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Badiou : “Nous sommes à un nouveau commencement de la pensée marxiste”

Badiou

Lien publiée le 2 septembre 2018

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://www.lesinrocks.com/2018/08/28/idees/alain-badiou-nous-sommes-un-nouveau-commencement-de-la-pensee-marxiste-111118392/

Dans son nouveau livre - “Petrograd, Shanghai” (éd. La Fabrique) -, Alain Badiou médite sur les échecs de la révolution russe d'octobre 1917, et de la révolution culturelle chinoise. Toujours à contre-courant, le philosophe controversé pour sa défense de l'héritage maoïste va au fond de sa pensée dans un entretien au long cours.

Alain Badiou est l'un des rares militants maoïstes français à ne pas avoir renié son engagement de jeunesse, en l'occurrence à l'Union des communistes de France marxiste-léniniste (Ucf-ml). Philosophe de renommée mondiale, traduit dans de nombreux pays, il est l'auteur d'une œuvre importante, consacrée tant au théâtre, à la poésie, à l'amour qu'à la politique. À 81 ans, il consacre un court ouvrage aux “deux révolutions du XXe siècle” - Octobre 17 et la révolution culturelle chinoise -, qui s'attache à en tirer les leçons. Évoquant l'histoire politique du courant maoïste né en France dans le sillon de la Révolution culturelle, il s'inclut volontiers dans ce collectif : “Je peux dire 'nous', j'en étais, et en un certain sens, pour citer Rimbaud, 'j'y suis, j'y suis toujours', écrit-il.

C'était l'occasion pour nous de l'interroger - par écrit, en raison de son éloignement géographique au moment où nous l'avons contacté - sur la place centrale qu'il continue d'accorder à la “grande révolution culturelle prolétarienne” (GRCP, dans le jargon de l’époque), ce qui irrite nombre de ses contemporains. Il va de soi que nous ne partageons d'ailleurs pas certains de ses propos ni ses conclusions historiques, qui vont résolument à contre-courant de ce qu'il appelle, dans une formule qui nous laisse interdits, “l’idéologie terrorisée des 'droits de l’homme'”. Nous prions le lecteur de bien comprendre que le libre échange des idées exige de se doter des “armes de la critique”, pour reprendre la formulation de Marx chère à cet intellectuel iconoclaste.

Alain Badiou en 2008 (Patrick Hertzog / AFP)

Vous ne semblez pas convaincu par la multitude de publications, de documentaires et de débats qui ont accompagné le centenaire de la révolution russe d’octobre 1917. Elle ferait même selon vous l’objet d’un “oubli concerté” ?

Alain Badiou - Oui, car le réel de cette révolution, son impact, et ce qu’elle porte encore en elle de proprement contemporain n’a nullement été mis à l’ordre du jour. L’écrasante majorité des mentions médiatiques va dans la direction des “origines du totalitarisme”, ou alors relègue cette révolution dans des temps historiques reculés et périmés.

L’historien Stéphane Courtois, auteur du Livre noir du communisme, a publié à cette occasion un essai contre Lénine, qu’il qualifie d’“inventeur du totalitarisme”. Ce courant historiographique vous semble-t-il dominant aujourd’hui en France ?

La passion contre-révolutionnaire de Stéphane Courtois n’est plus à démontrer ! C’est son label, c’est aussi son gagne-pain. Jeter les révolutionnaires dans la poubelle toujours ouverte du “totalitarisme” est un métier bien rétribué dans la boutique des idéologies, et dans les médias, devenus presque partout un secteur de la grande oligarchie planétaire. Du coup, oui, une vision négative de Lénine est assez largement répandue. Mais il y a quand même un contre-courant, intellectuel et international, qui démontre, faits à l’appui, que Lénine est sans aucun doute un des cinq ou six plus grands penseurs et militants de la politique révolutionnaire et communiste que les temps modernes – disons : depuis Saint-Just et Robespierre jusqu’à aujourd’hui – aient connus.

