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La beauté capitalisée

Lien publiée le 22 août 2018

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://blog.tempscritiques.net/archives/2124

Pour la critique sociale portée par les mouvements révolutionnaires historiques, l’art n’a que rarement été considéré comme un terrain de lutte décisif. Si la question des « modes de vie » est toujours restée, aux yeux des militants comme des théoriciens, une dimension politique et morale essentielle, la transformation de la vie quotidienne et notamment son cadre esthétique devait quasi automatiquement accompagner la dynamique révolutionnaire. Bolchevisme et national-socialisme promurent un art d’État qui accroissait leur pouvoir sur la société mais il resta un art relativement séparé des rapports sociaux concrets et quotidiens de la majorité des individus.

Il n’en va plus de même aujourd’hui avec « l’art contemporain ». Les dispositifs, les installations, les interventions dites artistiques qui occupent les espaces privés et publics visent désormais à produire un effet de « sidération » sur le plus grand nombre. C’est là, pour Annie Le Brun, une des opérations idéologiques autant qu’émotives que l’union entre le capital et l’art conduit à grande échelle. Dans son dernier livre, Ce qui n’a pas de prix, elle expose les causes et les conséquences de cette conquête des sensibilités par ce qu’elle nomme une « esthétisation du monde ».

Dans le premier texte ci-dessous Jacques Guigou analyse les forces et les faiblesses des thèses d’Annie Le Brun. Il met l’accent sur la forte portée politique des nouvelles notions critiques avancées par Annie Le Brun mais aussi sur les fluctuations et les incertitudes de ses références concernant la question de la valeur.

Dans le second texte, Dietrich Hoss souligne également l’apport original d’Annie Le Brun dans la critique de cette capitalisation de la sensibilité humaine par l’art contemporain puis il élargit le champ d’analyse à l’histoire des idéaux esthétiques et sociaux portés par les mouvements révolutionnaires dans l’Allemagne des deux derniers siècles. La réflexion de Dietrich Hoss a trouvé son point de départ dans un texte récent de Jacques Wajnsztejn sur la tension entre individu et communauté humaine.


Quelques notes sur Ce qui n’a pas de prix d’Annie Le Brun (Stock, 2018).

Avec Du trop de réalité (Stock, 2000) Annie Le Brun avait déjà entrepris l’inventaire de la dévastation du rapport sensible que les hommes ont avec le monde. Une dévastation qui se manifeste chaque jour dans toutes les pollutions, nuisances, déchets, catastrophes et autres abrutissements mentaux dans lesquels l’hyperréalisme du capitalisme plongent tous les êtres humains.

Ce qui n’a pas de prix approfondit et amplifie l’analyse. Si la visée et les références théoriques, philosophiques, poétiques sont toujours analogues, présentes et actives, de nouvelles notions critiques apparaissent. Parmi elles le « réalisme globaliste » y occupe une place importante car transversale. Annie Le Brun rassemble sous ce nom l’ensemble des processus, des dispositifs, des interventions qui, dans tous les domaines de la vie quotidienne, opèrent une toujours plus vaste domination sur les individus. Et cette domination mène sa « guerre1 » désormais contre toutes les activités humaines qu’on considérait il y a encore peu de temps comme n’ayant « pas de prix » : le désir, l’amour, le merveilleux, le rêve, l’ennui, la poésie, etc. On reconnaît là les valeurs du surréalisme auxquelles Annie Le Brun reste fidèle mais qui sont désormais attaquées et conquises par le « réalisme globaliste » et la « violence de l’argent ».

Parlons d’abord du point fort de ce livre : décrire, exposer, analyser et critiquer la manière dont la beauté codifiée et imposée par le « réalisme globaliste » est devenue un opérateur majeur de l’esthétisation du monde ; l’expression de cette « nouvelle alliance de l’art et de l’argent » (p. 57). Et cette alliance tire l’essentiel de sa puissance dans toutes les manifestations de l’art contemporain. Annie Le Brun procède à une convaincante revue des performances, installations et autres opérations publicitaires gigantesques qui sous prétexte de diffusion de la beauté ne font qu’intensifier la « sidération » de toutes et tous par « le réalisme globaliste ». Défilent alors d’une page à l’autre cette manipulation des sens qui aboutit à une servitude généralisée par « insensibilisation mimétique » (p.64) ; servitude acceptée et souvent même désirée comme une marque de distinction dans laquelle « les uns et les autres croient reconnaître leur liberté » (p.75).

Ici le monopole de l’usage d’une nouvelle couleur obtenue par les nanotechnologies, le noir absolu (vantablack), acheté par un plasticien britannique ; là une mise en scène de tableaux choisis parmi les plus grands peintres de l’histoire de l’art destinée à mettre en valeur les sacs Vuitton ; partout le « triomphe de l’esthétisme », ce modèle adopté et intériorisé par le plus grand nombre. Depuis les parades du luxe dans les galeries commerciales d’aéroports, de la vogue du tatouage, des « lèvres botoxées, aux trésors du patrimoine ; du bodybuilding au réaménagement des villes, il ne s’agit plus que de beauté surjouée jusqu’à la caricature » (p.112).

Pour caractériser et analyser la puissance d’action de cette « esthétisation du monde » Annie Le Brun fait certes appel aux concepts de la théorie critique, notamment celle des situationnistes. Domination, mystification, aliénation, domestication sont mobilisées mais l’auteur en fait un usage modéré. Ici, nulles imprécations, invectives ou opprobres — qui furent la pratique courante des avants-gardes du XXe siècle — ne viennent altérer un style classique dans lequel il n’est pas rare d’entendre sonner le phrasé de Debord.

Soucieuse d’exactitude et de justesse critique, Annie Le Brun crée son propre armement dans ce qu’elle nomme « la guerre en cours » pour la suppression de « ce qui n’a pas de prix ». L’injonction à « la beauté génétiquement modifiée » que « l’art des vainqueurs » diffuse auprès de tous et de chacun agit par « sidération » (p.71). Le terme revient plusieurs fois dans cet écrit. Il est à comprendre au sens fort, au sens médical, quasi psychiatrique : un événement violent qui plonge le sujet dans une profonde stupeur, une paralysie, un anéantissement, une dissociation mentale et émotionnelle qui le rend incapable de toute compréhension, réflexion et action. D’où la rareté et la faiblesse des réactions critiques face à la dévastation en cours.

Mais cette sidération produite par l’art contemporain sur le plus grand nombre est-elle la seule cause de l’anesthésie des réactions critiques ? N’est-elle pas aussi désirée par ceux-là mêmes qui seraient susceptibles de s’en libérer ? C’est fort probable lorsqu’on observe le zèle avec lequel la multitude des amateurs d’art contemporain s’empressent dans ces quartiers remodelés par l’esthétisation des espaces urbains. Qu’y recherchent-ils ? Une compensation ? Un soulagement à leur mal-être ? Un remède à leur sentiment de perte de la sensibilité naturelle, celle qui était liée à une relation vitale avec la nature ? Une semblable dialectisation du contenu politique et anthropologique de la sidération ne serait sans doute pas rejetée par l’auteur.

