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Gastaud répond à Badiou

Badiou

Lien publiée le 5 septembre 2018

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://www.initiative-communiste.fr/articles/culture-debats/georges-gastaud-repond-a-alain-badiou-renaissance-communiste/

A propos d’un entretien de M.  Dejean avec Alain Badiou. Quelques commentaires de Georges Gastaud, philosophe, auteur de Lumières communes, traité de philosophie générale à la lumière du matérialisme dialectique et du Nouveau Défi léniniste (Delga, 2017).

Bien entendu, les commentaires portent sur l’entretien lui-même et non sur le livre d’A. Badiou annoncé ci-dessous, que chacun aura à cœur de lire.


Alain Badiou : “Nous sommes à un nouveau commencement de la pensée marxiste” 

Entretien d’A. Badiou avec Mathieu Dejean (les questions de M. Dejean sont en noir gras, ceux d’A. Badiou en noir maigre et ceux de GEORGES GASTAUDGEORGES GASTAUD en caractères maigres gris).

Dans son nouveau livre – Petrograd, Shanghai (éd. La Fabrique) -, Alain Badiou médite sur les échecs de la révolution russe d’octobre 1917, et de la révolution culturelle chinoise. Toujours à contre-courant, le philosophe controversé pour sa défense de l’héritage maoïste va au fond de sa pensée dans un entretien au long cours.

Alain Badiou est l’un des rares militants maoïstes français à ne pas avoir renié son engagement de jeunesse, en l’occurrence à l’Union des communistes de France marxiste-léniniste (Ucf-ml). Philosophe de renommée mondiale, traduit dans de nombreux pays, il est l’auteur d’une œuvre importante, consacrée tant au théâtre, à la poésie, à l’amour qu’à la politique. À 81 ans, il consacre un court ouvrage aux “deux révolutions du XXe siècle” – Octobre 17 et la révolution culturelle chinoise -, qui s’attache à en tirer les leçons. Évoquant l’histoire politique du courant maoïste né en France dans le sillon de la Révolution culturelle, il s’inclut volontiers dans ce collectif : “Je peux dire ‘nous’, j’en étais, et en un certain sens, pour citer Rimbaud, « ‘j’y suis, j’y suis toujours’”, écrit-il.

C’était l’occasion pour nous de l’interroger – par écrit, en raison de son éloignement géographique au moment où nous l’avons contacté – sur la place centrale qu’il continue d’accorder à la “grande révolution culturelle prolétarienne” (GRCP, dans le jargon de l’époque), ce qui irrite nombre de ses contemporains. Il va de soi que nous ne partageons d’ailleurs pas certains de ses propos, qui vont résolument à contre-courant de ce qu’il appelle, dans une formule qui nous laisse interdits, “l’idéologie terrorisée des ‘droits de l’homme’”. Nous prions le lecteur de bien comprendre que le libre échange des idées exige de se doter des “armes de la critique”, pour reprendre la formulation de Marx chère à cet intellectuel iconoclaste.

Vous ne semblez pas convaincu par la multitude de publications, de documentaires et de débats qui ont accompagné le centenaire de la révolution russe d’octobre 1917. Elle ferait même selon vous l’objet d’un “oubli concerté” ?

Alain Badiou –Oui, car le réel de cette révolution, son impact, et ce qu’elle porte encore en elle de proprement contemporain n’a nullement été mis à l’ordre du jour. L’écrasante majorité des mentions médiatiques va dans la direction des “origines du totalitarisme”, ou alors relègue cette révolution dans des temps historiques reculés et périmés.

Georges Gastaud. – A. Badiou ne semble pas avoir eu connaissance du meeting parisien du 4 novembre qui, à l’initiative du PRCF, a rassemblé près de 400 militants franchement communistes qui ont entendu près d’une trentaine d’intervenants, dont une majorité de responsables communistes venus d’Europe, d’Amérique, d’Afrique et d’Asie. Certes ce meeting a été censuré par toute la presse, y compris par l’Humanité ; certes, dans la même période, celle du 100ème anniversaire d’Octobre 17, Pierre Laurent (PCF-PGE) a « célébré » l’insurrection prolétarienne à sa manière, c’est-à-dire en enterrant de nouveau Lénine devant une centaine de « repentants » réunis à Fabien. Les braises rougeoyantes du PRCF et bien d’autres qui, provisoirement, sont masquées mais non étouffées par la cendre contre-révolutionnaire, contribueront tôt ou tard à faire jaillir à nouveau les étincelles révolutionnaires de l’avenir. Tout lecteur de Mao ou de Marx sait du reste qu’il faut avant tout tenir compte du pôle dominé de la contradiction ; les « taupes rouges » restent longtemps invisibles, mais c’est par elles que tôt ou tard se déploie et que finit par triompher ce que le grand dialecticien Hegel nommait la « patience du négatif ».