Dans le débat sur le totalitarisme, vous prenez position sans équivoque en écrivant : “Cette révolution russe de 1917 a été tout ce qu’on veut sauf totalitaire”. Selon vous, elle a été assimilée à tort à sa dégénérescence en un parti-Etat totalitaire sous Staline?

L’identification du Lénine de 1917 au Staline de, disons, 1937, est une absurdité bien plus considérable encore que celle que propageaient les monarchistes du début du XXe siècle, quand ils mettaient dans le même sac Robespierre et Napoléon. Il faut dire qu’amalgames, chiffres truqués et visions apocalyptiques de type grand-guignol sont depuis toujours les instruments des contre-révolutionnaires. On peut, on doit, appeler “révolution russe” la séquence historique qui va de 1917 à, c’est un maximum, 1929.

Pendant toute cette période, non seulement le mot d’ordre axial de Lénine, ou fidèle à Lénine, a été “tout le pouvoir aux soviets”, donc aux assemblées populaires, mais ce même Lénine a diagnostiqué, dès la victoire des rouges dans la féroce guerre civile, la dégénérescence avancée de l’Etat mis en place par le parti bolchevique. C’est un trait commun à Lénine et à Mao que de nourrir une grande suspicion à l’égard de tout ce qui, sous prétexte de pouvoir d’Etat, bureaucratise et rend inerte le parti révolutionnaire. Si l’on tient absolument au mot “totalitarisme” pour désigner la fusion du Parti et de l’Etat, il serait plus juste de dire que Lénine et Mao sont l’un et l’autre de sévères critiques du totalitarisme !

De manière plus controversée, vous dressez un portrait admiratif, bien que critique de la Révolution culturelle chinoise lancée par Mao en 1966. Vous êtes un des rares intellectuels en France à revendiquer cet événement comme source d’inspiration. Pourquoi son héritage vous semble-t-il si important ?

C’est assez simple. Dès la fin des années cinquante, comme Lénine juste avant sa mort, Mao constate que le mélange entre le “modèle” russe – parfaitement ossifié – et la bureaucratisation du Parti communiste chinois à l’épreuve du pouvoir, entraîne irrésistiblement toute une partie des cadres du Parti, et donc de l’Etat et de l’armée, dans une direction opposée au communisme. Parce que, pour Mao – les textes sont là – la prise du pouvoir n’est pas encore, et de loin, la révolution communiste, le bouleversement égalitaire total de la société. Il affirme sans relâche que “sans mouvement communiste, pas de communisme”. Ce qui veut dire que sans activité révolutionnaire de masse, y compris quand le Parti est au pouvoir, on ne parviendra à rien de bien nouveau. C’est tout le contraire de Staline, qui affirme dès la fin des années vingt que “la révolution est terminée”, qui ne met sa confiance que dans l’Etat et la police, et pour qui les inévitables règlements de compte dans le Parti relèvent de l’épuration, de la déportation et de la fusillade.

La Révolution Culturelle est la première, et à ce jour la seule, tentative de relancer la politique communiste à échelle de masse dans les conditions du pouvoir du Parti, et donc, largement, contre ce pouvoir. Pour ce faire, Mao va s’appuyer sur un gigantesque mouvement de la jeunesse – il faut dire qu’il y a de tels mouvements dans le monde entier à cette époque – puis sur des détachements de la classe ouvrière des grandes usines. C’est là un type de révolution absolument sans précédent. Comme la Commune de Paris fut la première révolution prolétarienne – et aussi un sanglant échec – dans les conditions du capitalisme impérial, la Révolution culturelle est la première révolution dans les conditions de l’Etat socialiste, donc du Parti-Etat – et elle est aussi, finalement, un échec. Mais en politique, tout ce qui ne fait que commencer, tout ce qui ouvre la voie, se présente comme un échec. La méditation de cet échec n’en est pas moins une pure et simple obligation pour ceux qui se réclament des mêmes idéaux.

