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Brochure sur la Révolution allemande

Lien publiée le 19 août 2018

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.critique-sociale.info/1277/brochure-sur-la-revolution-allemande/

La révo­lu­tion alle­mande, un siècle après

« Le héros de cette révo­lu­tion, ce sont les masses. »1

Ci-dessous, le texte de notre bro­chure sur la Révo­lu­tion alle­mande, égale­ment dis­po­nible en PDF :

Révo­lu­tion moins célèbre que celle de Rus­sie l’année pré­cé­dente, la révo­lu­tion alle­mande n’en est pas moins un événe­ment majeur de l’histoire du mou­ve­ment ouvrier. Pen­dant des décen­nies, on avait consi­déré que c’était en Alle­magne que la classe ouvrière était la plus puis­sante, la mieux orga­ni­sée. Elle va pour­tant être lami­née en moins de vingt ans : de l’éclatement de la guerre en 1914, jusqu’à la sup­pres­sion de la démo­cra­tie en 1933 par la dic­ta­ture nazie. Pen­dant la révo­lu­tion alle­mande de 1918–1919, où exis­taient pour­tant des poten­tia­li­tés d’émancipation, les tra­vailleurs n’auront pas réussi à chan­ger l’organisation sociale fondamentale.

1) Le mou­ve­ment ouvrier face à la Pre­mière Guerre mondiale

En 1914, le Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD) est un véri­table parti de masse, avec plus d’un mil­lion d’adhérents, prin­ci­pa­le­ment des tra­vailleurs. Offi­ciel­le­ment, le parti est inter­na­tio­na­liste et son objec­tif est de rem­pla­cer le capi­ta­lisme par le socia­lisme. Le SPDest alors regardé comme le plus puis­sant parti du mou­ve­ment ouvrier dans le monde. En réa­lité, des cou­rants très dif­fé­rents y coha­bitent, les mar­xistes révo­lu­tion­naires commeRosa Luxem­burg ou Karl Liebk­necht étant net­te­ment mino­ri­taires. C’est une bureau­cra­tie com­po­sée de per­ma­nents inamo­vibles qui dirige le parti, et qui applique de fait une poli­tique réfor­miste – mal­gré des dis­cours occa­sion­nels se reven­di­quant encore de l’objectif socialiste.

En août 1914, le déclen­che­ment de la Pre­mière Guerre mon­diale va faire voler en éclat les appa­rences et les illu­sions. Le SPD vote les cré­dits de guerre et se ral­lie de fait à l’Empire, contre­di­sant son programme.

La guerre change com­plè­te­ment la situa­tion poli­tique : l’essentiel du pou­voir passe pro­gres­si­ve­ment dans les mains de la hié­rar­chie mili­taire, ce qui lais­sera for­cé­ment des traces. Sur­tout, la direc­tion du SPD se ral­lie à l’Union sacrée (Burg­frie­den en alle­mand), qui pré­tend sus­pendre les dif­fé­rences poli­tiques et sociales. C’était là nier le constat fon­da­men­tal de la lutte des classes : qu’on le veuille ou non, tant qu’il existe des classes sociales elles ont des inté­rêts dif­fé­rents, qui s’expriment par des luttes d’un côté comme de l’autre. En fai­sant comme si on pou­vait sus­pendre la lutte de classe, le SPD et les syn­di­cats abdiquent la défense des inté­rêts des tra­vailleurs, pen­dant que le patro­nat – qui mène sa propre lutte de classe sans avoir besoin de la dési­gner par ce nom – voit ses pro­fits aug­men­ter du fait de la sur­ex­ploi­ta­tion subie par les travailleurs.

Il existe pour­tant d’emblée des oppo­si­tions au sein du SPD, à la fois des radi­caux comme Rosa Luxem­burg, et des modé­rés comme le codi­ri­geant du parti Hugo Haase, qui est mis en mino­rité – il était par­ti­san de voter contre les cré­dits le 4 août 1914, mais s’était ral­lié au vote pour par « dis­ci­pline de parti ».

Ce ral­lie­ment de la direc­tion du SPD à la logique de guerre de l’Empire, et son accep­ta­tion de l’Union sacrée, va logi­que­ment pro­vo­quer des divi­sions, puis des scis­sions : en décembre 1914, le député Karl Liebk­necht vote seul contre les cré­dits de guerre, bien­tôt suivi par Otto Rühle, puis d’autres.

Les révo­lu­tion­naires inter­na­tio­na­listes autour de Rosa Luxem­burg, Karl Liebk­necht, Léo Jogi­chès, Franz Meh­ring, Clara Zet­kin et Paul Levi font paraître en avril 1915 la revue Die Inter­na­tio­nale, qui est immé­dia­te­ment inter­dite. Luxem­burg y écrit que « pen­dant la guerre, le rap­port sala­rial ne dis­pa­raît pas le moins du monde, au contraire, l’exploitation aug­mente vio­lem­ment », notam­ment du fait de « la pres­sion que la dic­ta­ture mili­taire exerce sur les tra­vailleurs. » L’urgence est pour elle d’« agir pour que la guerre cesse aussi vite que pos­sible, et que la paix soit orga­ni­sée en confor­mité avec les inté­rêts com­muns au pro­lé­ta­riat inter­na­tio­nal. »2

Ces mili­tants publient ensuite des « Lettres de Spar­ta­cus », d’où l’appellation de « Groupe Spar­ta­cus » ou « spar­ta­kistes ». La por­tée de leur action est cepen­dant limi­tée par une forte répres­sion, notam­ment de nom­breux empri­son­ne­ments. C’est jus­te­ment en pri­son que Rosa Luxem­burg écrit en 1915 une bro­chure contre la guerre et contre son accep­ta­tion par la majo­rité des socia­listes, inti­tu­lée La Crise de la social-démocratie. Le texte ne paraît que l’année sui­vante, clan­des­ti­ne­ment et signé d’un pseu­do­nyme, Junius. Luxem­burg y écrit que « l’échec du pro­lé­ta­riat socia­liste dans la guerre mon­diale actuelle est sans équi­va­lent, c’est un désastre pour toute l’humanité. Mais le socia­lisme ne serait perdu que dans le cas où le pro­lé­ta­riat inter­na­tio­nal se refu­se­rait à mesu­rer la pro­fon­deur de sa chute et à en tirer les ensei­gne­ments. » En conclu­sion, elle réaf­firme que « les pro­lé­taires de tous les pays par­tagent un seul et même inté­rêt. »3 Dans la pre­mière Lettre de Spar­ta­cus, elle constate avec luci­dité que pour le moment « la guerre ren­force la domi­na­tion du capi­ta­lisme, celle de la réac­tion poli­tique et sociale et bien sûr celle du mili­ta­risme. »4

La diver­gence qui avait éclaté au grand jour au sein du mou­ve­ment ouvrier tra­dui­sait en fait deux visions du monde com­plè­te­ment dif­fé­rentes. Pour les par­ti­sans de l’Union sacrée, les tra­vailleurs d’Allemagne fai­saient d’abord par­tie de l’Allemagne, au sein de laquelle il fal­lait qu’ils conquièrent leurs droits. Pour les inter­na­tio­na­listes, les tra­vailleurs d’Allemagne fai­saient d’abord par­tie du pro­lé­ta­riat, de la classe tra­vailleuse mon­diale, et c’est en tant que classe exploi­tée qu’ils devaient abo­lir le mode de pro­duc­tion capi­ta­liste et créer une autre société, socia­liste ou com­mu­niste, débar­ras­sée du tra­vail sala­rié, des fron­tières et de l’aliénation. En pra­tique, la pre­mière concep­tion abou­tis­sait à renon­cer à l’objectif socialiste.

De ces deux concep­tions oppo­sées découlent des orien­ta­tions poli­tiques incon­ci­liables, qui vont s’exprimer pen­dant la guerre puis pen­dant la révolution.

En jan­vier 1917, la direc­tion du SPD exclut ses oppo­sants, paci­fistes modé­rés comme radi­caux. En consé­quence, un nou­veau parti est créé en avril 1917, le Parti social-démocrate indé­pen­dant (USPD), sous-entendu : indé­pen­dant du pou­voir impé­rial. Mais seule une mino­rité des adhé­rents suit les paci­fistes. Les spar­ta­kistes consti­tuent l’aile gauche de l’USPD, tout en pour­sui­vant une action poli­tique auto­nome, avec leurs propres publi­ca­tions clandestines.

