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Althusser Louis, Sève Lucien, Correspondance (1948-1987)
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Althusser Louis, Sève Lucien, Correspondance (1948-1987)
De 1949 à 1987, Louis Althusser (1918-1990) et Lucien Sève (1926), tous deux philosophes et communistes, devenus amis pour la vie à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, échangent une centaine de lettres nourries de vifs débats d’idées.
Dans cette correspondance, particulièrement riche entre 1963 et 1973, on voit s’affiner les analyses et se nouer les désaccords sur des questions de haute importance théorique et politique à leurs yeux – l’apport de Mao Zedong à la dialectique est-il valide ? Le matérialisme historique de Marx est-il un antihumanisme ? Une psychologie le prenant pour fondement est-elle pensable ? – et quelques autres. Au-delà d’un certain point, le dialogue se rompt, mais l’amitié subsiste jusqu’au bout, et fait porter l’attention sur de nouveaux objets.
Cette correspondance, qui réunit le fonds d’archives de l’IMEC et la collection personnelle de Lucien Sève, fait ici l’objet d’une édition critique. Relisant ces échanges cinquante ans après, Lucien Sève s’attache à décrypter lettre par lettre ce qui peut paraître aujourd’hui énigmatique. L’historien du communisme Roger Martelli apporte au lecteur nombre d’éclaircissements sous forme de notes et d’une substantielle postface où il s’attache à dégager les apports originaux de ce volume à l’intelligence d’un moment marquant dans l’histoire du communisme français et dans la vie intellectuelle au XXe siècle.
Althusser Louis, Sève Lucien, Correspondance (1948-1987), Postface historique de Roger Martelli, « Essais », Les Éditions sociales, Paris, 2018, Isbn : 9782353670369, 384 p., 148×236 mm, 28 €, sortie en librairie le 26 avril 2018.
Deux intellectuels dans le siècle
22 juin 2018, par patrick rodel
Je me demandais, en lisant la correspondance que Louis Althusser et Lucien Sève ont échangée pendant plus de 40 ans (1949/1987) et que publient les Editions sociales, qui pourraient encore s’intéresser aux débats autour de l’antihumanisme théorique qu’Althusser prête à Marx et à la théorie marxiste de la personnalité, l’oeuvre majeure de Lucien Sève. Cela paraît tellement lointain et de cette histoire qui fut aussi celle des rapports difficiles des intellectuels communistes avec le PCF et derrière, tirant les ficelles, avec le Grand parti frère ; que reste-t-il dans nos mémoires ? Peu de choses en vérité et c’est dommage parce qu’il y aurait beaucoup de leçons à tirer de ces épisodes oubliés (beaucoup de notes permettent de replacer ces échanges dans le contexte et de donner quelques éléments biographiques des gens qui croisent la route des deux hommes). Ne serait-ce que parce que le débat (y a-t-il seulement d’ailleurs un débat ?)intellectuel en France est fort réduit et que l’implosion du système soviétisé-stalinien a semblé donner raison à tous ceux qui proclamaient que Marx était mort. Et bien mort. Ne restait plus à ceux qui se disaient encore philosophes (et même nouveaux philosophes) qu’à se placer et à donner pour profonds leurs discours moralisateurs, d’un humanisme boyscoutard moite, pommade fort peu efficace contre la domination sans partage du capital – mais ce n’était pas leur but.
Et pourtant cette correspondance est passionnante de bout en bout. On y voit naître une amitié qui se maintiendra malgré les conflits, les incompréhensions, les aigreurs. On y voit deux trajectoires qui ne peuvent finalement que s’opposer – celle d’Althusser théoricien du retour à Marx par-delà les schématises et les inepties « théoriques » du PC, devenu un penseur à la mode qui fait école mais qui se heurte sans cesse aux rigidités de l’appareil politique – celle de Sève qui ne parvient pas à s’épanouir dans l’enseignement secondaire et qui se laisse happer par la bureaucratie du PC dont il devient un des intellectuels de référence.