– L’historien Stéphane Courtois, auteur du Livre noir du communisme, a publié à cette occasion un essai contre Lénine, qu’il qualifie d’“inventeur du totalitarisme”. Ce courant historiographique vous semble-t-il dominant aujourd’hui en France ?

ALAIN BADIOU –La passion contre-révolutionnaire de Stéphane Courtois n’est plus à démontrer ! C’est son label, c’est aussi son gagne-pain. Jeter les révolutionnaires dans la poubelle toujours ouverte du “totalitarisme” est un métier bien rétribué dans la boutique des idéologies, et dans les médias, devenus presque partout un secteur de la grande oligarchie planétaire. Du coup, oui, une vision négative de Lénine est assez largement répandue. Mais il y a quand même un contre-courant, intellectuel et international, qui démontre, faits à l’appui, que Lénine est sans aucun doute un des cinq ou six plus grands penseurs et militants de la politique révolutionnaire et communiste que les temps modernes – disons : depuis Saint-Just et Robespierre jusqu’à aujourd’hui – aient connus.

GEORGES GASTAUDGEORGES GASTAUD – Excellente déclaration. Il faut ajouter que Lénine est aussi un vrai philosophe, un éminent épistémologue, un explorateur émérite de la dialectique matérialiste et que, pour toutes ces raisons, nous, les révolutionnaires, devrions ensemble, nonobstant nos divergences sur le terrain étroitement politique, porter l’idée d’un « nouveau défi léniniste ». C’est ce que le regretté Jean Salem et moi-même avons, chacun avec ses armes propres, tenté de faire ces dernières années. Au passage, ne jamais oublier le fin Engels qui, bien qu’ayant centralement contribué à l’élaboration du matérialisme dialectique, de la théorie matérialiste de la connaissance et de la dialectique de la nature, est depuis toujours exclu du programme de philo du baccalauréat comme si Marx et lui n’avaient pas cosigné ces textes fondateurs du matérialisme historique et du communisme prolétarien que sont L’Idéologie allemande et le Manifeste du Parti communiste… Réhabiliter l’apport d’Engels en philosophie et en anthropologie n’urge pas moins pour les philosophes communistes que remettre à l’honneur l’étude de la pensée et de la pratique léniniennes.

D – Dans le débat sur le totalitarisme, vous prenez position sans équivoque en écrivant : “Cette révolution russe de 1917 a été tout ce qu’on veut sauf totalitaire”. Selon vous, elle a été assimilée à tort à sa dégénérescence en un parti-État totalitaire sous Staline?

ALAIN BADIOU – L’identification du Lénine de 1917 au Staline de, disons, 1937, est une absurdité bien plus considérable encore que celle que propageaient les monarchistes du début du XXe siècle, quand ils mettaient dans le même sac Robespierre et Napoléon. Il faut dire qu’amalgames, chiffres truqués et visions apocalyptiques de type grand-guignol sont depuis toujours les instruments des contre-révolutionnaires. On peut, on doit, appeler “révolution russe” la séquence historique qui va de 1917 à, c’est un maximum, 1929.