De son côté, le SPD débar­rassé de sa gauche et de son extrême gauche peut désor­mais nouer des alliances offi­cielles sur sa droite : en juillet 1917, un comité est mis en place au par­le­ment entre le SPD et des par­tis bour­geois, sur un pro­gramme mini­mal de démo­cra­ti­sa­tion (rela­tive) des ins­ti­tu­tions de l’Empire. Au nom d’un pré­tendu « réa­lisme », le SPD se refu­sait donc en pra­tique à reven­di­quer la république.

Les dif­fi­cul­tés du ravi­taille­ment ali­men­taire, la hausse des prix et le rejet pro­gres­sif de la guerre entraînent le retour des grèves, notam­ment au prin­temps 1917 puis en janvier-février 1918. Ces mou­ve­ments puis­sants béné­fi­cient aussi de l’influence de la révo­lu­tion en Rus­sie à par­tir de février-mars 1917, qui donne de l’espoir et favo­rise la reven­di­ca­tion d’arrêt immé­diat de la guerre. Dans l’animation de ces mobi­li­sa­tions se révèle l’action des délé­gués révo­lu­tion­naires (Revo­lu­tionäre Obleute), un groupe de mili­tants en lien direct avec les tra­vailleurs, consti­tué de syn­di­ca­listes sou­vent membres de l’USPD.

Après l’échec de ces mou­ve­ments, les spar­ta­kistes dif­fusent clan­des­ti­ne­ment des dizaines de mil­liers de tracts, affir­mant que « la direc­tion des luttes doit être confiée à des conseils ouvriers élus, et que les révo­lu­tion­naires doivent gagner les sol­dats à leur cause »5.

En 1918, après quatre ans de guerre mon­diale, l’Empire alle­mand se rend compte qu’il est dans l’incapacité de gagner la guerre. L’État-major de l’armée alle­mande – dirigé par Hin­den­burg et Luden­dorff – est per­suadé de l’échec dès sep­tembre 1918. C’est pour­quoi un nou­veau gou­ver­ne­ment est mis en place le 4 octobre 1918, sous la direc­tion du prince Max de Bade, afin de négo­cier la paix avec les États adverses. Pour la pre­mière fois, le SPD y fait son entrée, avec deux ministres. Mais les dis­cus­sions préa­lables à l’armistice pié­tinent. La guerre se pour­suit donc, bien qu’elle soit déjà mani­fes­te­ment perdue.

Dans ce contexte d’incertitude, les spar­ta­kistes appellent le 7 octobre à la for­ma­tion de conseils d’ouvriers et de sol­dats. Le 25 octobre, Otto Rühle fait un dis­cours de rup­ture com­plète au Reichs­tag. Il rap­pelle d’abord que « la contra­dic­tion poli­tique, écono­mique, his­to­rique qui oppose le capi­tal au tra­vail, la bour­geoi­sie au pro­lé­ta­riat, n’a pas été sup­pri­mée : elle conti­nue d’exister, et même cette guerre n’a fait que l’élargir et l’approfondir.» Il ajoute que les masses ont besoin de « la démo­cra­tie du socia­lisme, la Répu­blique fon­dée sur la révo­lu­tion socia­liste et à cet effet, elles exigent, en pre­mier lieu, l’abdication de l’Empereur en tant qu’instigateur de cette guerre mon­diale. » Mal­gré les pro­tes­ta­tions des dépu­tés monar­chistes, Rühle achève son dis­cours en affir­mant que la classe tra­vailleuse «aspire à la fra­ter­ni­sa­tion de tous les peuples afin d’établir une asso­cia­tion qui garan­tisse dura­ble­ment la paix et la civi­li­sa­tion sous le signe du socia­lisme vic­to­rieux. J’appelle toute la classe ouvrière, et en par­ti­cu­lier la classe ouvrière d’Allemagne, à conqué­rir ce socia­lisme par la révo­lu­tion !»6

2) La monar­chie est balayée

Cette situa­tion de guerre qui se pour­suit alors qu’on sait qu’elle n’est plus gagnable, va être l’élément déclen­cheur de la révo­lu­tion : le 29 octobre, des marins de Wil­helm­sha­ven refusent de faire une sor­tie offen­sive qui n’a plus de sens. Ils sont arrê­tés, mais ont réussi à annu­ler l’attaque pré­vue. Par soli­da­rité avec ces pre­miers mutins, et pour empê­cher qu’ils soient condam­nés, des marins de Kiel se sou­lèvent début novembre. Ils élisent des conseils de marins et prennent le contrôle des navires, his­sant le dra­peau rouge. Une par­tie des sol­dats de l’armée de Terre envoyés contre eux fra­ter­nisent, puis des tra­vailleurs se mettent en grève. La ville est pas­sée à la révolution.

Dans un contexte où l’Empire est battu mili­tai­re­ment, donc appa­raît vul­né­rable, cette muti­ne­rie va vite s’étendre. De grandes mani­fes­ta­tions par­courent les villes, sont rejointes par des sol­dats et prennent les lieux de pou­voir. Le 6 novembre, des conseils d’ouvriers et de sol­dats contrôlent Ham­bourg et Brême, le len­de­main Munich, le 8 Stutt­gart, Leip­zig et Cologne.

A Ber­lin, siège du pou­voir cen­tral, des révo­lu­tion­naires débattent du meilleur moment pour déclen­cher le mou­ve­ment qu’ils pré­parent. C’est fina­le­ment au 11 novembre qu’ils fixent le sou­lè­ve­ment. Mais quand il existe une véri­table volonté révo­lu­tion­naire parmi les masses, elles n’attendent pas un signal donné d’en haut par des diri­geants auto-proclamés. Dès le 9 novembre au matin, des grèves spon­ta­nées se répandent et des cor­tèges de tra­vailleurs par­courent Ber­lin. Des socia­listes appellent les sol­dats à les rejoindre, ce qu’ils font : loin de s’opposer aux mani­fes­ta­tions de tra­vailleurs, ils les laissent pas­ser voire prennent part aux cor­tèges. La capi­tale passe ainsi du côté de la révo­lu­tion en moins d’une jour­née. Le député SPD Phi­lipp Schei­de­mann pro­clame la « Répu­blique alle­mande » à 14 heures, tan­dis que Liebk­necht pro­clame deux heures plus tard la « Répu­blique socia­liste libre d’Allemagne » et appelle à « la révo­lu­tion mon­diale ». Deux pers­pec­tives poli­tiques très dif­fé­rentes s’opposent donc dès le début de la révolution.

Max de Bade trans­met le 9 novembre son poste de chef du gou­ver­ne­ment au diri­geant SPDFrie­drich Ebert, issu de la droite de la social-démocratie, qui n’avait jamais par­ti­cipé aux débats théo­riques. L’Empire n’est plus, mais une cer­taine conti­nuité est néan­moins assu­rée avec le gou­ver­ne­ment pré­cé­dent, puisque les secré­taires d’État nom­més le 4 octobre res­tent en fonc­tion – c’est d’ailleurs l’un d’eux, le cen­triste Mat­thias Erz­ber­ger, qui va signer l’armistice le 11 novembre au nom de l’Allemagne.

Dans l’urgence, une alliance entre le SPD et l’USPD est conclue le 10 novembre, un conseil de 6 membres étant formé à parité des deux par­tis. Liebk­necht refuse d’y par­ti­ci­per, et les spar­ta­kistes forment offi­ciel­le­ment la Ligue Spar­ta­cus (Spar­ta­cus­bund), qui publie le quo­ti­dien Die rote Fahne (« Le dra­peau rouge ») dirigé par Luxem­burg, qui vient d’être libé­rée de pri­son par la révo­lu­tion, avec la par­ti­ci­pa­tion de mili­tants inter­na­tio­na­listes comme Liebk­necht, Paul Levi, Hugo Eber­lein et Léo Jogichès.

Outre la fin de la monar­chie, d’autres avan­cées très impor­tantes sont rapi­de­ment acquises par la révo­lu­tion : baisse du temps de tra­vail, conven­tions col­lec­tives, droit de vote des femmes et abo­li­tion du suf­frage cen­si­taire, fin des dis­cri­mi­na­tions anti­sé­mites, gra­tuité de l’enseignement, allo­ca­tions pour les chô­meurs, etc. On retrouve cer­taines de ces avan­cées aussi dans d’autres pays au même moment, tant le rap­port de forces entre les classes s’est trans­formé au niveau au moins européen.