Et, très vite, le fossé entre les deux hommes se creuse et s’exaspère de soupçons, pas toujours infondés, de dérive gauchiste chez l’un, de fascination pour Mao ou de compromission avec l’idéologie dominante, chez l’autre accusé de sympathie pour un Garaudy qu’il dit combattre dans les instances du Parti . L’antihumanisme est, aux yeux d’Althusser, la preuve de la rupture de Marx avec la philosophie – mais cela devient la tarte à la crème des « structuralistes » dont Althusser pourtant se démarque. La théorie marxiste de la personnalité, chez Sève, marque peut-être l’impossibilité de se défaire d’une psychologie dont le manque de rigueur théorique est la porte ouverte à toutes les failles où vont s’engloutir les acquis théoriques du marxisme. Sève ne réclame qu’une chose : une discussion honnête. Or, Althusser n’en veut visiblement pas. Pourquoi ? Parce qu’il cède aux injonctions de certains de ses élèves, pas particulièrement souples en la matière ? Parce qu’il ne veut pas risquer de casser une amitié à laquelle il tient pour de multiples raisons (« Notre amitié, écrit-il en 1953, est fondée sur des choses impérissables comme le Parti » – on croit rêver !!!) Cela reste assez mystérieux, mais l’on sent Lucien Sève, le survivant qui commente, même en s’en défendant, les lettres d’Althusser que celui-ci a renoncé à lui envoyer, encore tout vibrant d’indignation. Althusser met trois ans à lire le livre de Sève, ce qui ne l’empêche pas d’en critiquer vertement le projet, dès que Sève lui en fait part, à partir de quelques indices piochés ici ou là et du titre surtout. Sa lecture est difficile, dit-il, et il est vrai qu’il est souvent si fatigué que tout effort intellectuel lui paraît parfois insurmontable. Mais il ajoute avec gentillesse (!) qu’il ne connait personne qui ait réussi à le lire jusqu’au bout.
En réalité, la discussion ne l’intéresse pas. Du temps perdu ? de l’énergie gaspillée ? Oui, sans doute. Surtout, il n’y a pas de compromis possible ; la vérité théorique tranche, elle rejette dans les ténèbres extérieures ceux qui ne la reçoivent pas, en qui elle perçoit des ennemis potentiels. Et cela peut surprendre à notre époque de consensus mou, d’opinions qui se valent toutes au prétexte d’une nécessaire tolérance. Mais, ces intellectuels avaient malgré tout une haute idée de la vérité et trouvaient naturel de s’écharper à son sujet.
Il a quelque ironie à savoir que Sève, finalement, s’est éloigné de ce Parti qu’Althusser lui reprochait de trop servir !
En tout cas, l’intérêt de cette correspondance me paraît dépasser l’évocation d’une époque révolue. Et, en plus, l’un et l’autre écrivent bien.
PS – Le titre de ce billet est emprunté à la post face de Roger Martelli.
Questions de méthode
A propos des intellectuels communistes
par Lucien Sève
Le travail historique et sociologique sur ceux et celles qu’on nomme de façon générique « les intellectuels communistes » me paraît appeler une vraie mise en débat d’essentielles questions de méthode. Dans une étude intitulée « Intellectuels communistes – Peut-on en finir avec le parti pris [1] ? », j’ai pour ma part formulé en ce sens à partir d’exemples concrets plusieurs interrogations qu’il me semble difficile d’ignorer. Elles portent sur les problèmes de cadrage des objets de recherche, de conceptualisation des données analysées, de perspective des interprétations d’ensemble. Mon propos est ici de prolonger la réflexion sur la question du cadrage en explicitant davantage divers aspects de ses très importants enjeux.
Un mode d’approche classique des intellectuels communistes consiste à étudier leur apport à des publications régulières du PCF – son quotidien L’Humanité, ses hebdomadaires, ses revues mensuelles. C’est ce qu’a fait par exemple Bernard Foutrier en examinant les prises de position communistes sur la psychanalyse et la psychologie principalement à travers France-Nouvelle (1945-1980) [2], ou Frédérique Matonti en suivant l’activité des intellectuels communistes dans La Nouvelle Critique (1967-1980) [3]. On comprend bien l’intérêt d’une telle démarche. Elle offre à la recherche l’assiette d’un corpus clairement défini ; elle confère une unité de fait à la diversité de la matière à traiter ; plus encore, elle permet de saisir l’activité des intellectuels communistes dans son rapport organique avec le Parti, sa politique, ses directions. Ce dernier point est décisif. Il est aussi l’un de ceux qui font justement problème.