Vous convenez que “l’action incontrôlée de groupes de choc apparaît très tôt” durant cette “lutte du nouveau contre l’ancien”, et que nombre de gardes rouges ont cédé à “une sorte de barbarie assumée”. Comment prôner une politique d’émancipation tout en invoquant cette expérience ?

Je ne crois pas que vous preniez vous-même au sérieux votre question. Comment voulez-vous qu’un mouvement de ce genre, de cette amplitude et de cette durée, en Chine, sous les conditions d’un Etat socialiste, se passe sans violences, voire violences considérables ? Tout mouvement de masse crée les conditions, à la fois d’une ultragauche, pour laquelle les règlements de compte sauvages et les guerres de petits chefs sont le moteur de l’action, et d’une droite cramponnée de façon absolue aux pouvoirs qu’elle détient. Les excès des Gardes rouges – ils exprimaient les deux tendances – qui, dès le début, étaient divisés justement en extrême gauche et droite conservatrice, sont la forme qu’a prise cette loi dialectique des mouvements. Tirez-vous une croix sur la Révolution française parce qu’il y a eu les massacres de Septembre, les exécutions de la Terreur ou la guerre de Vendée ? Tout accouchement historique est douloureux. Mais la direction maoïste du mouvement, à commencer par Mao lui-même, connaissaient cette loi, et ils ont tenté, avec vigueur, d’agir contre les excès et les violences dès le début du mouvement. Lisez le texte que je commente dans mon livre, la circulaire en 16 points de l’été 1966 : toute une partie prévoit, et tente d’interdire, les excès dont vous parlez. La vérité de tout cela, c’est que l’idéologie terrorisée des “droits de l’homme” entend bien réduire le plus grand, le plus fondamental, le plus nouveau mouvement politique de la deuxième moitié du XXe siècle à une collection d’historiettes sinistres et de chiffres invraisemblables.

Lycéens et étudiants "gardes rouges" défilent en 1966 à Pékin, à l'appel de Mao (Jean Vincent / AFP)

Ces chiffres, disons-le en passant, sont une spécialité de l’anticommunisme contemporain. On m’a asséné une fois, dans un dialogue télévisé, le chiffre de 200 millions de morts au Goulag ! Il n’y aurait eu plus personne en Russie ! Une autre entrevue télévisée m’a instruit du chiffre de 45 millions de morts pendant la Révolution Culturelle ! On sait parfaitement aujourd’hui que le chiffre probable est de 700 000 morts. Oui, ce n’est pas rien, mais en dix ans de troubles à échelle d’un pays de plus d’un milliard d’habitants, et vu l’importance exceptionnelle de l’enjeu, il n’y a vraiment pas de quoi crier au génocide.

Tout cela, à vrai dire, n’est que la classique position conservatrice des groupes dominants. Dès le début du XIXe siècle, on a aussi réduit le “récit” de la Révolution française aux angoissants malheurs de quelques aristocrates. Cela permet de n’avoir aucune espèce de compréhension de ce qui se passait là. Et aujourd’hui, les mots “totalitarisme” et “dictature”, à eux tout seuls, permettent de faire disparaître, dans la trappe conservatrice libérale, l’idée même d’un changement politique véritable, d’une nouvelle étape de l’histoire des hommes, au-delà de crispation néolithique autour de la trilogie : propriété privée, famille, Etat. Crispation dans laquelle on tente par tous les moyens de nous maintenir indéfiniment.

Raymond Aron a qualifié le courant maoïste français de “religion séculière”, en raison du culte voué par ses militants à la “pensée Mao Tsé-toung”. Comprenez-vous cette critique ?