C’était en fait l’application par le SPD de son pro­gramme mini­mum, c’est-à-dire des réformes sociales appli­cables au sein du mode de pro­duc­tion capi­ta­liste, le pro­gramme maxi­mum étant le rem­pla­ce­ment du capi­ta­lisme par le socia­lisme – donc ce qui était en théo­rie la rai­son d’être du parti. Comme le SPD s’est foca­lisé pen­dant des décen­nies sur le pro­gramme mini­mum, a fait cam­pagne sur celui-ci et non sur le but socia­liste, lorsqu’il a été réa­lisé beau­coup de mili­tants et sym­pa­thi­sants se sont dit que l’objectif était atteint. En réa­lité, l’exploitation n’était que pro­vi­soi­re­ment atté­nuée, et nul­le­ment abolie.

En cette fin d’année 1918, les diri­geants du SPD sont très satis­faits d’être deve­nus les diri­geants de l’État. Pour­tant, quelques per­sonnes qui sont à la tête d’un gou­ver­ne­ment ne suf­fisent pas à trans­for­mer l’essence de l’État : ce sont sou­vent des conser­va­teurs, y com­pris anti-républicains, qui res­tent aux com­mandes des rouages de la haute admi­nis­tra­tion. Les adver­saires de la répu­blique ont donc conservé des posi­tions qui leur ser­vi­ront ensuite à par­ti­ci­per à sa des­truc­tion de l’intérieur. Même un his­to­rien par­ti­san des diri­geants du SPDrecon­naît qu’« ils ne ten­tèrent même pas […] de rem­pla­cer par des mili­tants ouvriers ou par des intel­lec­tuels socia­listes les hauts fonc­tion­naires et les chefs d’entreprise. La haute admi­nis­tra­tion impé­riale et royale resta en place, à quelques excep­tions près, et les diri­geants sociaux-démocrates s’en remet­taient, pour exé­cu­ter leurs déci­sions, à des hommes d’origine et de for­ma­tion tra­di­tion­nelle, conser­va­trice et sou­vent natio­na­liste, fidèles à l’idée monar­chique et dans beau­coup de cas fon­ciè­re­ment hos­tiles non seule­ment à la Révo­lu­tion et au socia­lisme, mais aux prin­cipes démo­cra­tiques eux-mêmes »7. Menée au nom du prag­ma­tisme, la poli­tique de la direc­tion du SPD fut plu­tôt popu­laire dans l’immédiat, mais se révéla fort peu réa­liste à terme.

Dans le même temps, le gou­ver­ne­ment SPD va avoir recours à des corps francs, uni­tés para­mi­li­taires de volon­taires, pour répri­mer les oppo­sants sur sa gauche. C’était là aussi favo­ri­ser l’organisation des forces conser­va­trices et réac­tion­naires alle­mandes, dans le but de conser­ver « l’ordre » et de se main­te­nir au pou­voir. La répres­sion contre des marins mobi­li­sés com­mence dès le mois de décembre, pro­vo­quant la rup­ture de l’USPD qui quitte le gou­ver­ne­ment fin décembre.

En fai­sant alliance sur sa droite, la direc­tion du SPD va non seule­ment enter­rer – dans le sang – la révo­lu­tion, mais aussi à terme s’enterrer elle-même : en effet, dès que le rap­port de forces aura changé, les forces conser­va­trices se retour­ne­ront contre elle. La classe capi­ta­liste a donc mieux joué la par­tie que le SPD : elle a lâché du lest quand il le fal­lait, afin de conser­ver l’essentiel pour elle, c’est-à-dire le main­tien du mode de pro­duc­tion capi­ta­liste et de l’organisation étatique hiérarchisée.

Ceux qui van­taient le SPD comme « le plus grand parti ouvrier du monde » avaient oublié que le socia­lisme néces­site d’abord et avant tout la mobi­li­sa­tion consciente des tra­vailleurs eux-mêmes. Ils avaient aussi oublié qu’il était essen­tiel d’examiner aussi le déve­lop­pe­ment et l’organisation de la classe capi­ta­liste en Alle­magne : il y a tou­jours au moins deux pro­ta­go­nistes dans une lutte, et ce n’est pas la force de l’un qui en déter­mine l’issue, mais bien le rap­port entre les forces des deux. Sur­tout, un parti orga­nisé avec une dis­ci­pline quasi-militaire ne favo­rise pas les pos­si­bi­li­tés d’auto-émancipation : pour construire le parti, des méthodes contra­dic­toires avec le but avaient été employés.

Le SPD, ayant aban­donné un point de vue de classe indé­pen­dant, était devenu un appa­reil bureau­cra­tique de rechange qui était dis­po­nible pour gérer les affaires de l’État, tant qu’il pou­vait obte­nir en contre­par­tie un cer­tain nombre d’avancées sociales qu’il reven­di­quait depuis longtemps.

On vit com­bien avait eu rai­son Rosa Luxem­burg, quand elle écri­vait en 1910 dans une revue du SPD : « notre appa­reil orga­ni­sa­tion­nel et la dis­ci­pline de notre Parti sont plus appro­priés à frei­ner le mou­ve­ment qu’à diri­ger de grandes actions de masse »8. Son signal d’alarme ne fut mal­heu­reu­se­ment pas entendu de la majo­rité des mili­tants, et elle resta mino­ri­taire dans son oppo­si­tion aux dérives bureau­cra­tiques et oppor­tu­nistes de la direction.

3) A la base, les conseils ouvriers

Dans les faits, les conseils de tra­vailleurs appa­rus dans l’Allemagne de 1918 peuvent être de nature très dif­fé­rentes : ils sont par­fois de véri­tables outils de lutte et de démo­cra­tie directe, reflé­tant la com­ba­ti­vité des tra­vailleurs à la base. Ils résultent dans ce cas d’élections dans les entreprises.

Cepen­dant, des conseils ont dans de nom­breux cas été for­més dans l’urgence par les quelques mili­tants locaux les plus connus, les porte-paroles du SPD en par­ti­cu­lier, ou par­fois à parité de mili­tants SPD et USPD. C’est la rai­son pour laquelle Rosa Luxem­burg appelle à plu­sieurs reprises à la réélec­tion des conseils, afin qu’ils puissent être l’expression des volon­tés des tra­vailleurs, et non de simples organes aux ordres du gou­ver­ne­ment Ebert.

Pour les diri­geants du SPD, qui étaient sou­vent aussi des dépu­tés, les conseils n’avaient pas vrai­ment d’utilité : ils devaient donc céder la place à un gou­ver­ne­ment SPD, et à une Assem­blée consti­tuante où ils pen­saient obte­nir une majo­rité confor­table. A l’inverse, pour les spar­ta­kistes et les délé­gués révo­lu­tion­naires, les conseils devaient être la base d’une nou­velle démo­cra­tie : une Répu­blique des conseils. Enfin, cer­tains dont Kurt Eis­ner de l’USPD défen­daient un double pou­voir, avec des conseils et un par­le­ment qui cohabiteraient.

Le 10 novembre, 3000 repré­sen­tants des conseils d’ouvriers et de sol­dats de Ber­lin s’étaient réunis. Cette assem­blée avait approuvé le gou­ver­ne­ment de coa­li­tion SPD etUSPD. Un conseil du grand Ber­lin avait été élu, avec à sa tête Richard Mül­ler des délé­gués révo­lu­tion­naires, mais cet orga­nisme n’avait en réa­lité qua­si­ment pas de pou­voir réel, et ne pesait pas face au gouvernement.

Mal­gré tout, les conseils prennent par­fois en charge une par­tie des pou­voirs locaux, s’occupent de tâches concrètes et urgentes comme le ravi­taille­ment. Dans cer­tains cas il existe de fait un double pou­voir loca­le­ment, entre les auto­ri­tés muni­ci­pales et les conseils. Là où le rap­port de forces est le plus favo­rable, les conseils prennent pure­ment et sim­ple­ment la place des anciens pou­voirs locaux, et assument l’ensemble de l’administration – mais ces cas sont rares.

En dépit de ces impor­tantes dis­pa­ri­tés, l’existence des conseils de tra­vailleurs fait pres­sion sur le pou­voir, qui met en place en 1919 une loi dite de socia­li­sa­tion. En dépit de ce nom qui laisse espé­rer une trans­for­ma­tion des rap­ports sociaux de pro­duc­tion, la mesure est en réa­lité très modé­rée : il s’agit sim­ple­ment de natio­na­li­sa­tions ponc­tuelles d’entreprises. Alors que la véri­table socia­li­sa­tion des moyens de pro­duc­tion vise à sor­tir des rap­ports capi­ta­listes, la mesure qui usur­pait ce nom ne met­tait en place que des bouts de capi­ta­lisme d’État, ce qui n’avait donc rien à voir.