Des intellectuels qui n’écrivent pas que des articles. Mais d’abord, il faut mesurer toute l’équivoque d’une formule généralisante comme « les intellectuels communistes ». Il y a eu en grand nombre dans le PCF – il y en a toujours – des hommes et des femmes communistes e tintellectuels, intellectuels par leur profession d’origine, qu’ils l’exercent encore ou non, mais surtout communistes par leur activité de militants. Ce n’est d’ordinaire pas du tout à eux que renvoie le syntagme « les intellectuels communistes ». Une caractéristique essentielle pour être rangé sous cette rubrique semble être une activité non épisodique de production intellectuelle en quelque discipline que ce soit. Aussi n’est guère considéré comme intellectuel communiste l’instituteur secrétaire de section, mais bien l’universitaire encarté qui publie.
Cependant le cas n’est pas rare non plus, notamment dans des disciplines dont les implications politiques sont très indirectes, où l’adhésion au PCF, voire l’active participation à sa vie et ses luttes, reste sans incidence notable sur la production intellectuelle du communiste en question. Si beaucoup ont été communistes et intellectuels, d’autres, assez nombreux aussi, furent ou sont encore intellectuels et communistes, et ils ne sont pas davantage ceux qu’on appelle couramment « les intellectuels communistes ». Pour être véritablement considéré comme intellectuel-communiste, il ne suffit pas d’avoir une activité suivie de production intellectuelle, encore faut-il, sauf erreur, que cette activité soit consciemment mise en phase avec l’engagement communiste. Intellectuels dans leur activité communiste et communistes dans leur activité intellectuelle : tels sont de façon élective celles et ceux qu’en général on retient comme « les intellectuels communistes » dans les travaux historiques et sociologiques qui leur sont consacrés.
Cette précision est de grande conséquence pour mon propos. Car si telles sont bien les conditions pour être rangé à bon droit dans la cohorte des « intellectuels communistes », on voit aussitôt en quoi la décision de les étudier sous l’angle de leur collaboration à une publication régulière du PCF peut faire sérieusement problème : leur qualité d’intellectuels communistes dépend directement de leur activité non épisodique de production intellectuelle, or le cadrage d’une étude de cette sorte met par principe hors champ la plus grande part de cette activité. Le propre de l’intellectuel communiste au sens fort du terme est de produire bien autre chose que des articles dans et pour les publications régulières du PCF, même si cette collaboration est pour lui d’importance. Il prépare ou a soutenu une thèse, poursuit des recherches, publie des livres, donne des études à des revues spécialisées, participe à des colloques ou des congrès… : de toutes sortes de façons, il émet des idées. Retenir de ces activités à part entière le seul petit nombre de contributions à cette sorte très particulière de publication qu’est un journal ou une revue communiste risque à l’évidence, sauf à y être des plus attentif, d’en susciter une image réductrice parfaitement artificielle, autrement dit de soumettre l’étude entreprise à un biais méthodologique de première grandeur.
Écrire des articles pour une publication régulière de parti, à plus forte raison être membre de son comité de rédaction, c’est accepter de soumettre une part de son activité intellectuelle à une entreprise collective dont on n’est qu’un équipier, à une orientation politique dont on n’a pas la maîtrise personnelle, aux choix d’une direction dont il arrive qu’on ne comprenne ni ne partage les raisons. On peut accepter cela par suivisme organisationnel, conviction militante, ambition politique, voire un mélange complexe de ces motivations. L’ayant accepté, on peut accomplir la tâche avec bonne conscience, réserves mentales, zèle intéressé susceptible d’aller jusqu’à l’écriture et la pensée de commande. Tout cela a conduit plus d’un chercheur à tracer un portrait désenchanteur ou même stigmatisant de « l’intellectuel communiste » comme de son utilisation par le PCF, sur la base de matériaux et d’analyses dont on ne saurait récuser certaines rudes leçons, mais qui passent pour autoriser le verdict final que les intellectuels communistes ne mériteraient pas vraiment d’être tenus pour des intellectuels.