Dans le livre qui clôture mon odyssée philosophique, qui a pour titre L’Immanence des vérités, et qui sortira le 20 septembre, je montre – je prétends même démontrer – que ce que j’appelle “l’index” de toute politique émancipatrice, soit le concentré populaire de sa signification, est nécessairement un nom propre. C’est vrai de Spartacus, de Thomas Münzer [prêtre itinérant, dirigeant révolutionnaire et grand protagoniste de la réforme radicale au XVIe siècle, ndlr], de Lénine, de Mao comme de Castro, et de pas mal d’autres. Dans la logomachie abrutie qui nous gouverne, on se débarrasse de ce point en parlant de “dictateurs”. Mais à ce compte, on devrait aussi appeler Schoenberg un dictateur de la musique, ou Einstein un dictateur de la physique.

Il y a des raisons profondes à ce que, dans tous les domaines qui convoquent la pensée et l’action à une nouvelle invention, à un processus de vérité reconstitué, relancé, ce processus soit symbolisé par un nom propre. “Mao” est le nom de l’état où se trouvent le marxisme révolutionnaire et la politique communiste, mesurés à l’expérience et à l’échec des Etats socialistes. C’est l’œuvre, théorique et pratique, dont on doit s’inspirer pour passer au-delà. Que cela donne, notamment dans le lexique toujours exagéré et emphatique de l’ultra-gauche, comme dans les glorifications intéressées des Etats, des accents vaguement religieux et serviles n’a rien d’étonnant. Mais ce n’est qu’un épiphénomène.

Le sous-titre de votre livre - Petrograd, Shanghai - Les deux révolutions du XXe siècle - suggère qu’il n’y a eu que deux révolutions au XXe siècle. Pourquoi ne pas retenir la révolution allemande de 1918, ou la révolution espagnole de 1936 par exemple ?

Comme l’a dit Lénine, le XXe siècle devait être le siècle des révolutions victorieuses. Il faut comprendre ainsi cet énoncé : les révolutions “intéressantes”, celles qui nous instruisent, ne peuvent désormais plus être, après 1917, celles qui échouent. Le critère léniniste est évidemment ici la question de la prise du pouvoir. Nous ne sommes plus, après 1917, comme quand nous méditions (ce que faisait le jeune Lénine) sur les enseignements de la Commune de Paris, sans doute principale révolution du XIXe siècle, mais dans la modalité de l’échec sanglant. Nous pouvons méditer maintenant sur ce qu’est un succès de la pensée communiste quant à la prise du pouvoir.

De là que, si émouvants et par certains côtés admirables que soient les actions des spartakistes dans l’Allemagne de 1918 et des anarchistes en Catalogne à la fin des années trente, ils sont encore, vu leur fin rapide et catastrophique, une sorte d’écho du XIXe siècle dans le XXe siècle. C’est pourquoi l’on peut dire que ce qui a valeur d’enseignement au XXe siècle, avec comme critère la prise du pouvoir, c’est essentiellement l’expérience chinoise, et secondairement la Corée du Nord, Cuba, le Vietnam… Il est d’ailleurs frappant qu’aucun de ces cas ne relève de l’insurrection ouvrière urbaine en son sens classique, celui qui a dominé le XIXe siècle, y compris la Commune de Paris, et finalement y compris Octobre 17. Ce sont bien plutôt des processus de guerre – la “guerre révolutionnaire” – en milieu paysan. La nouveauté se déplace donc, déjà, au niveau des questions relatives à la prise du pouvoir.

Mais avec la dégénérescence des Etats socialistes partout dans le monde vers la fin du XXe siècle, la nouveauté se déplace encore : ce qu’il faut avant tout méditer, c’est les raisons de cette dégénérescence, et comment relancer le mouvement communiste au-delà de la stricte et nécessaire question de la prise du pouvoir. La question devient : comment faire pour que le mouvement communiste se poursuive et impose sa loi y compris au nouvel Etat mis en place par les acteurs de ce mouvement ? Et là, la référence majeure est bel et bien la Révolution Culturelle, y compris son échec. Exactement comme pouvait l’être pour Lénine la Commune de Paris, y compris son échec. La Révolution Culturelle est la Commune de Paris de l’époque des Etats socialistes et de leur disparition.