Malgré de sensibles tendances au catastrophisme 2, le tableau de la société contemporaine que dresse Annie Le Brun reste largement convainquant. Disons cependant deux réserves : l’une porte sur l’incertitude ou mieux, l’imprécision et la variabilité des notions utilisées par l’auteur pour analyser ce qui dans le capitalisme contemporain engendre ce « réalisme globalisé » ; l’autre sur « l’instinct de beauté », certitude qu’elle partage avec William Morris ou d’autres socialistes utopiques et qui devenant une sorte d’antidote universel à « l’enlaidissement du monde », prend chez Annie Le Brun de telles dimensions qu’on pourrait le désigner comme un messianisme du beau.

La question dite « de la valeur », débattue de longue date par les théories critiques de l’économie politique est certes abordée mais en référence à des notions peu explicitées de sorte que le lecteur reste souvent sur une impression de flou. C’est à nos yeux l’un des deux points faibles du livre. On pouvait pourtant s’attendre à davantage de précision au vu de la métaphore sur le prix que contient son titre. Qu’en est-il au juste ?

Lorsqu’elle désigne les effets de la puissance du capitalisme sur les individus et les sociétés, les notions les plus utilisées par Annie Le Brun et classées par leurs occurrences de fréquence sont les suivantes : (1) marchandise, rationalité marchande, marchandisation du monde ; (2) financiarisation du monde, financiarisation de l’économie, enrichissement des marques, création de valeur ; (3) l’argent, la toute puissance de l’argent ; (4) l’exploitation économique ; (5) le « nouvel esprit du capitalisme » (Boltanski, Chiapello).

Remarquons la quasi absence de référence à la valeur et plus encore à celle de capital. De ce bref aperçu nous ne tirons bien évidemment aucune leçon de théorie critique mais seulement le constat qu’Annie Le Brun combine ici plusieurs courants qui mieux distingués auraient donné à son essai encore davantage de portée. Globalement, dans cette combinatoire, on reconnait trois courants historiques de la critique dite radicale : la marchandise avec les situationnistes ; la dénonciation du capitalisme financier avec les divers anticapitalismes de gauche ou de droite ; la diabolisation de l’argent avec les nouvelles morales contre la chrématistique3. Montrer en quoi ces trois courants n’ont plus guère de portée politique dans le moment historique actuel dépasse largement notre propos ici. Nous l’avons exposé ailleurs4.

Disons seulement qu’aujourd’hui ce n’est plus le mouvement de la valeur et encore moins la marchandise ou la financiarisation de l’économie qui conduisent le cours du capitalisme mais c’est directement et immédiatement que le capital opère sur toutes les activités humaines. Autrement dit, la valeur n’est plus qu’une représentation devenant évanescente ; elle est dominée par le capital qui, dans sa dynamique, tend désormais à se constituer en une sorte de seconde nature englobant toutes les réalités physiques et biologiques de la planète.

Dans cette vaste et surpuissante tendance à la capitalisation du monde, « l’instinct de beauté » qu’Annie Le Brun nous donne comme la source de « ce qui n’a pas de prix », comme « la constellation sensible » toujours présente sous le « régime de servitude » qui triomphe aujourd’hui, a-t-il, s’il existe, quelques chances de se manifester ? En douter n’est pas céder à la désespérance ou au nihilisme mais exécuter le conseil que Tristan Tzara donnait à ses amis dadaïstes : « Ne désespérez-pas, faites infuser davantage5 ».

Car présupposer une disposition à la beauté, primordiale et générique chez l’espèce humaine, ressemble davantage à un acte de foi qu’à une hypothèse vérifiée. En quoi les œuvres des utopistes socialistes du XIXe siècle, les illuminés, les déserteurs, les passionnés avec Charles Fourier, le facteur Cheval ou le maraîcher Joseph Morin témoigneraient-ils d’un « instinct de beauté » qui serait un invariant de l’espèce humaine ? Parce qu’ils possédaient une « liberté du regard » (p.156) répond Annie Le Brun en confortant son jugement avec la déclaration d’André Breton : « l’œil existe à l’état sauvage ». Affirmation pour le moins péremptoire qui, éblouit par son idéalisme, frise la tautologie puisqu’on pourrait en dire autant des cinq sens d’homo sapiens.

Nous voilà dès lors embarqués dans les multiséculaires controverses sur le caractère naturel ou culturel de la beauté, sur la naissance de l’art et sur la liberté des artistes… Restons hors du bateau et remarquons seulement qu’Annie Le Brun semble à propos de la beauté effectuer un grand écart — pratique qui lui est familière mais celui-là approche l’antinomie et brouille l’horizon — entre une naturalité sensible, gardienne de « ce qui n’a pas de prix » et une culturalité de laquelle jaillissent liberté et poésie. On pourrait lire les dernières pages du livre sur l’appel à retrouver « ce temps hors du temps » qui est celui de « la désertion » comme une tentative pour sortir de cet écart avec… un saut dans l’infini qui, bien que retournement lyrique, n’est cependant pas une fuite. Car le lecteur peut toujours se demander comment dans cet autre temps où l’horizon du monde s’ouvre vers cet « infini contenu dans un contour » (Hugo), la « guerre en cours » se sera dissipée.

Jacques Guigou

août 2018


Et pourtant, aussi noir soit ce début de siècle, quand on vit dans le désert
depuis trop longtemps, on ne cherche qu’une seule chose. Provoquer l’orage.
On n’attend qu’une seule chose. La pluie. La pluie révolutionnaire. Pour
qu’elle ruisselle partout et que l’eau s’accumule dans les creux. Pour que les
arbres redeviennent verts. Pour qu’on balance nos chaussures et nos smartphones
et qu’on se jette à l’eau. Pour qu’on se relie, se reparle, se retrouve.
Pour que surgissent des oasis et qu’elles s’élargissent jusqu’à n’en plus former
qu’une seule. Pour que la pluie inonde le désert et noie tout ensemble, l’exploitation, l’économie, la religion, l’idéologie et la politique.

Maresia Dalua, Contre la politique – Pas un seul cheveu blanc n’a poussé sur nos rêves, Séléné 2016, p.66

Commentaire au texte « Révolution à titre humain et tension vers la communauté humaine » de Jacques W.