GEORGES GASTAUD – A. Badiou a raison de dénoncer les raccourcis, mensonges et amalgames scandaleux qui font que, par ex., les lycéens de France étudient Hitler, Mussolini, Lénine et Staline à l’occasion d’un seul et même chapitre d’ « histoire » intitulé « les totalitarismes du 20ème siècle » (sic). Certes, la révolution soviétique prise stricto sensu doit être distinguée de la période de stabilisation qui l’a suivi sous l’autorité principale de Staline, de même que la Révolution française proprement dite doit être distinguée de la phase régressive ouverte par Thermidor et conclue par la défaite finale de Napoléon. Mais sans que le parallèle entre Napoléon et Staline mène bien loin – dans un cas il s’agit de la transition révolutionnaire du féodalisme moribond au capitalisme, dans l’autre d’une période d’intense affrontement entre capitalisme finissant et primo-socialismes – , l’un et l’autre sont des stabilisateurs historiques des nouveaux rapports de production, capitalistes dans un cas, socialistes dans l’autre. C’est bien l’héritage, si déformé soit-il, de Robespierre et de Marat que toute l’Europe monarchique voulait enterrer en abattant Bonaparte et c’est bien le retour de 1793 qu’elle voulait conjurer quand elle mit fin à Waterloo à la météorique restauration impériale des Cent Jours. Opposer totalement l’URSS post-léniniste à la période léniniste ne mène pas bien loin non plus, si ce n’est à marcher sur d’antiques brisées trotskistes qui n’ont jamais rien produit. Certes, il y a bien des ruptures, ou plutôt, bien des césures dans l’histoire de l’URSS ; mais Staline, l’homme que la réaction française et mondiale exècre à l’égal de Robespierre et de Lénine, n’est pas un contre-révolutionnaire, même si l’époque actuelle étant ce qu’elle est (passionnément et mortellement anticommuniste), on a l’impression de proférer un blasphème contre l’air du temps quand on énonce une telle lapalissade ! Quels que soient les critiques sévères, à mes yeux justifiées, que Lénine fit de Staline dans son ultime Lettre au congrès du Parti bolchevik (mais Trotski et Boukharine en prenaient eux aussi pour leur grade !), les peuples et le parti soviétiques conduits par Staline ont su édifier en un temps record une puissante base socialiste ; ils ont sorti la Russie de l’arriération au moyen des plans quinquennaux (en quoi cet exploit économique et culturel des masses populaires russes, « comptant sur leurs propres forces » et se passant de l’ « aide » du capital mondial, serait-il moins méritoire que le compromis historique de longue durée par lequel Deng et ses actuels successeurs chinois ont construit une industrie chinoise de pointe en s’alliant, à la suite de Zhou Enlaï, avec les capitalistes américains ?) et ils ont durablement placé leur pays aux avant-postes de la science mondiale : il suffit de prononcer les motsspoutnik et Gagarine, même s’il est exact que ce dernier a accompli son exploit quelques années après la mort de Staline. Et s’il n’avait pas bénéficié d’un large appui populaire, Staline n’aurait sûrement pas pu diriger l’Armée rouge jusqu’à pulvériser l’ « invincible » Wehrmacht de Stalingrad à Berlin, en passant par la rupture du siège de Leningrad et par la bataille de Koursk. A la mort de Staline, le drapeau rouge frappé de l’emblème ouvrier et paysan flottait de Berlin-Est à Vladivostok, le camp des travailleurs et les partis communistes étaient mondialement à l’offensive, les fascistes européens se terraient, les mouvement d’émancipation des femmes et les amis de la laïcité marquaient des points, les opposants à l’impérialisme occidental parlaient plus de « socialisme » que de djihad et le terrain géopolitique était sérieusement ameubli pour le triomphe prochain des révolutions chinoise, cubaine, pour les grandes avancées sociales de la Libération (France, Italie, Belgique…) et pour la déculottée historique que les colonialistes français suivis par les impérialistes yanquis n’allaient par tarder à subir de la main du peuple vietnamien…