Or tout cela repose sur le parti pris méthodologique de réduire le cadre d’examen à un secteur très limité – chez certains même, marginal – dans l’activité spécifique des intellectuels communistes. Élargissons le champ de vision, portons attention à l’ensemble des activités intellectuelles de chacun, faisons droit à cette évidence qu’il n’écrit pas que des articles pour des journaux ou revues du Parti mais des livres et textes aux finalités variées à travers lesquelles tente de se construire une ?uvre personnelle. Une image toute différente de nombre d’intellectuels communistes surgit alors. Sauf rare exception, ce n’est pas le Parti qui leur a commandé la préparation d’une thèse ou l’écriture d’un livre ; c’est une décision qui doit souvent tenir compte d’exigences tout autres – universitaires, éditoriales… -, mais n’en émane pas moins d’une motivation intellectuelle intime – appétence culturelle, défi de recherche, conscience d’un enjeu idéologique… – où l’implication communiste peut jouer un rôle fort, mais dans la liberté personnelle du choix.
On constate ainsi combien est réductrice, voire calomnieuse, la caractérisation des intellectuels communistes comme fonctionnant de façon générale à l’obéissance. Car à resituer les choses dans leur ensemble, leur rapport avec le Parti apparaît pour une importante part inverse : dans la mesure même où il déploie une activité autonome, l’intellectuel communiste est en mesure de proposer au Parti, quelque sort que doive connaître sa proposition. Comment comprendre qu’en 1959, les rapports entre PCF et Parti socialiste étant au plus froid, Michel Simon ait pu avoir l’audace d’indiquer dans La Nouvelle Critique les bases possibles d’une nouvelle stratégie unitaire, si l’on ne se réfère pas au travail de thèse qui sous-tend intellectuellement cette initiative ? Comment comprendre qu’en 1963 Michel Verret engage en pionnier dans la même revue une vraie réflexion sur le « culte de la personnalité de Staline », question que la direction du PCF n’envisage aucunement de poser, et surtout pas dans ce sens, si on ne voit pas comment elle se rattache à toute une recherche personnelle sur la sociologie de la culture dont la richesse éclate déjà dans un livre commeLes Marxistes et la religion ? Il serait aisé d’allonger beaucoup cette liste.
Des intellectuels dont le parti n’est pas le seul souci. Ce n’est bien entendu pas la légitimité ni l’intérêt possible d’études sur les intellectuels communistes menées à partir de corpus sectoriels diversement définis que je discute ici. Je mets en cause le principe de travaux historiques ou sociologiques portant appréciation d’ensemble – péjorative – sur « les intellectuels communistes » alors qu’on y a rejeté dans les marges l’essentiel de leur travail intellectuel. Si l’on ne prend pas pleinement en compte ce travail, conclure que les intellectuels communistes ne sont pas pleinement des intellectuels ne serait-il pas le type même de l’artefact méthodologique, sinon de la démarche de parti pris ?
À considérer non une part limitée mais l’ensemble de leur activité d’intellectuels, c’est aussi leur profil de communistes qui apparaît sous un nouveau jour. En tant que collaborateurs, voire responsables de publications régulières du PCF, ils ont bien entendu en permanence à tenir compte de ses positions politiques, de ses objectifs idéologiques, et en fin de compte des attentes de sa direction à leur égard. Situation maintes fois analysée, et à partir de laquelle des chercheuses comme Annie Kriegel ou J.Verdès-Leroux ont campé le portrait de l’intellectuel aux ordres, où des traits réels opportunément choisis sont assemblés en caricature malveillante. Mais dès qu’on resitue les intellectuels communistes dans leur champ d’activité non réduit apparaît cette évidence que, même chez les plus militants, le Parti n’est ni leur seul partenaire ni leur seul souci. S’ils sont devenus communistes, c’est pour des raisons débordant de très loin le fait organisationnel – et d’ailleurs susceptibles de déboucher à l’occasion sur un adieu à l’organisation -, raisons où se réfracte de manières infiniment diverses la volonté de prendre activement part au « transformer le monde », au « changer la vie », au « renouveler la pensée ». Une étude des intellectuels communistes qui, en vertu de son principe de cadrage, ne les saisit guère comme communistes que dans leurs rapports internes au Parti et à sa direction pose donc un problème méthodologique cardinal, puisque se trouve ainsi mis hors champ, avec leur monde social, politique, culturel, justement ce qui les fait en profondeur communistes. L’intellectuel communiste d’appareil, avec ses travers, n’est certes pas un mythe ; ce qui en est un, c’est de vouloir ranger sous ce portrait-type la masse des intellectuels communistes, et même à la limite d’y réduire l’intellectuel d’appareil.