 

Jacques,

ton billet et les échanges autour de lui sur votre blog m’ont donné stimulé de mettre un peu en forme de réflexions qui m’ont préoccupé depuis quelques temps. Ils rejoignent tout à fait l’orientation de ton texte. Comme contribution au débat que tu as ouvert, et qui me semble d’une importance primordiale,voici donc quelques indications comme moi, je voie les choses :

La notion de Gemeinwesen  chez Marx évoque la particularité de l’Homme comme espèce face aux autres êtres vivants (on pourrait traduire littéralement : l’ « essence qui ont les hommes en commun »), aussi appelé par lui Gattungswesen (« essence du genre (humain) »). C’est dans ce sens que Marx parle aussi de la « nature humaine ». Une notion à mettre en guillemets  car c’est une contradictio in adjecto, une contradiction dans les termes : le particulier de la nature de l’Homme étant justement d’avoir dépassé l’état naturel. Être Homme n’est pas une condition fixe, naturelle, donnée une fois pour toutes, mais une constante tension –pour reprendre ta notion- pour s’émanciper de l’état naturel, animal. Cependant cet effort  pour « devenir Homme » commencé il y a de millions d’années, qu’Engels avait d’une façon un peu réductrice associé au travail, n’a pas encore trouvé sa véritable fin. Nous nous trouvons encore dans la « préhistoire » de l’humanité. L’homme n’est plus un animal comme les autres, mais pas non plus une espèce qui aurait trouvé déjà une forme qui corresponde complètement à sa recherche d’un dépassement de son conditionnement naturel en faveur d’un développement conscient de toutes ses sensibilités et capacités, cérébrales et corporelles, pour un approfondissement et un élargissement de la jouissance de la vie. Cette recherche est aussi bien un acte individuel que collectif. Mais l’humanité n’a pas encore trouvé la forme sociétale qui rende compte de cette réalité. Seulement la constitution de l’humanité comme « une association dans laquelle le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous », selon la formule heureuse du Manifeste Communiste, pourra assurer que la poursuite de ce but sans de rechutes toujours plus catastrophique dans des états bien pires que l’animalité. ( La notion de « barbarie » dans son utilisation moderne signifie justement cette chute dans des états d’une atrocité qui dépasse tout ce qui est connu dans le monde animalier.) Intuitivement les hommes et les femmes ont saisi dans les différentes étapes de leur parcours de « devenir humains » cette dimension essentielle de leur humanisation et  développé et sublimé leurs relations sous formes d’amour, tendresse, amitié, camaraderie, solidarité, fraternité…aussi bien comme moyen que comme but de leur quête d’un élargissement de la jouissance de la vie. L’émergence et la mise en forme de nouvelles sensibilités se réfèrent immédiatement à l’autre : la poésie, le  jeu, la fête, l’activité artistique. L’ « attraction passionnelle », déclarée principe universel d’une vie en harmonie entre les hommes par Charles Fourier, était toujours présent dans le développement de l’humanité. Mais pas reconnu en tant que tel. L’Homme a cherché l’explication de sa singularité dans  le cosmos en dehors de lui.

C’est qu’on peut seulement soupçonner l’émerveillement qui s’empare des « hommes en devenir » quand ils découvrent dans un parcours d’une lenteur inimaginable la nature avec sa force des éléments et –en même temps- leur propre faculté surnaturelle, c’est-à-dire dépassant la nature : la créativité de leurs conscience et inconscience, de leurs pensée, esprit et imagination. « A travers l’Homme la nature ouvre ses yeux », disait Schelling, philosophe romantique. L’Homme commence à saisir consciemment le merveilleux du monde, beau et effrayant, à se l’approprier, maîtriser et élargir à travers l’activité créatrice collective poïétique à travers de techniques et outillages, des imageries rupestres et d’ornements, de musiques et de danses. Il ne peut pas étonner que l’Homme situe cette nouvelle puissance du genre humain en dehors de lui. Dès la nuit des temps les hommes projettent leur propre créativité dans des forces extérieures. Les hommes procèdent à un dédoublement de leur existence. Leur imagination crée de mondes spirituels extérieurs à eux. D’abord c’est la nature qui s’anime, l’animisme peuple la nature avec des esprits de pierres, d’arbres, de fontaines, d’animaux, la cosmologie personnifie le soleil et d’autres astres. Le  fétichisme attribue des forces occultes à des artefacts humains. Ensuite ce sont les cieux qui sont transformés en royaumes de dieux et de diables. Mais en rétroaction ces créations imaginaires servent en même temps comme base d’une mise en forme de la vie collective des hommes et des femmes. Ils se soumettent à leur propre projections par l’instauration de règnes de la magie, de régimes théocratiques, de monarchies de grâce divine…S’il y a une « aliénation initiale » c’est en cela qu’elle consiste : les hommes, incapable de reconnaître en tant que telle la force créatrice de leur vivre ensemble, de la mise en commun de l’application et du développement de leur capacités physiques et intellectuelles comme seul explication de leur place privilégiée dans le monde, ont développé de projections mythiques, religieux et plus tard philosophiques d’une grande richesse pour s’expliquer ce « miracle » et pour organiser leur vie collective en fonction de ces explications.

Pour le jeune Marx le capitalisme moderne, le règne de la propriété privée et l’hypostase de l’Etat comme incarnation de la communauté du peuple, constituent la dernière phase de cette évolution. Dans ses manuscrits de 1844 l’aliénation de l’Homme a pris forme d’une régulation de la vie sociale par la soumission à la règle de la propriété privée intouchable, principe de base de la structuration sociale, et l’illusion étatique qui divise l’homme en « citoyen » participant aux affaires publiques d’une façon potentiellement altruiste et en « bourgeois » dans la poursuite de ses intérêts privées égoïstes guidé par l’aspiration à la possession et le calcul froid de l’utilité et de l’efficience. Pour abolir ce règne de la propriété privé réelle « il faut une action communiste réelle ». Mais la transformation de la propriété privée individuelle en propriété universelle collective communiste ne suffit pas. Le but final doit être l’abolition de l’aliénation de l’Homme, de son division en deux, citoyen et bourgeois, de l’illusion de l’Etat comme représentant de l’intérêt général. Une refondation des rapports des hommes au monde, entre eux-mêmes et entre eux et la nature, doit remplacer l’actuelle structuration sociale par la « loi universelle » de la propriété privée, à travers une mise en commun immédiate de tous les sens et facultés des hommes, visant l’épanouissement et la jouissance « omni latérale ».

C’est cette nouvelle forme de création du lien social qui apparaît en germe dans la lutte des ouvriers. Leur lutte a un double caractère : « Lorsque les ouvrierscommunistes se réunissent, ce qui leur importe d’abord comme but, c’est la doctrine, la propagande, etc. [pour mettre en œuvre  la « la suppression de la propriété privée réelle » DH] Mais, en même temps, ils s’approprient par là un nouveau besoin, le besoin de la société, et ce qui apparaît comme moyen est devenu le but. On peut observer ce mouvement pratique dans ses résultats les plus éclatants lorsque l’on voit réunis des ouvriers socialistes français. Fumer, boire, manger, etc. ne sont plus là à titre de moyens de faire le lien, ni comme moyens de liaison. L’association, la réunion, la conversation qui a de nouveau la société comme but, leur suffisent, la fraternité des hommes n’est pas un vain mot, mais une vérité pour eux et la noblesse de l’humanité nous illumine depuis ces figures durcies par le travail6. » C’est à dire, la suppression véritable de la propriété privée commence  dès le début pas seulement en pensée mais –en état embryonnaire- déjà dans la pratique, dans la création des nouvelles formes de vie dans la lutte.