“Ce qu’il faut avant tout méditer, c’est les raisons de la dégénérescence des Etats socialistes, et comment relancer le mouvement communiste au-delà de la stricte et nécessaire question de la prise du pouvoir”

Les militants révolutionnaires dans le monde ont été durablement affectés par l’expérience du “socialisme réel”, comme par celle de la Chine maoïste. Des expériences récentes vous rendent-elles optimiste quant à la permanence d’un courant de pensée communiste mondial ?

Justement parce que la question de la politique communiste n’est plus réductible à la question de la prise révolutionnaire du pouvoir d’Etat, si nécessaire soit-elle, nous sommes à un nouveau commencement, à une nouvelle accentuation des points fondamentaux de la pensée marxiste. Notamment les questions du bouleversement égalitaire de l’organisation du travail, de l’industrialisation des campagnes, de l’avènement du travailleur polymorphe au-delà de la division entre travail manuel et travail intellectuel, de l’internationalisme réel, de la constante existence d’assemblées populaires, à tous les niveaux, exerçant leur surveillance sur l'Etat : tout cela, qui est au niveau théorique dans Marx et dans Lénine, mais qui est expérimenté et déployé dans la Chine de Mao, doit commander la reconstitution d’un courant communiste mondial. Cela se fera, dans les conditions toujours sévères d’un recommencement.

L’une des leçons que vous tirez de l’échec de la révolution culturelle, c’est que “toute politique d’émancipation doit en finir avec le modèle du parti, ou des partis, s’affirmer comme politique ‘sans parti’, sans tomber pour autant dans la figure anarchiste, qui n’a jamais été que la vaine critique, ou le double, ou l’ombre, des partis communistes”. Quel serait le juste équilibre ? Quelles formes d’organisations préconisez-vous ?

C’est une question fondamentale, mais qui devra donner lieu à des expérimentations réelles. Tout le point est qu’il faut sortir de l’opposition simple entre Etat-Parti d’un côté et masses populaires de l’autre. La dialectique politique doit être à trois termes, comme on le voit dès le Mao du texte des années vingt “Pourquoi le pouvoir rouge peut-il exister en Chine ?”. Il doit exister des organisations populaires, avec leurs assemblées, leurs réunions, et capables d’animer à tous les niveaux des mouvements de masse indépendants ; il doit y avoir une organisation politique partout présente, et portant explicitement le projet communiste, non comme description et dogme, mais comme système de mots d’ordre “en situation”, et vision de l’avenir. Et il doit y avoir l’Etat, en tout cas sur une longue période.

Le point le plus complexe est le suivant : comment faire pour que la dialectique des mouvements populaires et de leurs assemblées d’un côté, de l’organisation politique de l’autre, s’exerce en direction de l’Etat non pour lui obéir, mais pour en quelque sorte le forcer à encourager tout ce qui va dans la direction d’une société communiste ? Cela est évidemment impossible si l’organisation politique fusionne avec l’Etat, comme cela a été le cas des partis communistes au pouvoir. Comment garder la triplicité des instances de décision collective ? C’est le problème qui est le nôtre après la Révolution culturelle, comme, après la Commune de Paris, le problème de Lénine était : comment construire une organisation communiste capable non seulement de prendre le pouvoir, mais de le garder ?

C’est pourquoi nous sommes dans ce que mon ami Emmanuel Terray a appelé le “troisième jour” du communisme. Avec Marx, premier jour : formulation des principes dans un contexte d’échec répété des insurrections ouvrières. Avec Lénine, second jour : la victoire est possible, mais le caractère réellement communiste de cette victoire est précaire. Aujourd’hui, après Mao, troisième jour : inventer l’organisation communiste de l’époque de l’échec des Etats socialistes.