Si l’on veut faire progresser le savoir historique et sociologique sur les intellectuels communistes dans leur spécificité, peut-on se dispenser d’étudier ce qu’ils ont apporté en propre non à la direction du PCF mais à la culture française ? Les raisons pour lesquelles ce champ d’étude immense est encore, sauf erreur, assez peu fréquenté ne méritent-elles pas débat ? Un exemple. Je suis avec aussi grande attention que le peut un philosophe l’évolution de la pensée psychologique et pédagogique en France depuis quelque soixante ans. Il saute aux yeux que le rôle d’intellectuels communistes, avec ou sans carte, y a été et y demeure considérable, non seulement en étendue – d’Henri Wallon à Georges Politzer, d’Ignace Meyerson à Philippe Malrieu, de René Zazzo à Georges Snyders, d’Émile Jalley à Yves Schwartz, d’Yves Clot à Jean-Yves Rochex… – mais bien plus encore par ses orientations – illusions du biologisme, essence sociale du psychisme, fonction centrale du travail, caractère dialectique des processus, dynamiques historiques de l’individualité…
Apport véritablement majeur, qui ne doit pas faire oublier ses envers – étroitesses des années 50, notamment -, mais qui se lit en clair dans les originalités de la psychologie de langue française, et a contribué d’importante façon à la pertinence des combats communistes sur le terrain de l’enseignement – rôle longuement pilote du plan Langevin-Wallon, démythification du spontanéisme pédagogique, incessantes batailles contre les politiques de ségrégation sociale et d’abaissement culturel, part prise à maintes initiatives innovantes, ZEP ou filières d’accès démocratique à des enseignements supérieurs…
L’important en l’occurrence dans un exemple de cette sorte – et on en pourrait donner d’analogues dans une foule d’autres disciplines – n’est pas ce qui peut y concerner une « histoire du marxisme en France » – c’est une autre question – mais bien ce qu’il rend patent dans la façon d’être communiste des intellectuels en cause. Prétendre les caractériser par une attitude d’obéissance politique est ici tout simplement impossible. Le fait flagrant est de sens exactement contraire : l’essentiel de ces apports théoriques et pratiques relève de l’initiative autonome par rapport au Parti, plus d’une fois même du positionnement hardiment différent. Tous ont pris leurs responsabilités pour frayer des voies de recherche, construire des stratégies de débat, proposer des orientations politiques inédites, quittes à être un temps incompris, voire davantage, par leur Parti [4]. Ce qui d’ailleurs ne manque pas de faire rebondir la question du profil communiste de ces intellectuels : comment comprendre que certains – principalement parmi ceux et celles qui visaient à des responsabilités dans le PCF et éventuellement en exerçaient – aient pu à la fois affirmer une autonomie de démarche en prenant leurs responsabilités, non seulement théoriques mais politiques à partir du champ de leurs activités intellectuelles et, dans la vie régulière de leur organisation, se comporter plus d’une fois fort différemment, de sorte que puisse être jusqu’à un certain point crédible le thème de l’intellectuel aux ordres ? La façon même, complexe et contradictoire, dont se pose à mon sens la question montre assez qu’en tout cas les réponses simplistes ne résistent pas à l’élargissement du cadre des études les concernant.
À élargir ce cadre, on rencontre inévitablement aussi un problème de majeure importance qui, de façon très remarquable et à mon sens très choquante, est à peu près entièrement mis de côté, à ma connaissance, par les travaux sur les intellectuels communistes : la multiforme discrimination dont, avec des intensités variables selon les moments, les domaines et les individus, ils n’ont à peu près jamais cessé d’être l’objet jusqu’à aujourd’hui même dans la société française – l’élargissement de ce constat à d’autres pays ne peut être fait sans étude de chaque cas concret. Cette caractéristique, qui concerne de façon non strictement exclusive mais massivement dominante les intellectuels communistes au sens fort qu’on a précisé en commençant, est tellement marquée que l’inattention courante à son égard dans les études sur eux requiert elle-même débat.