 La vision de Marx d’une telle refondation de la société  se situe dans la continuité du premier romantisme. Dans la critique de celui-ci de la séparation des hommes entre eux par la poursuite de leurs intérêts égoïstes, de leur utilitarisme qui ignore le merveilleux de la nature, de la répression et la déformation de leurs sens et leurs désirs par le carcan de conventions contraignantes, le romantisme avait été conduit à la recherche d’une reconstitution de la vie en commun à travers l’amour-passion, la fraternité, l’amitié, la poésie. C’est l’époque où la nouvelle de la révolution française réunit dans un même enthousiasme les amis Hegel, Schelling et Hölderlin qui croient y voir naître l’aube d’une nouvelle humanité. C’est seulement dans un deuxième temps que le courant du romantisme allemand, riche et diversifié, tombe majoritairement dans une orientation rétrograde, soit sous forme d’une idéalisation du moyen âge et de la religion, soit sous forme d’une hypostase de l’État prussien chez Hegel, tandis que la poésie se rigidifie dans l’idéalisme classiciste chez Goethe et Schiller –ou sombre dans la folie d’un Hölderlin. Pourtant c’était Schiller qui –après d’avoir reçu les honneurs de la jeune République Française pour son œuvre, en particulier « Les brigands »- avait esquissé en 1792 un programme de refondation complète de la vie en sociétale, que voulait rompre aussi bien avec la forme traditionnel du pouvoir, de l’ancien régime, qu’avec la nouvelle forme d’un pouvoir révolutionnaire basé sur la terreur. Dans ses lettres « Sur l’éducation esthétique de l’Homme » il se demande « pourquoi nous sommes toujours de barbares ». La réponse est pour lui la persistance d’un principe de structuration sociétale rationaliste, bureaucratique qui ne vise que la survie matérielle et rétrécit l’horizon de l’agir humain. A l’ordre du jour serait l’instauration d’une nouvelle orientation de base : la recherche de la beauté, de la créativité du jeu, d’une sublimation des relations entre les hommes sous le signe de la fraternité.

L’univers du romantisme allemand qui éclot dans les années qui suivent la rédaction de ce manifeste de Schiller, n’est pas la seule expression d’une nouvelle orientation dans l’évolution de la pensée révolutionnaire après la révolution française. Presqu’au même moment où Schiller écrit ses lettres, Sade, représentant d’un romantisme noir, en apparence à l’opposé extrême de l’idéal de Schiller, lance au peuple révolutionnaire son appel : « Français, encore un effort si vous voulez être républicains ! » Il y plaide pour une nouvelle forme de vivre en société basée sur la libération de la volupté des hommes et des femmes, soumis encore au carcan d’une morale religieuse, sur l’abolition de la peine de mort et le renoncement à la guerre comme moyen de diffusion des nouvelles idées républicaines. En plus, même si Sade ne partage pas l’idéale de la beauté classiciste de Schiller, la beauté fulgurante de la démesure érotique avec laquelle il donne corps à sa philosophie blasphématoire (son appel aux Français sera inséré comme un chapitre dans sa « Philosophie dans le boudoir ») concourt à l’objectif  d’une éducation esthétique en lui ouvrant de nouveaux horizons.

Quelques décennies plus tard c’est Fourier qui proclame la nécessité de « refaire l’entendement humain » de fond au comble. Avec une force théorique exceptionnelle et une richesse poétique jouissive il dessine les contours d’un principe alternatif à l’intégration sociale par la valeur et l’échange marchand : l’attraction passionnelle, base d’une association libre des hommes et des femmes dans l’organisation de leur vie en commun. Marx avait bien reconnu l’originalité de ce « rêveur phénoménal » précurseur qui avait selon lui «  le grand mérite d’avoir déclaré comme ‘ultimate object’ le dépassement, non de la distribution, mais du mode de la production » comme il écrira dans les Grundrisse.7)

Mais Marx et Engels relèguent leurs premiers écrits philosophico-économiques du  début des années quarante « à la critique rongeuse des souris » et concentrent leurs efforts sur la constitution d’un mouvement ouvrier international,basé sur une analyse en détail de la dynamique de la lutte de classes autour de la plus-value comme levier principal d’une transformation de la société. Certes, aussi dans le « Capital » la critique de la forme valeur comme base de structuration sociale maintient une position clef chez Marx. Dans cet œuvre « de la maturité » il montre que la projection des forces collectives du genre humain dans un dehors mythologique ou religieuse adopte finalement dans le capitalisme une forme encore plus abstraite : le fétichisme de la marchandise. L’effort collectif pour produire des objets d’utilité d’usage est « transsubstantié » dans une catégorie abstraite, la production de la valeur, incarnée dans la marchandise, s’offrant à être échangée sur le marché. Les hommes se soumettent d’une façon aveugle au règne de la marchandise qui dicte sa loi en adoptant la forme Capital, c’est-à-dire une accumulation de moyens de production et de l’argent donnant la possibilité de s’approprier, sous forme de la plus-value, l’activité productrice des hommes transformée en travail salarié. Dans ce système ceux-ci n’entrent pas en relation directe entre eux, mais seulement d’une façon médiée par l’argent : comme salariés ou consommateurs. Une médiation qui transforme tendanciellement toutes les relations humaines en concurrence, en échange calculé selon le critère de l’avantage immédiat voire à plus ou moins long terme. Même si Marx et Engels maintiennent comme but l’abolition de ce règne de la valeur comme mise en forme de l’activité créatrice de l’homme producteur ainsi que la fin de l’Etat comme mise en forme de « l’homme citoyen », ils croient d’avoir trouvé dans la lutte de classes sur la base des contradictions internes de la production sous forme capitaliste l’unique voie pour y arriver. L’aspiration à un renversement immédiat de formes de vie social  est caractérisée comme « socialisme utopiste » préscientifique. Seule la lutte entre travail et capital conduisant à la « dictature du prolétariat » pourra jeter les bases d’une abolition du capitalisme et permettre de créer de nouvelles formes d’association entre les hommes à plus ou moins long terme. C’est seulement après une telle rupture que préhistoire de l’humanité terminera. L’Homme aura trouvé enfin la forme adéquate de son Gemeinwesen et pourra faire son histoire consciemment sans dieu ni maître visible -et surtout pas non plus invisible sous forme de la « main invisible » d’un « sujet automate ».

C’est ce programme, expérimenté à travers victoire et défaites d’une lutte séculaire, qui a marginalisé, aussi bien chez Marx et Engels que dans le mouvement ouvrier international après leur mort, la réflexion et des actions qui cherchaient à faire émerger les germes d’une révolution « à titre humain », visant à « refaire l’entendement humain » ici et maintenant. Pourtant cette tendance a accompagné le mouvement en permanence, généralement d’une manière souterraine, mais, dans de moments de rupture révolutionnaire, aussi d’une façon éclatante, rayonnante jusqu’à nos jours.