Vous avez récemment préfacé un livre sur la Commune de Shanghai, de l’historien chinois néo-maoïste Hongsheng Jiang, aux éditions La Fabrique. L’existence de courants néo-maoïstes en Chine témoigne-t-elle selon vous d’une plus grande tolérance de l’Etat vis-à-vis de cette partie de son histoire ?

Je n’en sais trop rien. Ce que je sais, c’est que la Chine à elle seule contient environ le tiers du prolétariat réel, le prolétariat d’usine, de notre planète. Et que, pour la seule année passée, on compte 7 000 actions collectives ouvrières en Chine. Ajoutons l’existence tout à fait extraordinaire d’une poésie de masse, une poésie ouvrière, de très haut niveau. La Chine reste probablement la citadelle à venir de l’action communiste. Et que Xi Ling déclare, contre toute évidence, que “la Chine est socialiste” me semble le symptôme d’une position déjà défensive…

“La Chine reste probablement la citadelle à venir de l’action communiste”

Quel regard portez-vous sur la Chine d’aujourd’hui ?

Grâce à l’héritage de l’époque maoïste : un système éducatif efficace, un secteur scientifique performant, l’habitude de la discipline au travail, un socle industriel solide, une main d’œuvre d’origine paysanne en quantité illimitée, un Etat-Parti bien installé, autoritaire et respecté, la Chine a pu se lancer dans le développement capitaliste avec des chances importantes de succès. La maxime “dialectique” de Deng Xiaoping [secrétaire général du Parti communiste chinois (PCC) de 1956 à 1967, violemment attaqué par les gardes rouges pendant la Révolution culturelle, il a été numéro un de la république populaire de Chine de décembre 1978 à 1992, ndlr] : “La première étape du socialisme, c’est le capitalisme”, comme son dicton favori selon lequel la seule vérité, c’est le développement, ont donné le “la” de brillantes années de réussite et d’accumulation primitive. La Chine est devenue un pays capitaliste qui mixte et organise un capitalisme de milliardaires et un capitalisme d’Etat, une puissance concurrentielle et féroce, qui se bat jusqu’en Afrique, tout comme le font Français, Anglais, et Américains, pour le pillage et les débouchés, mais avec un style un peu nouveau, un impérialisme plus avisé. Quel est l’avenir de tout cela ? Probablement, comme en 14, la guerre. Tout le monde, du reste, la prépare. Nous ne pouvons que nous replier sur la maxime de Lénine : “Ou bien la révolution (je dirais plutôt ici “la politique communiste”) empêchera la guerre, ou bien la guerre provoquera la révolution”. Espérons que ce sera la première hypothèse, mais le temps presse…

Vous êtes le philosophe français le plus traduit dans le monde. Dans quels pays vos idées vous semblent-elles rencontrer le plus d’écho ?

Cela, je pense, dépend de celui de mes registres qui est concerné. S’il s’agit de philosophie pure – de la trilogie L’être et l’événementLogiques des mondes, L’Immanence des vérités – je nommerai, outre le système académique américain, l’Allemagne, la Slovénie, l’Italie, l’Australie, l’Argentine, le Royaume uni… S’il est plutôt question de mes essais politiques, il y a pratiquement tout le monde anglophone, mais aussi le Brésil, derechef l’Italie et l’Allemagne, l’Inde, le Mexique… S’il s’agit enfin plutôt de littérature ou de théâtre, je peux nommer la Suisse, la Belgique, encore l’Allemagne… Il y a deux cas particuliers : la Turquie traduit pratiquement tout ce que j’écris, sauf la trilogie spéculative et les romans. Et c’est aussi, exactement, ce que fait, depuis quelques années, eh bien, la Chine.

Propos recueillis par Mathieu Dejean

Alain Badiou, Petrograd, Shanghai - Les deux révolutions du XXe siècle, édition La Fabrique, août 2018, 128 p., 10 €. 

A paraître le 20 septembre : L’Immanence des vérités, éd. Fayard, 724 p., 30 €