science marxiste, 2012, p. 156.
20# Sebastian Haffner, Allemagne, 1918 : une révolution trahie, op. cit., p. 247.
21# David Fernbach, In the steps of Rosa Luxemburg : selected writings of Paul Levi, Brill, 2011, p. 12. Levi est d’emblée partisan de participer pleinement à la lutte contre le putsch de Kapp, et de mettre en avant le mot d’ordre de « République des conseils ».
22# Philippe Bourrinet, Internationalisme contre “national-bolchevisme”. Le deuxième congrès du KAPD (1er–4 août 1920), 2014, p. 106.
23# Sténogramme du congrès public extraordinaire du KAPD, tenu à Berlin du 11 au 14 septembre 1921, Moto proprio, 2017, p. 57–58. Goldstein précise : « Si nous nous opposons aujourd’hui à la politique du gouvernement soviétique, nous le faisons précisément dans l’intérêt de classe du prolétariat russe. » (p. 61).
24# C’est notamment le cas de dirigeants du KAPD comme Arthur Goldstein et Karl Schröder.
25# Alle Macht den Räten !, op. cit., p. 96.
26# Rosa Luxemburg, La Révolution russe [1918], dans Le But final, op. cit., p. 215.