Un facteur important pour maintenir ouvert l’horizon pour une refondation totale immédiate des relations entre les hommes, hommes et femmes, et leur rapport au monde a été l’intervention des artistes à répétition dans des débats et luttes en cours. Une intervention basée sur une nouvelle orientation de l’activité artistique qui a été exprimée d’une façon programmatique par le « change la vie » de Rimbaud.

L’imbrication entre agitation politique et une telle réorientation de l’activité artistique est  très claire dans la première moitié du 19ième siècle jusqu’à la Commune. Il s’est constitué à cette époque un espace social en commun où se préparait le bouleversement de la révolution communarde et qui adopta de formes plus organisées, institutionnalisées pendant l’exercice de son court règne.

C’est le mérite d’une étude de Kristin Ross d’avoir abordé cette dimension, indispensable pour la compréhension de la préparation et la constitution  de la Commune voire même les destinées des mouvements révolutionnaires ultérieurs, au 20ième siècle. L’étude montre que une même sensibilité, un même horizon d’idées, un même élan de changement de la vie animait le Commune et la poésie de Rimbaud. Selon Kristin Ross on peut considérer « la poésie de Rimbaud…comme une réponse créative à la situation objective à laquelle l’insurrection parisienne répondait elle aussi ». Son travail tourne autour de la question de quelle manière Rimbaud figure ou préfigure «  un espace social adjacent –parallèle plutôt qu’analogue- à celui mis en œuvre par les insurgés au cœur de Paris ?8 »

Rimbaud est seulement le représentant le plus éminent d’une mouvance artistique qui naît quelques décennies avant dans de groupements divers.Des regroupements d’artistes et intellectuels qui avaient contribué par la création d’une nouvelle sensibilité sociale et esthétique à un éveil de désir d’une autre vie.Cet espace d’activités artistiques était sinon lié mais au moins partiellement en échange avec l’espace d’activités politiques révolutionnaires. Finalement ces deux espaces convergent d’une façon clairement visible pendant la Commune sous forme de la prise en charge des postes importants de responsabilité politique par un intellectuel littéraire comme Vallès et un peintre comme Courbet. Eugène Pottier, dessinateur sur étoffe, poète, membre de l’Association Internationale des Travailleurs rédige le Manifeste de la Fédération des artistes de Paris, un des comités de la Commune, où est dit : «  Le comité concourra à notre régénération, à l’inauguration du luxe communal et aux splendeurs de l’avenir, et à la République universelle 9. » C’est le même Eugène Pottier écrira en juin 1871 le texte de l’Internationale où est exprimé l’idée que l’Association Internationale des Travailleurs préfigure un nouveau Gemeinwesen : «  L’Internationale sera le genre humain. » Bien sûr, dans son texte il se trouve aussi une glorification du travail. Pottier était adepte du « travail attrayant » fouriériste et n’avait pas précisé qu’ « un genre humain transfiguré » devra se reposer sous les « rameaux tout rouges de fruits » après d’avoir aboli le travail salarié. Mais cela n’empêche pas que sa formule concentre mieux que toute autrela perspective d’un internationalisme révolutionnairecomme dépassement d’un humanisme idéaliste du « tous les hommes seront de frères » d’un Schiller ou de la « paix éternelle » d’un Kant.

Soumis au « principe de réalité » scientiste l’espace du mouvement ouvrier qui se constitue après la Commune avec comme centre de gravité la social-démocratie n’a pas permis d’approfondir le rapprochement qui avait commencé de se mettre en œuvre autour de l’insurrection à Paris en 1870/71 entre mouvement social révolutionnaire et l’avant-garde artistique. La recherche de nouvelles formes de l’art explosives, capables d’initier un « changement de la vie » a du être conduite à la marge d’un espace  culturel dominé par l’académie et son nouveau partenaire, la social-démocratie. Néanmoins, à l’époque de la Commune sont jetées les bases d’une révolution poétique qui conduira à la veille de la Grande guerre à une explosion des cadres de la sensibilité esthétique, voire de la sensibilité tout court. Walter  Benjamin dira : « Dans les années 1865 à 1875 quelques grands anarchistes ont travaillé, ignorants les uns des autres, leurs machines infernales. Et plus étonnant est : ils ont, indépendants les uns des autres, fixé leur montre exactement à la même heure, et 40 ans plus tard explosaient les écrits de Dostoïevski, Rimbaud et Lautréamont en même temps en Europe occidentale10 ».

 A la veille de la Première guerre mondiale voit on se produire en effet l’explosion de ce qu’on nommera plus tard  « l’art moderne »,  mais qui était au moment de sa déflagration bien autre chose qu’un changement de style, justifiant une nouvelle dénomination dans le  classement d’époques  de l’évolution des arts. Les expressionnistes, les cubistes, les abstraits, et bien-sûr les futuristes et dadaïstes, tous ces courant d’avant-garde artistique qui rompent à cette époque d’avec les codes esthétiques traditionnels  ne voulaient pas simplement introduire de nouvelles valeurs esthétiques dans l’art, mais changer le statut lui-même de l’art, sa place dans la société et dans la vie de l’homme. Le principe qu’avait formulé Rimbaud à propos du changement de fonction de la poésie guide  plus ou moins consciemment toute cette génération d’artistes d’avant-guerre : l’artiste ne se contentera plus à commenter la réalité, mais il contribuera à la créer. Il sera un « voyant » qui déchiffrera les horizons d’une vie en mouvement : « La poésie ne rythmera plus l’action ; elle sera en avant 11. »

Sur cet arrière-fond émergent dans la vague révolutionnaire à la fin de la guerre de foyers d’avant-garde artistiques dans un espace commun avec le mouvement ouvrier. Dans de pays comme Allemagne et la Russie  des regroupements dadaïstes ou futuristes convergent avec l’action révolutionnaire pour ne pas seulement refonder l’expression artistique mais pour contribuer à créer une nouvelle sensibilité, un « nouveau  sentiment d’être dans le monde », comme l’a formulé l’écrivain russe Serge Tretïakov dans un article sur le futurisme en 192312.

Ce que Victor Serge décrit à propos des premières années après l’Octobre russe peut être considéré comme paradigmatique: « Les poètes apprenaient à déclamer ou psalmodier leurs vers devant de grands auditoires venues de la rue ; leur accent en était renouvelé, les mièvreries faisaient place à la puissance et à l’ardeur13 ». Dans son poème Ordre de jour à l’armée de l’art de décembre 1918 Maïakovski déclara la nécessité de porter l’art à la rue : «  Les rues sont nos pinceaux, les places nos palettes. » Dans ce même esprit participaient à la révolution aussi bien de peintres et plasticiens comme Malevitch, Lissitzky et Tatline que des hommes de théâtre comme Meyerhold. Ils contribuaient tous à faire émerger un « nouveau sentiment d’être dans le monde », du vivre ensemble dans le monde, qui s’était emparé de la Russie pour une brève période historique.