Des intellectuels qui ne sont pas traités comme les autres. Pour avoir plus d’une fois soulevé le problème auprès d’historiens, j’ai quelque idée du « système de défense » qu’on se voit d’ordinaire opposé. S’agit-il bien, d’abord, d’une discrimination massive ou même simplement fréquente, ou ne concernerait-elle pas plutôt des trajectoires individuelles ? N’est-il pas d’observation aisée que nombre d’intellectuels communistes ont fait ou font des carrières d’enseignant, d’universitaire, de chercheur tout à fait comparables à celles de non-communistes ? Si on n’a donc affaire en vérité qu’à des faits singuliers, ne faut-il pas regarder au cas par cas si la discrimination est effective et ce qu’il en est de ses raisons ? Dans les cas où elle est effective, est-il certain qu’elle n’ait pu trouver motif dans des comportements discutables du communiste concerné, ou même n’aurait-elle pas été plus ou moins inconsciemment recherchée ? Dans la mesure où rien de cela n’a été tiré au clair, parler de discrimination à l’encontre des intellectuels communistes ne relèverait-il pas de l’exagération de propagande, sinon même d’un syndrome de persécution ou de la rationalisation fantasmée d’échecs professionnels ?
Il n’y a bien entendu nulle raison a priori d’écarter de telles hypothèses. Ce qui est étrange, c’est que n’aient pas été vraiment entreprises des recherches assez sérieuses – études d’ensemble ou entretiens approfondis centrés sur cette question – pour permettre de les valider ou invalider. Arguer de la prétendue observation aisée selon laquelle à large échelle rien ne distinguerait les carrières des intellectuels communistes de celles de leurs collègues non communistes est peu banal de la part de chercheurs en tout autre cas très exigeants sur la rigueur de la preuve. Sur quels travaux s’appuie-t-on pour en juger ainsi ? Dans mon article de la revue ContreTemps, j’ai évoqué les discriminations notoires dont ont par exemple été l’objet des philosophes communistes comme Auguste Cornu, Henri Lefebvre, Louis Althusser, Guy Besse, et il ne me serait pas difficile d’allonger considérablement la liste jusqu’à aujourd’hui même – une liste où je me crois autorisé à m’inscrire. J’ajoutais que plus d’un a dû renoncer à sa discipline philosophique d’origine pour accéder à l’enseignement supérieur, et du reste connaître aussi les discriminations dans sa carrière universitaire même. Puis-je dire, en l’état de ce que je sais sur la plupart de ces cas, que l’hypothèse selon laquelle les intellectuels communistes concernés pourraient être responsables eux-mêmes de leurs difficultés de carrière est à mes yeux tout à fait inconsistante et par suite assez scandaleuse [5] ? En vérité, le « système de défense » dont j’ébauche ici la critique ne serait-il pas avant tout l’expression somme toute naïve de forts préjugés marquant au départ la représentation de « l’intellectuel communiste » et de non moins fortes illusions sur une supposée neutralité de notre univers institutionnel et culturel envers lui ?
À cet égard aussi, le choix du cadre à l’intérieur duquel on étudie les intellectuels communistes est d’effet passablement déterminant sur les résultats même de l’étude – ce qui souligne une fois encore combien les partis qu’on prend en matière méthodologique mettent à l’ordre du jour une loyale interrogation sur les éventuels partis pris idéologiques et politiques qu’ils impliquent silencieusement. Si en effet l’on se refuse à étudier les activités des intellectuels communistes en les coupant en tout arbitraire du monde politique et culturel où elles se déploient, on ne peut pas ne pas voir que les discriminations dont ils sont couramment victimes à maints égards sont un simple sous-ensemble d’une réalité bien plus générale qui n’est pas matière à conjecture : pour la nommer dans ce vocabulaire marxien qu’Althusser a eu le courage intellectuel de faire retentir dans l’université française, cette réalité s’appelle en bon français « lutte de classes dans la théorie », plus largement dans la vie intellectuelle – lutte de classes qui peut aller jusqu’à être entièrement perdue de vue si l’on borne l’étude des intellectuels communistes à leur face à face interne avec la direction du PCF.