Le 18 novembre, Rosa Luxem­burg écrit dans Die rote Fahne que l’objectif de la révo­lu­tion est « l’abolition de la dic­ta­ture du capi­tal » et « la réa­li­sa­tion de la société socia­liste », ce qui ne peut pas être accom­pli « par quelques décrets d’en haut », mais « par l’action consciente des masses labo­rieuses des villes et des cam­pagnes ». Cela néces­site « déve­lop­pe­ment et réélec­tion des conseils locaux d’ouvriers et de sol­dats afin que le pre­mier geste impul­sif et chao­tique qui les a fait naître soit rem­placé par le pro­ces­sus conscient, la com­pré­hen­sion claire des buts, des tâches et des voies de la révo­lu­tion ». Luxem­burg appelle aussi à la « convo­ca­tion immé­diate d’un congrès mon­dial des tra­vailleurs, pour sou­li­gner for­te­ment et clai­re­ment le carac­tère socia­liste et inter­na­tio­nal de la révo­lu­tion, car l’avenir de la révo­lu­tion alle­mande est ancré dans l’Internationale seule, dans la révo­lu­tion mon­diale du pro­lé­ta­riat. »9

Le 14 décembre, Die rote Fahne publie le pro­gramme de la Ligue Spar­ta­cus, rédigé par Rosa Luxem­burg. Ce texte expli­cite l’objectif de la révo­lu­tion socia­liste, en lui don­nant son contenu poli­tique : la démo­cra­tie des conseils, et son contenu social : l’abolition du salariat.

Luxem­burg affirme donc le but socia­liste : « A bas le sala­riat ! Tel est le mot d’ordre de l’heure. Au tra­vail sala­rié et à la domi­na­tion de classe doit se sub­sti­tuer le tra­vail en coopé­ra­tion. […] Plus d’exploiteur, plus d’exploité ! » Elle indique ensuite com­ment atteindre cet objec­tif : « Dans toutes les révo­lu­tions pré­cé­dentes, ce fut une petite mino­rité du peuple qui prit la direc­tion de la lutte. […] La révo­lu­tion socia­liste est la pre­mière qui ne puisse être vic­to­rieuse que dans l’intérêt de la grande majo­rité, et par l’action de la grande majo­rité des tra­vailleurs. […] L’essence de la société socia­liste consiste en ceci que la grande masse tra­vailleuse cesse d’être une masse diri­gée, mais au contraire se met à vivre par elle-même toute la vie poli­tique et écono­mique active, à la diri­ger par son auto-détermination tou­jours plus consciente et plus libre. »

Concer­nant les moyens à employer, elle pré­cise que « la révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne n’implique dans ses buts aucune ter­reur, elle hait et abhorre le meurtre. Elle n’a pas le besoin de ver­ser le sang, car elle ne s’attaque pas aux êtres humains, mais aux ins­ti­tu­tions.[…] Elle n’est pas la ten­ta­tive déses­pé­rée d’une mino­rité cher­chant à mode­ler le monde à son idéal par la force ; elle résulte au contraire de l’action des grandes masses ».

Enfin, le pro­gramme trace de nom­breuses tâches à accom­plir, de la mise en place d’une «jour­née de tra­vail de six heures au maxi­mum », à l’élection « de conseils ouvriers dans toute l’Allemagne, avec la par­ti­ci­pa­tion de toute la popu­la­tion ouvrière adulte des deux sexes, à la ville et à la cam­pagne, sur la base de l’entreprise », jusqu’au but com­mu­niste de l’« élar­gis­se­ment de la révo­lu­tion alle­mande en révo­lu­tion du pro­lé­ta­riat mon­dial. »10

Ces posi­tions n’empêchent par ailleurs pas les spar­ta­kistes de reven­di­quer des mesures immé­diates, qui pour­raient être appli­quées par le gou­ver­ne­ment : Luxem­burg réclame par exemple l’abolition de la peine de mort, dans un article de Die rote Fahne le 18 novembre.

A l’appel du conseil du grand Ber­lin, le pre­mier congrès des conseils d’ouvriers et de sol­dats de toute l’Allemagne se tient à Ber­lin du 16 au 21 décembre. L’événement aurait pu avoir une impor­tance fon­da­men­tale, mais ce congrès est d’emblée bridé par le fait que leSPD dis­pose de la majo­rité abso­lue des délé­gués, ainsi que par la posi­tion très modé­rée des conseils de sol­dats sur les ques­tions sociales. La veille du congrès, Luxem­burg écrit dansDie rote Fahne que « les Conseils ont sou­vent avancé de façon indé­cise et timo­rée, aveu­glés par des for­mules de parti dépas­sées, leurs vues arti­fi­ciel­le­ment rétré­cies par des slo­gans et des dis­cours fal­la­cieux sur la ques­tion de leur rôle dans les événe­ments, et aussi par la vio­lence des événe­ments eux-mêmes. »11

En réa­lité, lors de ce congrès seuls 179 délé­gués sur 489 étaient effec­ti­ve­ment ouvriers ou employés : il y avait beau­coup de per­ma­nents syn­di­caux ou de par­tis, sur­tout du SPD. Cela contri­bue à expli­quer que la pers­pec­tive adop­tée par ce congrès soit le sou­tien au gou­ver­ne­ment Ebert et l’élection d’une Assem­blée consti­tuante, fixée pour le 19 jan­vier 1919.

La mise en place d’une démo­cra­tie des conseils vou­lue par l’aile gauche de l’USPD, les délé­gués révo­lu­tion­naires et les spar­ta­kistes, ne ras­semble qu’un peu moins d’un quart des délé­gués des conseils. C’est Ernst Däu­mig, des délé­gués révo­lu­tion­naires, qui pro­pose la mise en place d’une répu­blique des conseils. Il affirme le 19 décembre que « la démo­cra­tie bour­geoise sera inévi­ta­ble­ment rem­pla­cée par la démo­cra­tie pro­lé­ta­rienne qui s’exprime dans le sys­tème des Conseils. »12 Sa pro­po­si­tion n’obtient que 91 man­dats contre 344. Le len­de­main, Die rote Fahne titre avec jus­tesse : « Sui­cide du congrès des conseils ».

Le 23 décembre, Liebk­necht pro­nonce un dis­cours à l’issue d’une mani­fes­ta­tion à Ber­lin, affir­mant les objec­tifs à atteindre selon lui par la révo­lu­tion en cours : « La concur­rence, qui est à la base du régime capi­ta­liste, signi­fie pour nous socia­listes, un fra­tri­cide ; nous vou­lons au contraire une com­mu­nauté inter­na­tio­nale des hommes. […] La société capi­ta­liste n’est rien d’autre que la domi­na­tion plus ou moins voi­lée de la vio­lence. Elle tend main­te­nant à reve­nir à la léga­lité de l’« ordre » pré­cèdent, à dis­cré­di­ter et à annu­ler la révo­lu­tion que le pro­lé­ta­riat a faite […]. Ainsi ce n’est pas à la vio­lence et à l’effusion de sang que nous appe­lons le pro­lé­ta­riat, mais à l’action révo­lu­tion­naire éner­gique pour prendre en main la recons­truc­tion du monde. »13

Du 30 décembre au 1er jan­vier 1919 se tient à Ber­lin le congrès de fon­da­tion du « Parti com­mu­niste d’Allemagne (Ligue Spar­ta­cus) », ou KPD. Comme son nom com­plet l’indique, la Ligue Spar­ta­cus en est la prin­ci­pale com­po­sante ; par­ti­cipent égale­ment au nou­veau parti les Com­mu­nistes inter­na­tio­naux d’Allemagne (IKD), consti­tués quelques semaines plus tôt, où militent notam­ment Otto Rühle et Paul Frölich.