En Allemagne se constitue après la révolution de novembre 1918 à Berlin un Conseil Central Révolutionnaire Dadaïste qui se propose comme objectif : « L’union internationale et révolutionnaire de tous les hommes et femmes créateurs fondée sur un communisme radical14 ». Un autre centre de la convergence entre mouvance artistique et mouvement révolutionnaire en Allemagne était Munich. A la tête de la République de Conseil de Munich, qui ne durera que quelques semaines en printemps 1919, sont nommés comme Commissaires du Peuple entre autres : Gustav Landauer, commissaire pour l’instruction publique, anarchiste, éditeur des écrits de Kropotkine en Allemagne ; Erich Mühsam, poète, se déclarant lui-même « anarco-communiste » ; Ernst Toller, écrivain expressionniste, président du conseil central révolutionnaire et représentant suprême de la République des conseils, commandant de l’Armée Rouge.

A la suite de Lénine on a considérés les viviers de la bohème artistique comme une faiblesse du mouvement révolutionnaire générant la maladie infantile du « gauchisme ». Vu la sclérose du Parti Communiste allemand après  leur élimination dans les années ultérieurs nous pouvons plutôt dire qu’ils étaient  un ferment important pour le déploiement de la révolution.

La vague révolutionnaire à la fin de la Première Guerre mondiale sera endiguée voire finalement anéantie en Espagne par le stalinisme et le fascisme. Tous les deux avait bien compris la leçon : l’art moderne a contribué directement ou indirectement d’une façon considérable aux déclenchements et déroulement des mouvements révolutionnaires. La beauté de l’art ne signifiait plus seulement « une promesse de bonheur », comme l’avait affirmé Stendhal, mais les artistes d’avant-garde passaient à l’acte pour transformer cette promesse en réalité. Face à ce défi les deux fossoyeurs de la lutte révolutionnaire n’ont pas seulement déformé le rêve d’une nouvelle communauté associative libre en cauchemar d’une communauté concentrationnaire de race voire d’un socialisme dans un seul pays-prison. Ils  ont également mené une lutte à mort contre tout art libre appelé « art dégénéré » ou « formaliste » et en ordonnant un « réalisme socialiste » voire national-socialiste.

C’étaient les surréalistes qui formulèrent le plus clairement une contre-attaque contre le fascisme et le stalinisme en liant de façon programmatique activité artistique et activité révolutionnaire. « ‘Transformer le monde’ a dit Marx, ‘change la vie’ a dit Rimbaud : ces deux mots d’ordre pour nous ne font que un », disait Breton15. Dans les années quarante il met la devise de Fourier d’une «  refondation de l’entendement humain » à l’ordre du jour. Mais activité artistique et activité politique ne coïncident pas d’une façon immédiate chez les surréalistes. Paradigmatique est la séparation nette entre expression poétique et engagement politique dans la vie de Benjamin Péret. Ce n’étaient que les situationnistes qui partaient vers la fin des années cinquante à la recherche d’une nouvelle synthèse entre les deux pour finir avec la donne de la séparation entre les hommes et pour « réaliser l’art ». Cela leur a permis d’être un ferment important dans l’explosion de 68 en France laquelle tu caractérise à juste titre comme un mélange entre formes de luttes du mouvement ouvrier traditionnel avec l’apparition des contours d’une « révolution à titre humain » entrainant de couches sociales et de milieux les plus diverses de la population.

C’est encore une fois Kristin Ross qui a identifié l’émergence de nouvelle donne en 68 avec une précision particulière : « Les évènements de 1968 furent avant tout un refus massif de la part de milliers, voire millions, de personnes de continuer à concevoir le social d’une manière traditionnelle, c’est-à-dire comme un ensemble de catégorie séparées et étroites16. Il faut donc considérer Mai 68 comme l’apparition d’une « véritable forme sociale alternative ((id.p.283)) ». L’écroulement des formes traditionnelles de médiation sociale fait place à une nouvelle sociabilité : « Si de nouvelles formes de contact et de solidarité s’établirent en Mai entre des personnes qui, auparavant, n’étaient pas susceptibles de se rencontrer, ce n’était pas grâce aux médias, bien entendu, mais plutôt grâce à la destruction active des formes de médiation qui avaient jusque-là maintenu les gens dans cette ségrégation forcée17 ». Ou : « …en 1968 on voulait fuir avant tout les situations sociales. Mai réunit des groupes et des individus socialement hétérogènes, dont les convergences firent oublier les particularités, comme la classe ou l’âge. Il réalisa des alliances  imprévisibles à travers les secteurs sociaux18 ».

Cette vision de Mai 68 se rapproche bien de l’appréciation de l’évènement que tu donnes –en tes termes à toi- dans ton livre « Mai 68 à Lyon » : « …c’est en effet en Mai qu’on atteindra le maximum de tension des individus vers la communauté humaine19» et « c’est en effet un moment pendant la tension individu-communauté se fit plus intense et où s’exprimèrent des formes pratiques d’être ensemble20 ».   Il est bien significatif que, comme tu dis, une «  dimension résolument optimiste qui ravivait les hypothèses des socialismes utopiques, celle de Charles Fourier tout particulièrement, perdurera pendant tout le mois de mai21… »

En Allemagne a été publié récemment un essai excellent sur les révolutions du 20ièmesiècle22. L’auteur, Bini Adamczak, met au centre de ces réflexions la création de nouvelles formes des relations sociales dans de processus révolutionnaire. La notion « forme de relations sociales » part évidemment des écrits du jeune Marx. Elle cite entre autres des passages de L’Idéologie allemande : « La richesse spirituelle réelle de l’individu dépend complètement de la richesse de ses relations réelles. »Et : Les hommes satisfont dans « la communauté réelle » leurs besoins centraux « dans et à travers leur association ». La révolution permet d’adapter les formes des relations sociales à cette condition de base de la vie humaine. La solidarité et la fraternité ne sont pas seulement un moyen dans la lutte pour l’émancipation du prolétariat mais le but de cette lutte : la refondation de la société comme un « ensemble de formes de relations solidaires ».  La révolution est «exactement le nouage des telles relations ». Pour Bini Adamczak c’est cette dimension de la lutte révolutionnaire qu’il faut (ré-) découvrir. Pour elle : « Cette entendement était présent dans la pratique collective aussi bien dans la révolution de 1917 que dans celle de 1968 –et il en a été expulsé encore et encore23. »  « En effet, dans les deux vagues les révolutionnaires tentaient de créer –sans les instruments conceptuel-épistémologiques adéquats- des formes de relations nouvelles, dans lesquelles la division et l’étiolement consécutif des relations dominantes devaient être dépassées24. »