Lutte de classes que les intellectuels communistes, pour autant qu’ils sont activement communistes dans leur activité intellectuelle, rencontrent tous inévitablement – quoique plus ou moins selon les domaines, car des luttes appropriées sont susceptibles d’y créer des microclimats ; selon les moments, car il y a des rapports de forces globaux plus ou moins favorables ou défavorables ; selon les individus, car il y a des démarches personnelles plus ou moins combatives. En ce sens, les intellectuels communistes d’hier et d’aujourd’hui ont été et restent en butte aux discriminations dans la France du capital au même titre que le fut et le demeure l’œuvre de Marx elle-même, laquelle, à la différence de ce qu’il en est dans tous les pays tant soit peu développés, n’y a pas encore bénéficié d’une édition complète, et à la différence de celle d’un Nietzsche, d’un Bergson ou d’un Heidegger, n’y a jamais encore été inscrite au programme des épreuves écrites de l’agrégation de philosophie ; au même titre que tant de travaux d’inspiration marxienne subtilement dévalués ou même grossièrement tenus sous le boisseau jusqu’à la limite du possible, ce dont un exemple à mon sens emblématique – puisque j’ai parlé plus haut de psychologie – est le silence total gardé envers le grand psychologue marxien Vygotski par l’édition française alors même que depuis des décennies il était traduit et étudié un peu partout dans le monde, silence principalement brisé par l’initiative d’intellectuels communistes à l’invite première de Francis Cohen. Les pratiques multiformes de discrimination : voilà un objet dont l’étude sérieuse, sans annuler en rien ce qui a été établi d’autre part à propos des intellectuels communistes, obligerait à mettre profondément en cause plus d’une idée reçue à leur propos.
À la fin de l’article que j’écrivais il y a maintenant un an et demi pour ContreTemps, je disais « souhaiter un vrai débat sur ces questions, afin que s’affermisse un mode d’approche des communistes dans leur histoire échappant à de tenaces partis pris ». Je renouvelle ici ma demande : peut-on ouvrir un sincère débat sur des choix méthodologiques de travail propres à prédéterminer une appréciation unilatéralement dépréciative des intellectuels communistes.
Voir en ligne : sur le site des éditions sociales
[1] Étude parue dans le numéro 15 de la revue ContreTemps en janvier 2006.
[2] B. Foutrier, L’Identité communiste… La psychanalyse, la psychiatrie, la psychologie, L’Harmattan, 1994.
[3] F. Matonti, Intellectuels communistes. Essai sur l’obéissance politique. La Nouvelle Critique (1967-1980), La Découverte, 2005.
[4] Puis-je citer un exemple me concernant ? C’est par une initiative strictement personnelle que j’ai engagé au début des années 60 la bataille contre l’idéologie des « dons ». La croyance aux « dons » était alors si répandue chez les communistes, jusqu’au plus haut niveau de la direction, que la décision de publier dans L’École et la Nation ma très longue étude « Les “dons” n’existent pas » – dont la conséquence politique directe était que se prononcer pour une « école de l’égalité des chances », comme le faisait alors le PCF, était foncièrement insuffisant -, cette décision n’a été prise, au terme d’une vive journée de discussion au comité de rédaction de la revue, qu’à une voix de majorité. Après publication, nombre de hauts responsables du Parti m’ont fait part de leurs réserves, de leurs appréhensions, parfois de leur complet désaccord. La bataille n’a été gagnée que lorsque, de façon très inattendue, Jean Rostand, proche du Parti socialiste et qui faisait alors autorité en matière biologique, se déclara publiquement assez d’accord avec moi.
[5] En 1952, le géographe communiste Jean Guille, nommé inspecteur d’académie en Haute-Marne à la Libération, fut révoqué sur la base d’un dossier strictement vide, et dont le plus fort grief contre lui était ce témoignage : « Se laisse tutoyer dans la rue par des ouvriers »…