Le prin­ci­pal débat du congrès concerne la par­ti­ci­pa­tion à l’élection de l’Assemblée consti­tuante. La direc­tion spar­ta­kiste autour de Luxem­burg, Levi et Jogi­chès y est favo­rable, consi­dé­rant que la classe tra­vailleuse est encore loin d’être favo­rable à la révo­lu­tion socia­liste – comme l’a mon­tré le récent congrès des conseils. A l’inverse, la majo­rité des délé­gués sur­es­time les pos­si­bi­li­tés immé­diates, pen­sant que les échéances sont très proches et que les tra­vailleurs sont prêts à prendre le pou­voir ; ils prônent donc le boy­cott de l’élection. Luxem­burg, qui se rend bien compte que la majo­rité de la classe tra­vailleuse est encore loin de la conscience révo­lu­tion­naire, leur répond que « notre tac­tique est juste, en ce sens qu’elle compte avec un plus long che­min à par­cou­rir. »14 Elle ne s’est pas ral­liée à la Consti­tuante comme solu­tion poli­tique : elle reste favo­rable à la démo­cra­tie des conseils, mais elle se rend compte que cet objec­tif est encore très mino­ri­taire parmi le pro­lé­ta­riat d’Allemagne, il faut donc sai­sir toutes les tri­bunes poli­tiques, y com­pris celle de la cam­pagne élec­to­rale natio­nale pour la Consti­tuante, puis celle de l’Assemblée elle-même, afin de popu­la­ri­ser cet objec­tif15. Le vote donne cepen­dant une nette majo­rité au boycott.

Concer­nant l’organisation interne du KPD, le rap­por­teur Hugo Eber­lein explique qu’il « ne faut pas impo­ser l’uniformité par en haut. Les diverses orga­ni­sa­tions [locales] doivent jouir d’une pleine auto­no­mie. Elles ne doivent pas être habi­tuées à attendre le mot d’ordre d’en haut ; elles doivent tra­vailler par leur propre ini­tia­tive. »16 Le but est ici de rompre net­te­ment avec la struc­tu­ra­tion bureau­cra­tique du SPD, qui avait conduit à une pas­si­vité des mili­tants vis-à-vis de la direc­tion, ce qui avait contri­bué à l’effondrement d’août 1914.

Rosa Luxem­burg pré­sente le pro­gramme qui était celui de la Ligue Spar­ta­cus, qui est adopté par le congrès. Dans son dis­cours, elle sou­ligne que la révo­lu­tion « a encore un effort for­mi­dable à four­nir, un long che­min à par­cou­rir pour arri­ver à la pleine réa­li­sa­tion de ses pre­miers mots d’ordre. » Luxem­burg constate que pour le moment la révo­lu­tion a été « uni­que­ment une révo­lu­tion poli­tique ; c’est là qu’il faut cher­cher l’hésitation, l’insuffisance, la demi-mesure et l’inconscience de cette révo­lu­tion. C’était le pre­mier stade d’un bou­le­ver­se­ment dont les tâches prin­ci­pales sont du domaine écono­mique : ren­ver­se­ment des rap­ports écono­miques. […] C’est par là qu’elle devien­dra une révo­lu­tion socia­liste. Mais cette lutte pour le socia­lisme ne peut être menée que par les masses direc­te­ment au corps à corps avec le capi­ta­lisme, dans chaque entre­prise, c’est-à-dire par chaque pro­lé­taire contre son employeur. »17

Pen­dant le congrès, une délé­ga­tion conduite par Karl Liebk­necht négo­cie avec les délé­gués révo­lu­tion­naires afin qu’ils adhèrent au nou­veau parti, fina­le­ment en vain. A la fin du congrès, il est néan­moins décidé de conti­nuer à agir en vue d’une future adhé­sion de leur part.

La défaite mili­taire et le revan­chisme créent une atmo­sphère natio­na­liste, lar­ge­ment ren­for­cée par les condi­tions très dures du traité de Ver­sailles, qui avaient été impo­sées prin­ci­pa­le­ment par les gou­ver­ne­ments fran­çais et bri­tan­nique. Même dans les par­tis ouvriers, cer­tains se crurent fin tac­ti­ciens en sui­vant le sens du cou­rant et en fai­sant des décla­ra­tions patrio­tardes ; ce fai­sant, ils ren­for­cèrent leurs enne­mis poli­tiques, en met­tant au second plan la ques­tion sociale. Ils croyaient être habiles en allant dans le sens du vent, pré­ten­dant que c’était pour ne pas lais­ser à la droite et à l’extrême droite les fruits de ce cou­rant de repli natio­nal : en réa­lité ils creu­saient leur propre tombe, en ren­for­çant par leurs dis­cours les cou­rants de droite qui les atta­que­raient quelques années plus tard.

Le 4 jan­vier 1919, le pré­fet de police de Ber­lin mis en place par la révo­lu­tion, Emil Eich­horn, est ren­voyé – du fait qu’il est membre de l’USPD. Une mani­fes­ta­tion orga­ni­sée le len­de­main pour pro­tes­ter, à l’appel de l’USPD et du KPD, est très nom­breuse et oppo­sée au gou­ver­ne­ment SPD. Com­mence alors une insur­rec­tion à Ber­lin pour ren­ver­ser le gou­ver­ne­ment Ebert et le rem­pla­cer par un gou­ver­ne­ment dirigé par l’USPD et d’autres révo­lu­tion­naires. Liebk­necht se laisse entraî­ner dans cette aven­ture, ce que Rosa Luxem­burg désap­prouve fermement.

Déclen­ché de façon inopi­née, sur un pré­texte de départ qui ne sem­blait vrai­ment pas essen­tiel à de nom­breux tra­vailleurs, sans l’appui des conseils ouvriers, et qui plus est en res­tant isolé à Ber­lin, le sou­lè­ve­ment est logi­que­ment un échec. Les rap­ports de force ont été très mal évalués par ceux qui ont déclen­ché cette insur­rec­tion, qui ne peut en aucun cas être qua­li­fiée de « spartakiste ».

Si beau­coup de tra­vailleurs ber­li­nois contes­taient le gou­ver­ne­ment, une par­tie vou­lait qu’il mène une poli­tique plus à gauche, cer­tains sou­hai­taient un impos­sible gou­ver­ne­ment de coa­li­tion SPD-USPD-KPD, enfin parmi ceux qui vou­laient vrai­ment expul­ser le SPD du pou­voir bien peu étaient prêts à prendre les armes pour com­battre mili­tai­re­ment un gou­ver­ne­ment répu­bli­cain. Pen­dant ces quelques jours, des réunions se tiennent dans les usines à Ber­lin qui « se pro­noncent presque tou­jours pour l’arrêt immé­diat des com­bats, la fin de la lutte fra­tri­cide ; l’unité de tous les cou­rants socia­listes est récla­mée et accla­mée.»18

Les faibles insur­gés sont rapi­de­ment bat­tus. Les corps francs pro­cèdent alors à une répres­sion san­glante. Ils arrêtent notam­ment Luxem­burg et Liebk­necht le 15 jan­vier, alors que la lutte est déjà finie, puis les assas­sinent dans la soi­rée. Dans cette nuit d’hiver ber­li­noise, la théo­ri­cienne mar­xiste la plus per­ti­nente du XXe siècle mour­rait à 47 ans d’une balle dans la tête. Elle fut loin d’être la dernière.

Le 19 jan­vier, les élec­tions à l’Assemblée consti­tuante sus­citent une forte par­ti­ci­pa­tion. Le boy­cott et appel à l’abstention du KPD n’a eu qua­si­ment aucun effet, et le parti a été en fait absent du débat poli­tique. Le SPD arrive lar­ge­ment en tête avec 38 % des voix, l’USPDn’obtenant que 8 %. Le SPD va dès lors gou­ver­ner en coa­li­tion avec deux par­tis cen­tristes. L’assemblée se réunit à Wei­mar afin d’éviter Ber­lin où les révo­lu­tion­naires sont forts ; elle y adopte la consti­tu­tion de la répu­blique, d’où le nom de Répu­blique de Weimar.

Dans cer­taines villes, de nou­velles élec­tions aux conseils ouvriers ont mal­gré tout lieu. C’est le cas par exemple à Ber­lin, qui reste un bas­tion des socia­listes radi­caux. En février 1919, l’élection au conseil exé­cu­tif de Ber­lin donne les résul­tats sui­vants : USPD 40 %,SPD 35 %, KPD 13 % et Parti démo­crate 12 %. En avril, il y a un dépla­ce­ment vers la gauche, qui n’est cepen­dant pas mas­sif : USPD 48 %, SPD 25 %, KPD 16 % et Parti démo­crate 11 %. Mais ces ten­dances ne sont pas repré­sen­ta­tives de l’ensemble de la situa­tion en Allemagne.