Mais où se montre aujourd’hui dans les luttes cette aspiration à une révolution des relations sociales ? De la façon la plus claire et consciente surement à Notre-Dame-des-Landes. L’experte de la question, Kristin Ross, qui a passé plusieurs séjour à cette ZAD est catégorique : L’ « accumulation d’expériences, de solidarités, de partages, constitue au fond le bien le plus précieux de la ZAD. On commence par défendre une terre et peu à peu, ce que l’on fait ensemble devient aussi important que cette terre. Bâtir des solidarités entre gens différents est vraiment ce dont nous avons besoin aujourd’hui. »… « Dans mon travail d’historienne, j’ai…montré que 68 a inventé de nouvelles formes d’actions, dont des mouvements comme Notre-Dame-des-Landes se nourrissent encore aujourd’hui25 ».  Kristin Ross avait été invité en 2016 par les zadistes pour parler avec eux sur son livre L’imaginaire de la Commune et en particulier sur la question : « Comment construire des ‘ formes communes’ ? Telle était la question qu’ils se posaient et ils avaient notamment retenu le titre original de mon livre, ‘Communal Luxury’ : le luxe communal ((Id.p.30  )) ». Car ce que « le collectif Mauvaise troupe appelle l’activité de ‘composition’ : prendre du temps pour vivre ensemble, avec toutes ses sensibilité » était une tache importante dans des journées occupées par des activités politiques et culturelles avec des AG qui pouvait durer jusqu’à 6 heures26.   Et encore une fois l’esthétique est au centre de l’action. Les nouvelles formes des relations des hommes et des femmes entre eux dans le cadre d’un nouveau rapport avec la nature ont créé une nouvelle esthétique. Bien sûr, les nouvelles « formes communes » constituent en tant telles un œuvre d’art, mais il-y-a aussi masques et chants, fêtes et jeux, architecture ingénieuse (un phare en plein bocage) et un Laboratoire d’Imagination Insurrectionnelle. L’esthétique constitue une dimension spécifique du combat. Elle devient une arme et un objectif dans une  lutte bien vaste.

En fait, la lutte entre beauté et laideur est analysé par Annie Le Brun dans son dernier livre comme en enjeu sur un vaste champ de bataille : « … c’est la guerre, une guerre qui dure depuis longtemps, une guerre qui se déroule sur tous les plans, une guerre qui n’a pas de frontières. Et qui s’aggrave à mesure que l’anonymat du pouvoir accroit sa puissance en même temps que la faiblesse de ceux qui veulent s’y opposer… je pourrais tout autant parler d’une guerre contre le silence, d’une guerre contre l’attention comme d’une guerre contre le sommeil, ou encore d’une guerre contre l’ennui, contre la rêverie. Mais aussi et surtout d’une guerre contre la passion. Autrement dit, d’une guerre menée contre tout ce dont ‘ l’on ne peut pas […] extraire de la valeur27’. Une dimension centrale de cette guerre est « un enlaidissement du monde qui progresse sans que l’on y prenne garde, puisque c’est désormais en deçà des nuisances spectaculaires, que, d’un continent à l’autre, l’espace est brutalisé, les formes déformées, les sons malmenés jusqu’à modifier insidieusement nos paysages intérieurs28 ».

 Bien sûr, depuis des décennies déjà, l’activité artistique n’est plus un terrain où se font jour des initiatives vigoureuses de contestation et de subversion de l’ordre établi, un espace de création de nouvelles sensibilités et de l’ouverture des horizons de nouveaux mondes. L’activité artistique a été récupérée, déformée dans son contraire, une « machine à décerveler », par une industrie culturelle gigantesque qui vise à renfermer tout horizon, à étouffer toute aspiration de prendre le large, à écarter toute possibilité d’échapper au contrôle. Le tsunami des gadgets des nouvelles technologies de communication a réussie  de saisir en permanence tout l’appareil sensoriel et mental des hommes et des femmes, des jeunes et des vieux, le jour et la nuit. Annie Le Brun montre qu’en plus l’actuel ultime stade de cette guerre d’extermination d’une sensibilité incontrôlée se caractérise par l’instauration à travers l’art contemporain d’une nouvelle norme unique esthétique, le « réalisme globaliste », imposée par une collision entre artistes et magnats de l’industrie de luxe et de la finance, à l’exemple de la coalition entre Jeff Koons et Louis Vuitton. Dans cette nouvelle constellation les «séductions du totalitarisme marchand » remplacent « la terreur du totalitarisme idéologique » : « Mais ironie de l’histoire, de même que le régime soviétique visait à façonner les sensibilités à travers l’art réaliste socialiste, il semble que le néo-libéralisme en ait trouvé l’équivalent dans un certain art contemporain dont toute l’énergie passe à instaurer le règne de ce que j’appellerais le réalisme globaliste. A cette différence près que, pour exercer cette emprise mondiale, nul besoin de s’en remettre à des représentations édifiantes émanant d’une idéologie précise. Car il ne s’agit plus d’imposer une conception de la vie plus qu’une autre mais essentiellement des processus ou des dispositifs en parfaite concordance avec ceux de la financiarisation du monde. Et si la terreur du totalitarisme idéologique est ici remplacée par les séductions du totalitarisme marchand, la spécificité du réalisme globaliste est de nous convier à notre propre dressage29 ».  Car une ligne de force du « réalisme globaliste » est d’ « affirmer l’inéluctable de la société dont il est l’émanation30 », « l’essentiel est que la mise en scène la plus sensationnaliste vienne servir de prétexte à la neutralisation de tout ce qui pourrait se développer en force de négation((Id.p.72)) ».  Le nouveau dogme artistique contamine par ricochet toute la sphère de la production, distribution et appropriation de l’art :

« …l’incontestable supériorité d’un certain art contemporain est d’être devenu l’alibi culturel prétendument libérateur pour faire l’impasse sur toute notion de beauté et de laideur et, par là même, provoquer une anesthésie sensible se développant avec une indifférence logique susceptible d’effacer jusqu’à la moindre velléité de s’opposer à quoi que ce soit. »  ((Id.p.23))Alors la « nouvelle ‘esthétisation du monde’, dont la plupart se félicitent, encadre exactions et dévastations, pour aggraver, du haut en bas de l’échelle sociale, une désensibilisation sans précédent, par ailleurs induite depuis longtemps –de théâtre en musée, de centre d’art en fondation- à travers des mises en spectacle, performances ou installations où, de plus en plus, le cynisme va de pair avec l’indifférence31 ».