En mars 1919, des grèves impor­tantes culminent, notam­ment des mineurs qui veulent s’approprier les mines. Une grève géné­rale se déclenche à Ber­lin. Le KPD appelle à élire ou réélire les conseils ouvriers dans toutes les entre­prises. Mais le mou­ve­ment est à contre­temps, il s’arrête dans l’Allemagne cen­trale alors qu’il débute à Ber­lin. C’est donc l’échec. La répres­sion est net­te­ment plus meur­trière qu’en jan­vier, l’armée fai­sant inter­ve­nir dans Ber­lin l’artillerie et les blin­dés. Léo Jogi­chès, devenu le prin­ci­pal diri­geant du KPD, est arrêté et assas­siné le 10 mars. Le mou­ve­ment était net­te­ment plus puis­sant que deux mois plus tôt ; mais les forces qui avaient été per­dues en jan­vier ont fait défaut en mars.

4) La révo­lu­tion sans les travailleurs ?

Le 7 avril 1919, une « Répu­blique des conseils » fut pro­cla­mée à Munich. Bien que ses ini­tia­teurs aient fait preuve d’une bonne volonté révo­lu­tion­naire indis­cu­table, cette ini­tia­tive arti­fi­cielle et iso­lée n’eut qu’un faible sou­tien à la base, ce qui fait que l’appellation « Répu­blique des conseils » est lar­ge­ment usur­pée. La direc­tion des opé­ra­tions était dans les mains d’un groupe coopté, ce qui se tra­dui­sit par un fiasco. La ten­ta­tive est res­tée iso­lée non seule­ment en Alle­magne, mais même en Bavière. L’un des par­ti­ci­pants, Paul Frö­lich du KPD, a expli­qué que des décrets étaient affi­chés dans les rues, mais sans effet : « Le gou­ver­ne­ment n’avait aucun pou­voir. »19 Trois semaines plus tard, la ten­ta­tive est balayée. La répres­sion est san­glante, plu­sieurs cen­taines de révo­lu­tion­naires sont tués, ce qui pro­vo­quera la mar­gi­na­li­sa­tion des révo­lu­tion­naires à Munich qui va dès lors deve­nir un bas­tion des réactionnaires.

La vio­lence des mul­tiples répres­sions creu­sait encore davan­tage le fossé qui tra­ver­sait le mou­ve­ment ouvrier, après les années de guerre mondiale.

Le 13 mars 1920 éclate un putsch mili­taire, dit putsch de Kapp, du nom du poli­ti­cien conser­va­teur et anti­sé­mite qui en prit la tête. La peur et la haine du chan­ge­ment social nour­ris­saient des vel­léi­tés réac­tion­naires chez une par­tie des classes domi­nantes, qui entre­te­naient une nos­tal­gie d’un Empire mythi­fié. Beau­coup de mili­taires et de para­mi­li­taires détes­taient la répu­blique et tous les socia­listes. C’est la conjonc­tion de ces cou­rants qui entraîne le pas­sage à l’acte. En moins d’une jour­née, les put­schistes contrôlent Berlin.

Une puis­sante grève géné­rale se déclenche alors pour mettre en échec ce putsch, à l’appel des syn­di­cats et des par­tis ouvriers. La majo­rité des tra­vailleurs, qui avait fait défaut à toutes les ten­ta­tives révo­lu­tion­naires depuis jan­vier 1919, est cette fois mobi­li­sée mas­si­ve­ment dans toute l’Allemagne. La grève « para­lysa immé­dia­te­ment et tota­le­ment le gou­ver­ne­ment des put­schistes. […] Les admi­nis­tra­tions étaient para­ly­sées car tous les petits employés étaient en grève, pri­vant leurs supé­rieurs de tout moyen d’action. »20

Mal­heu­reu­se­ment, une par­tie de l’extrême gauche pré­co­nise d’abord l’inaction, au nom d’un pseudo-radicalisme qui conduit à refu­ser de défendre la « répu­blique bour­geoise » contre un coup de force d’extrême droite. En l’absence de Paul Levi qui est alors empri­sonné, le KPD annonce dans un pre­mier temps qu’il ne « bou­gera pas un doigt pour la répu­blique »21. Même si le parti se joint ensuite au mou­ve­ment, qui ras­semble des mil­lions de gré­vistes, ce type de prises de posi­tion com­plè­te­ment erro­nées va affai­blir la par­tie du mou­ve­ment qui tente de pas­ser de la mise en échec du putsch, à une reprise de la révo­lu­tion. Ce cou­rant est puis­sant dans cer­taines zones, notam­ment dans une par­tie de la Ruhr qui est diri­gée par des révo­lu­tion­naires pen­dant la deuxième quin­zaine de mars. Demeu­rant trop iso­lée dans le pays, cette ten­ta­tive est de nou­veau vain­cue. Une ter­rible répres­sion mili­taire fait plus d’un mil­lier de morts.

Fina­le­ment la dic­ta­ture conser­va­trice est évitée ; la répu­blique par­le­men­taire est réta­blie, mais sans que les tra­vailleurs qui l’ont sau­vée ne récoltent les fruits de leur action. Afin que tout rentre dans l’ordre, le gou­ver­ne­ment fait bien quelques pro­messes de chan­ge­ment aux syn­di­ca­listes qui avaient déclen­ché le mou­ve­ment, mais il ne les tien­dra pas. Ebert se main­tient donc au pou­voir par le men­songe et la vio­lence contre ceux qui l’ont sauvé.

Par la suite, des ten­ta­tives insur­rec­tion­nelles déci­dées depuis Mos­cou seront ten­tées en mars 1921 puis en octobre 1923, méthode auto­ri­taire qui débou­chera logi­que­ment sur des défaites cui­santes et le gas­pillage des éner­gies qui exis­taient encore chez cer­tains tra­vailleurs. C’en était fini pour long­temps des pos­si­bi­li­tés révo­lu­tion­naires en Alle­magne. La voie était ouverte à la contre-révolution, au repli natio­na­liste, et au bout du compte à la barbarie.

Sur le plan poli­tique, le KPD ne réunis­sait pas tous les révo­lu­tion­naires lors de sa fon­da­tion. Cette situa­tion de divi­sion s’aggrave en octobre 1919 avec l’exclusion des anti-parlementaristes, qui forment en avril 1920 le Parti com­mu­niste ouvrier d’Allemagne (KAPD). Lors de son congrès d’août 1920, il est évident que des diver­gences essen­tielles existent en son sein. Le cou­rant inter­na­tio­na­liste, net­te­ment majo­ri­taire, l’emporte et exclut les mili­tants aux dérives chau­vines. Un mili­tant de la majo­rité rap­pelle que « la lutte du pro­lé­ta­riat n’est pas qu’internationale, elle est aussi vrai­ment anti­na­tio­nale. »22 Le KAPDregroupe alors entre 30.000 et 40.000 adhérents.

Pen­dant les années 1919 et 1920, c’est l’USPD qui se ren­force le plus auprès des tra­vailleurs, attei­gnant près d’un mil­lion d’adhérents. Le parti obtient 18 % des voix lors des légis­la­tives de juin 1920. Mal­gré cette pro­gres­sion, sa ligne poli­tique floue entre réfor­misme et révo­lu­tion abou­tit quelques mois plus tard à sa scis­sion. Le KPD fusionne alors, début décembre 1920, avec l’aile gauche de l’USPD, où l’on retrouve des délé­gués révo­lu­tion­naires comme Richard Mül­ler et Ernst Däu­mig, et un théo­ri­cien comme Karl Korsch. Cela per­met à ce KPD « uni­fié » de deve­nir un parti de masse (plus de 400.000 adhé­rents). Sa direc­tion est par­ta­gée par Paul Levi et Ernst Däumig.

Mais les méthodes de la direc­tion de l’Internationale com­mu­niste firent vite leurs dégâts : Levi, indé­pen­dant et cri­tique des ordres de Mos­cou, est écarté en février 1921. Ensuite, le désastre que fut « l’action de mars » 1921 entraîna une chute des adhé­rents du KPD, qui fut encore aggra­vée par l’exclusion de Paul Levi en avril 1921 pour le simple fait d’avoir cri­ti­qué publi­que­ment dans une bro­chure la poli­tique « put­schiste » qui venait d’être appliquée.

Levi crée alors un groupe com­mu­niste oppo­si­tion­nel, le Kom­mu­nis­tische Arbeits­ge­mein­schaft (KAG), avec des mili­tants comme Däu­mig, Richard Mül­ler et Mathilde Jacob. Rejeté par l’Internationale com­mu­niste et ne vou­lant pas ajou­ter de la divi­sion en créant for­mel­le­ment un nou­veau parti ouvrier, le KAG rejoi­gnit en avril 1922 l’USPD, qui lui-même fusionna peu après avec le SPD.

A par­tir de la révo­lu­tion de novembre 1918, des mil­lions de tra­vailleurs rejoi­gnirent les syn­di­cats libres, liés à la social-démocratie, qui étaient déjà des orga­ni­sa­tions de masse. D’autres struc­tures existent cepen­dant, mais regrou­pant beau­coup moins d’adhérents : des « unions », vou­lant dépas­ser la divi­sion entre parti et syn­di­cat, se forment avec l’objectif d’une acti­vité poli­tique « uni­taire » sur les lieux de tra­vail. Est ainsi consti­tuée en février 1920 l’Union géné­rale des tra­vailleurs (All­ge­meine Arbeiter-Union, AAU), qui regroupe envi­ron 200.000 adhé­rents. L’AAU scis­sionne en 1921, avec la créa­tion d’une AAU-Einheitsorganisation (AAU-E), ce qui contri­bue au recul de ce mou­ve­ment : les deux orga­ni­sa­tions regroupent moins de 80.000 adhé­rents au total en 1922. Il existe par ailleurs une struc­ture anarcho-syndicaliste, la FAUD (Freie Arbeiter-Union Deut­schlands), qui atteint jusqu’à 150.000 adhé­rents. Ces struc­tures et leurs mili­tants jouent évidem­ment un rôle dans les luttes de classes de la période en Alle­magne, sans tou­te­fois pou­voir être déter­mi­nants au niveau national.

Concer­nant la poli­tique inter­na­tio­nale, la façon dont les bol­che­viks exercent le pou­voir en Rus­sie pose pro­blème à nombre des mili­tants les plus radi­caux. Lors du congrès de sep­tembre 1921 du KAPD, Arthur Gold­stein livre une ana­lyse lucide de la situa­tion en Rus­sie : « Les anciens conseils ouvriers ou conseils d’entreprise ont été dépouillés de leur fonc­tion. On a placé des spé­cia­listes ou des membres du Parti à la tête des usines. » Exer­çant son esprit cri­tique en com­mu­niste, il ajoute que l’insurrection de Crons­tadt, écra­sée quelques mois plus tôt par l’armée dite rouge, est « un symp­tôme de la contra­dic­tion entre le pro­lé­ta­riat et le gou­ver­ne­ment sovié­tique. »23 Mais avec le reflux des luttes et la dis­pa­ri­tion de fait des conseils ouvriers, puis l’action de mars 1921, le KAPD se vide pro­gres­si­ve­ment de ses mili­tants. Une bonne part milite dès lors dans les struc­tures syn­di­cales ou « uni­taires », d’autres retournent au KPD, cer­tains rejoignent la petite aile gauche mar­xiste révo­lu­tion­naire du SPD aux côtés de Paul Levi24, et une par­tie cesse de militer.

La sta­li­ni­sa­tion acheva de tuer poli­ti­que­ment le KPD, désor­mais vidé de toute démo­cra­tie interne et devenu une simple cour­roie de trans­mis­sion. Les cou­rants révo­lu­tion­naires exis­tèrent dès lors en dehors du KPD.

5) Com­ment expli­quer les fai­blesses de la révo­lu­tion allemande ?

Si le cours de la guerre a favo­risé le déclen­che­ment de la révo­lu­tion, du fait que l’Empire alle­mand a perdu le conflit, par contre la révo­lu­tion a été lar­ge­ment entra­vée par le natio­na­lisme exa­cerbé par la guerre. En décembre 1918, Ernst Däu­mig remar­quait que « les dégâts moraux cau­sés par la guerre se font encore sen­tir par­tout. On ne peut pas nier qu’il s’agit là d’un pro­blème répandu dans les rangs des tra­vailleurs. »25 L’Union sacrée qui a sub­mergé la société alle­mande en août 1914 a ren­forcé les cou­rants conser­va­teurs, qui du coup en novembre 1918 et après sont res­tés puis­sants dans la société. La guerre a aussi ren­forcé le pou­voir et le pres­tige des offi­ciers supé­rieurs de l’armée, Ebert ayant fait le choix de nier publi­que­ment leur défaite mili­taire. Tout cela explique par exemple que le maré­chal Hin­den­burg sera élu deux fois pré­sident de la Répu­blique de Weimar.

Ce qui a été un han­di­cap pour la révo­lu­tion, c’est à la fois la guerre en tant que telle, mais aussi voire sur­tout le suc­cès de l’Union sacrée, donc le ral­lie­ment à l’État de ceux qui lui étaient oppo­sés, y com­pris le ral­lie­ment de la majo­rité des socia­listes et des syn­di­cats. Il est cer­tain que le SPD a lour­de­ment han­di­capé la future révo­lu­tion en se ral­liant au conflit en août 1914 ; mais il faut bien voir aussi que la majo­rité des tra­vailleurs a approuvé cette posi­tion – ce qui n’excuse pas du reste le SPD, qui aurait dû aller à contre-courant. Les mili­tants qui l’ont fait, notam­ment les spar­ta­kistes, ont vu leur action lar­ge­ment entra­vée et amoin­drie par la forte répres­sion qui dura pen­dant toute la guerre. Même peu nom­breux, ils lut­tèrent dans le sens de l’internationalisme et de l’indépendance de classe.

En 1919, cer­tains révo­lu­tion­naires s’illusionnant sur l’état d’esprit de la majo­rité des tra­vailleurs, ou cher­chant un « rac­courci » en l’absence d’une conscience révo­lu­tion­naire lar­ge­ment pré­sente chez les masses, ont choisi la voie des coups de force mino­ri­taires. Cette façon de faire a affai­bli consi­dé­ra­ble­ment les forces des tra­vailleurs les plus avan­cés : les insur­rec­tions suc­ces­sives les ont démo­ra­lisé, et même décimé. Confondre la révo­lu­tion sociale avec une action mili­taire ne pou­vait que conduire à l’échec et à la marginalisation.

Le poten­tiel révo­lu­tion­naire a évidem­ment été lar­ge­ment amoin­dri par les nom­breux assas­si­nats de mili­tants et de tra­vailleurs mobi­li­sés, notam­ment Rosa Luxem­burg, Karl Liebk­necht ou encore Kurt Eis­ner, et bien d’autres.

Le poids des par­ti­cu­la­ri­tés régio­nales a aussi été un frein à un déve­lop­pe­ment des forces révo­lu­tion­naires et à la liai­son entre les tra­vailleurs des dif­fé­rentes zones de l’Allemagne. Ces ten­dances loca­listes ont même par­fois été sou­te­nues par des révo­lu­tion­naires, qui contri­buaient donc à leur propre fai­blesse. Dans le même ordre d’idée, le fait que le SPDsoit passé en pra­tique au natio­na­lisme a long­temps contri­bué à relé­guer la ques­tion sociale au second plan.

Des illu­sions avaient cours, beau­coup ont cru qu’il suf­fi­sait que la direc­tion de l’État change de mains pour qu’il n’y ait plus de pro­blèmes. De son côté, la classe capi­ta­liste, for­te­ment déve­lop­pée et bien orga­ni­sée en Alle­magne, a su faire d’importantes conces­sions – pour les reprendre pro­gres­si­ve­ment plus tard. Ces conces­sions ont fait croire à de nom­breux tra­vailleurs que la révo­lu­tion était vic­to­rieuse. L’empereur était en exil, le pays était désor­mais dirigé par des sociaux-démocrates venus du pro­lé­ta­riat, comme Ebert et Schei­de­mann, même s’ils étaient deve­nus des per­ma­nents de la poli­tique depuis long­temps. Les reven­di­ca­tions du « pro­gramme mini­mum », pour les­quelles ils avaient lutté pen­dant des années, étaient désor­mais obte­nues. Pour­tant, ces acquis étaient bien fra­giles, comme on l’a vu tra­gi­que­ment par la suite.