Le combat contre ce conditionnement total se fait à tâtons. Il est vrai : « presque tous les mouvements d’occupation de la dernières décennie…signifient bien plus que leur objectif avoué, …c’est à travers le désir d’une autre façon d’être qu’ils s’opposent véritablement à l’ordre des choses. Le malheur est que la légitimité de leur lutte fait écran à ce qui se joue en profondeur dans le but constant d’attaquer à la racine tout ce qui pourrait éventuellement contrer la marchandisation du monde32 ».  Pour être à la hauteur de cet enjeu dans l’œil du cyclone il faudrait renouer avec le programme de la Commune d’une « inauguration du luxe communal ». « Seulement, cette fois, il ne s’agit plus de s’en prendre à la colonne Vendôme mais à la gigantesque pièce montée d’une corruption intellectuelle qui s’empare de tous les prétextes pour célébrer ses accommodements avec la domination, jusqu’à en faire le grand spectacle de ce temps. » Mais il n’y a pas de voie tracée dans cette lutte : « Pour l’heure, c’est à chacun de trouver les moyens d’en instaurer le sabotage systématique, individuel ou collectif33 ».

Ces réflexions d’Annie Le Brun peuvent être considérer comme une actualisation pertinente d’une parole attribué, à tort ou à raison, à Benjamin Péret qu’on pouvait lire sur un mur en mai 68 : « L’art n’existe pas. L’art c’est vous. B.Péret 34 ».

Annie Le Brun donne comme un exemple d’un « outsider art » non marchandisable, où « s’affirme la possibilité d’accéder à un autre monde, faisant naïvement brèche dans le continuum de la société informatique »,la recension récente de « trois cent cinq inspirés des bords de route35 » de Bruno Montpied : En détournant « des objets, des images, des bibelots dits kitsch, produits industriellement, vulgarisant parfois des icônes culturelles36 » chacun de ces créateurs anonymes, s’ignorants entre eux « s’est offert le luxe de refuser la banalité que ce monde lui concédait, pour de plus en plus habiter son rêve37 ». Soit. Mais Benjamin Péret aurait salué surement avec grand enthousiasme aussi l’autre exemple actuel, la ZAD de NDDL, où l’aspiration à une révolution « à titre humain » a trouvé en toute leur splendeur de nouvelles mises en forme d’une « communauté humaine ».  On peut établir, certes, un lien entre ces deux exemples.

Alors, tu vois Jacques, tout à fait d’accord avec toi avec la mise au centre de tes deux notions dans une réflexion sur la réorientation de la lutte révolutionnaire. Mais il me semble encore nécessaire d’approfondir la mise en perspective historique de leurs incarnations dans des périodes de luttes d’une haute intensité comme de leurs agissements d’une façon souterraine dans de phases de rechute et de refoulement. Et d’insérer dans cette réflexion sur leur destinés la dimension centrale de l’articulation de leurs expressions esthétiques.

Bien sûr, ce commentaire dépasse le cadre qu’offre normalement votre blog, mais, si mon texte trouve votre intérêt, je suis tout à fait d’accord qu’il soit publié sous forme de billet à part.

Eté caniculaire 2018

Dietrich Hoss

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  1. « En fait, c’est la guerre, une guerre qui dure depuis longtemps, une guerre qui se déroule sur tous les plans, une guerre qui n’a pas de frontières. Et qui s’aggrave à mesure que l’anonymat du pouvoir accroît sa puissance en même temps que la faiblesse de ceux qui veulent s’y opposer ». A. Le Brun, Ce qui n’a pas de prix, p. 19. []
  2. Tendances héritées de ses référants surréalistes et situationnistes et qui parfois versnt dans des surcharges peu probantes : telles la détestation des barbes de trois jours (p. 74) ou du blouson Perfecto. []
  3. cf. Jacques Wajnsztejn, « Une énième diatribe contre la chrématistique », 2011. []
  4. Cf. Guigou J. et Wajnsztejn J. L’évanescence de la valeur. (L’Harmattan, 2004) et aussi des mêmes auteurs et chez le même éditeur, Crise financière et capital fictif (2008) ; La société capitalisée (2017) ou bien encore le site de la revue Temps critiques []
  5. Tristan Tzara, Grains et issues, 1935. []
  6. Karl Marx, Les manuscrits économico-philosophiques de 1844, Vrin 2007, p.184 []
  7. Karl Marx, Grundrisse der Kritik der Politischen Ökonomie (Rohentwurf) 1857-1858, Berlin 1953, p.99 (Traduction de moi []
  8. Kristin Ross, Rimbaud, la Commune de Paris et l’invention de l’histoire spatiale, 2013 (1988), p.55 []
  9. Cité dans : Annie le Brun, Ce qui n’a pas de prix, 2018, p.161 []
  10. Walter Benjamin, Der Sürrealismus. Die letzte Momentaufnahme der europäischen Intelligenz  [Le surréalisme. Le dernier instantané de l’intelligencia européenne], 1929 (La traduction est de moi []
  11. A. Rimbaud, Lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871 []
  12. En allemand dans : Eine Ohrfeige dem öffentlichen Geschmack. Russische Futuristen, 1988, p.7-16 []
  13. Victor Serge, Mémoire d’un révolutionnaire, 1951,p.98 []
  14. Der Dada 1/1919, en français dans : Jean-Paul Musigny, La révolution mise à mort par ses célébrateurs, même: le mouvement des conseils en Allemagne, 1918-1920, 2000 []
  15. A. Breton dans : Position politique du surréalisme, discours au congrès des écrivains (1935 []
  16. Kristin Ross, Mai 68 et ses vies ultérieurs, 2010 p.17 []
  17. id.p.290 []
  18. Id.p.320 []
  19. Jacques Wajnsztejn, Mai 68 à Lyon. Retour sur un mouvement d’insubordination, 2018, p.19 []
  20. id.p.22 []
  21. Id.p.100 []
  22. Bini Adamczak, Beziehungsweise Revolution. 1917, 1968 und kommende, 2017, le titre est un jeu de mot : « beziehungsweise » en tant qu’expression adverbiale veut dire « ou plutôt » maisen tant que substantif également « forme de relations » ; « …und kommende » se traduit « et ultérieure » en français. Les citations qui suivent sont traduites par moi. []
  23. Id.p.266 []
  24. Id.p.275 []
  25. Kristin Ross, Mieux que résister : défendre,dans : Éloge des mauvais herbes-ce que nous devons à la ZAD, 2019 p.132 et 134. Ce texte de Kristin Ross fait partie d’un ouvrage collectif avec de contributions d’artistes et d’intellectuels qui tous traitent l’exemplarité de l’expérience de la ZAD dans la perspective d’une création des nouvelles formes de relations entre hommes, femmes, nature dans le monde. []
  26. Id.p.131 []
  27. Annie Le Brun, Ce qui n’a pas de prix, 2018 p.19s. La citation apostrophée est de Jonathan Crary, Le capitalisme à l’assaut du sommeil, 2014 []
  28. Id. p.10 []
  29. Id.p.36 []
  30. Id.p.66 []
  31. Id.p.12 []
  32. Id.p.22 []
  33. Id.p.168 []
  34. Mai 68-Les murs ont la parole, 2018, p.131 []
  35. Annie Le Brun, loc.cit. p.153 []
  36. Bruno Montpied, Les Gazouillis des éléphants, 2017, p.18 []
  37. Annie Le Brun, loc.cit. p.153 []