Enfin, la lutte de classe du pro­lé­ta­riat se dérou­lant fon­da­men­ta­le­ment sur le plan mon­dial, la situa­tion dans les autres pays au même moment est un fac­teur essen­tiel qui ne doit pas être oublié pour com­prendre l’échec en Alle­magne. La révo­lu­tion en Autriche-Hongrie, qui éclate en même temps, s’accompagne de la dis­lo­ca­tion de ce ter­ri­toire, ce qui fait pas­ser la ques­tion natio­nale au pre­mier plan, relé­guant donc les ques­tions écono­miques et sociales. Ce fac­teur de divi­sion et de diver­sion est l’un des éléments qui expliquent les fai­blesses des pro­ces­sus révo­lu­tion­naires en Autriche et en Hon­grie, qui sont rapi­de­ment étouf­fés ou répri­més. Si des vagues de grèves mas­sives se déclenchent dans plu­sieurs pays, les gou­ver­ne­ments qui ont gagné la guerre – notam­ment en France et en Grande-Bretagne – par­viennent à l’emporter. En Ita­lie, les tra­vailleurs échouent et sont bat­tus par le fas­cisme qui ins­taure une dic­ta­ture dès le début des années 1920. En Rus­sie, les méthodes auto­ri­taires des bol­che­viks, qui exercent selon Rosa Luxem­burg « une dic­ta­ture au sens bour­geois »26, leur recours à la répres­sion y com­pris contre les autres cou­rants révo­lu­tion­naires, font que « l’exemple russe » n’est rapi­de­ment plus qu’une illu­sion, répé­tée par une par­tie des mili­tants mais qui devient de plus en plus éloi­gnée de la réa­lité. Dès 1920–1921, la vague révo­lu­tion­naire est en fait en échec par­tout dans le monde.

L’échec de la révo­lu­tion alle­mande a eu des consé­quences ter­ribles, pour une très longue durée et pour le monde entier. Espé­rons que l’on ne repro­duise pas les mêmes erreurs dans une éven­tuelle révo­lu­tion de l’avenir, qui serait une révo­lu­tion sociale mon­diale et auto-organisée, abo­lis­sant l’exploitation et l’aliénation.

Biblio­gra­phie :

Alle Macht den Räten !, “Tout le pou­voir aux Conseils !”, récits, exhor­ta­tions et réflexions des acteurs des révo­lu­tions d’Allemagne,1918–21 (Les nuits rouges, 2014).

Pierre Broué, Révo­lu­tion en Alle­magne, 1917–1923 (éditions de Minuit, 1971).

Cri­tique Sociale, Karl Liebk­necht, la flamme de la révo­lu­tion (2014).

Cri­tique Sociale, Paul Frö­lich, par­cours mili­tant du bio­graphe de Rosa Luxem­burg(2011).

Cri­tique Sociale, Les Rap­ports de force élec­to­raux dans la Répu­blique de Wei­mar (2013).

Cri­tique Sociale, Rosa Luxem­burg (2011 ; 2e édition revue et aug­men­tée 2014).

Cri­tique Sociale, Rosa Luxem­burg et la grève de masse (2014).

Paul Frö­lich, Rosa Luxem­burg, sa vie et son œuvre (L’harmattan, 1991).

Paul Frö­lich, Rudolf Lin­dau, Albert Schrei­ner et Jakob Wal­cher, Révo­lu­tion et contre-révolution en Alle­magne, 1918–1920, de la fon­da­tion du Parti com­mu­niste au putsch de Kapp (Science mar­xiste, 2013).

Sebas­tian Haff­ner, Alle­magne, 1918 : une révo­lu­tion tra­hie (Agone, 2018).

Rosa Luxem­burg, La Bro­chure de Junius, la guerre et l’Internationale (1907–1916), Œuvres com­plètes tome IV (Smolny-Agone, 2014).

Rosa Luxem­burg, Le But final, textes poli­tiques (Spar­ta­cus, 2016).

Rosa Luxem­burg, Contre la guerre par la révo­lu­tion, lettres de Spar­ta­cus et tracts (Spar­ta­cus, 1973).

Paul Mat­tick, La Révo­lu­tion fut une belle aven­ture, des rues de Ber­lin en révolte aux mou­ve­ments radi­caux amé­ri­cains, 1918–1934 (L’échappée, 2013).

André et Dori Prud­hom­meaux, Spar­ta­cus et la Com­mune de Ber­lin, 1918–1919 (Spar­ta­cus, 1977).

Clau­die Weill, Les Conseils en Alle­magne 1918–1919 (revue Le Mou­ve­ment social, juillet 1990).

1# Sebas­tian Haff­ner, Alle­magne, 1918 : une révo­lu­tion tra­hie, Agone, 2018, p. 258.

2# Rosa Luxem­burg, « La recons­truc­tion de l’Internationale », dans Rosa Luxem­burg, La Bro­chure de Junius, la guerre et l’Internationale (1907–1916), Œuvres com­plètes tome IV, Smolny-Agone, 2014, p. 34 et 36.

3# Rosa Luxem­burg, La Bro­chure de Junius, la guerre et l’Internationale, op. cit., p. 76 et 184.

4# Spar­ta­cus­briefe, 20 sep­tembre 1916, dans Rosa Luxem­burg, Contre la guerre par la révo­lu­tion, lettres de Spar­ta­cus et tracts, Spar­ta­cus, 1973, p. 31.

5# Pierre Broué, Révo­lu­tion en Alle­magne, 1917–1923, éditions de Minuit, 1971, p. 117.

6# Bro­chure La Révo­lu­tion alle­mande, 1918–1919, La Bataille socia­liste, 2014, p. 3–4.

7# Joseph Rovan, His­toire de la social-démocratie alle­mande, Le Seuil, 1978, p. 163–164.

8# Rosa Luxem­burg, « La théo­rie et la pra­tique », 1910, dans Socia­lisme : la voie occi­den­tale, PUF, 1983, p. 221–222.

9# « Der Anfang », dans Paul Frö­lich, Rosa Luxem­burg, Mas­pero, 1965, p. 326–327.

10# Rosa Luxem­burg, Le But final, textes poli­tiques, Spar­ta­cus, 2016, p. 221–231 (tra­duc­tion revue).

11# Rosa Luxem­burg, « Les der­niers retran­che­ments », 15 décembre 1918, dans Alle Macht den Räten !, op. cit., p. 188–189.

12# Alle Macht den Räten !, op. cit., p. 86.

13# Cri­tique Sociale, Karl Liebk­necht, la flamme de la révo­lu­tion, 2014, p. 21–22.

14# André et Dori Prud­hom­meaux, Spar­ta­cus et la Com­mune de Ber­lin, 1918–1919, Spar­ta­cus, 1977, p. 48.

15# Elle écrit dans Die rote Fahne le 23 décembre : « Nous uti­li­se­rons les élec­tions de l’Assemblée natio­nale pour la lutte contre l’Assemblée natio­nale » (« Die Wah­len zur Natio­nal­ver­samm­lung », article non-traduit en français).

16# Spar­ta­cus et la Com­mune de Ber­lin, 1918–1919, op. cit, p. 58.

17# « Dis­cours sur le pro­gramme », dans Le But final, op. cit., p. 244 et 249. D’autres extraits de ce dis­cours sous le titre « Le socia­lisme ne vien­dra pas d’un gou­ver­ne­ment », dans Cri­tique Sociale n° 34, février-mars 2015.

18# Broué, Révo­lu­tion en Alle­magne, 1917–1923, op. cit, p. 247.

19# Paul Frö­lichAuto­bio­gra­phie 1890–1921, Science mar­xiste, 2012, p. 156.

20# Sebas­tian Haff­ner, Alle­magne, 1918 : une révo­lu­tion tra­hie, op. cit., p. 247.

21# David Fern­bach, In the steps of Rosa Luxem­burg : selec­ted wri­tings of Paul Levi, Brill, 2011, p. 12. Levi est d’emblée par­ti­san de par­ti­ci­per plei­ne­ment à la lutte contre le putsch de Kapp, et de mettre en avant le mot d’ordre de « Répu­blique des conseils ».

22# Phi­lippe Bour­ri­net, Inter­na­tio­na­lisme contre “national-bolchevisme”. Le deuxième congrès du KAPD (1er–4 août 1920), 2014, p. 106.

23# Sté­no­gramme du congrès public extra­or­di­naire du KAPD, tenu à Ber­lin du 11 au 14 sep­tembre 1921, Moto pro­prio, 2017, p. 57–58. Gold­stein pré­cise : « Si nous nous oppo­sons aujourd’hui à la poli­tique du gou­ver­ne­ment sovié­tique, nous le fai­sons pré­ci­sé­ment dans l’intérêt de classe du pro­lé­ta­riat russe. » (p. 61).

24# C’est notam­ment le cas de diri­geants du KAPD comme Arthur Gold­stein et Karl Schröder.

25# Alle Macht den Räten !, op. cit., p. 96.

26# Rosa Luxem­burg, La Révo­lu­tion russe [1918], dans Le But final, op. cit., p. 215.