Cela ne signifie pas qu’il faille renoncer à une critique marxiste de tout ce qui a pu se faire de négatif sous l’égide de Staline (ou de n’importe quel régime révolutionnaire : ni « culte » ni auto-phobie communiste sans fin, pour parler comme feu D. Losurdo !). Cela il serait bien singulier d’exalter tout ce qui s’est fait en Chine, que ce soit la « G.R.C.P. » chère à Badiou, ou son contraire, l’actuel « capitalisme d’Etat » chinois (l’expression est d’A. ALAIN BADIOU) tout en dénigrant les trois quarts de l’histoire soviétique, stalinienne ou « poststalinienne ». Contrairement aux théoriciens trotskistes ou anars qui célèbrent romantiquement la « poésie des ruines » et le charme discret des défaites prolétariennes tragiques, vous préférez autant que moi, cher A. Badiou, les victoires communistes aux défaites et aux « Semaines sanglantes ». Mais si l’on suppose, comme vous semblez le faire, que la Révolution d’Octobre n’a guère duré que de 1917 à 1929 et qu’ensuite, l’histoire soviétique ne fut plus guère que dégénérescence, est-ce vraiment une victoire que vous célébrez en célébrant Octobre ? Il y eut certes de terribles tragédies dans l’histoire de ce pays relativement arriéré qui fut catapulté par l’histoire « premier de cordée » mondial de l’édification socialiste, tout le monde en convient. Mais historiquement parlant, et dans les conditions d’un encerclement mondial qui, au début des années vingt, prit carrément l’humanité en otage sous les auspices de Terminator Reagan, l’URSS aura « tenu » 70 ans sans les capitalistes et contre eux quand la Commune n’avait tenu que 70 jours. N’oublions jamais cet essentiel-là et défendons tous sur nos bases, si critiques fussent-elles, cet héritage fondateur !

Enfin et surtout, si l’on veut un véritable « recommencement communiste » (nous parlons, au PRCF, d’une renaissance, et, comme il se doit pour des marxistes, d’une renaissance du parti communiste sans lequel le mot communiste reste un adjectif « spectral »…), il faut rompre avec le mythe trotskisant ou anarchisant d’une contre-révolution ou d’une « pré-contre-révolution » stalinienne. On peut discuter pour savoir si telle ou telle étape de l’histoire soviétique est « thermidorienne », et si l’on tient à cet adjectif inusablement brandi par le trotskisme et qui désigne un saut régressif contre-révolutionnaire à l’intérieur même de la révolution (le Directoire n’était pas la Restauration monarchique, et Carnot a durement combattu les royalistes et Babeuf !), alors les phases khrouchtchévienne et gorbatchévienne de l’histoire soviétique – cette dernière ouvrant directement la voie à la restauration contre-révolutionnaire proprement dite sous les auspices d’Eltsine – sont typiquement thermidoriennes avec l’accentuation triomphale de la gestion, puis de la propriété capitalistes des entreprises socialistes déstabilisées puis liquidées et bradées à la mafia. Du reste, si la contre-révolution avait été chose faite depuis Staline, pourquoi diable tout le monde capitaliste se serait-il coalisé et arc-bouté, du Pacte de Munich (1938) aux euromissiles reaganiens (1984), pour abattre à n’importe quel prix, celui du fascisme d’abord, puis celui du projet maximalement exterministe de la guerre nucléaire totale, « l’Empire du Mal » bolchevique ? En réalité, la restauration capitaliste (que l’on nomme pudiquement mondialisation), précédée d’une contre-révolution pure et dure rythmée par la chute successive rapide, éruptive en cascade, du camp socialiste et du pouvoir soviétique lui-même (jusqu’au canonnage par Eltsine du Soviet de Russie !), avec privatisation massive de l’économie (la « thérapie de choc »), s’est produite au décours des années 88/91 avec les énormes conséquences délétères que l’on observe aujourd’hui sur le rapport des forces mondial (et national s’agissant de la France, car le PCF s’est lui-même détruit, sa « perestroïka » eurocommuniste prenant le nom de « mutation ») entre capital et travail, entre impérialisme et peuples opprimés (pensons aux Palestiniens littéralement torturés à plaisir par l’impérialisme et par son pseudopode israélien). Ce qui est déjà fait n’a pas besoin d’être refait et une contre-révolution déjà réalisée en 1930 n’aurait eu aucun besoin d’être refaite en 1990 ! Oui, si « nomenklaturisée » qu’ait pu être l’URSS à la fin de l’ère Brejnev (sans cet enkystement démoralisant, la contre-révolution aurait dû triompher d’une intense résistance populaire), elle restait inexpiablement le pays issu d’Octobre 17, sa base matérielle, idéologique et institutionnelle demeurait socialiste et en conséquence, une véritable revitalisation léniniste du Parti et du mouvement des masses restait en droit possible sur de tels fondements juridico-économiques. C’est d’ailleurs cette revitalisation léniniste qu’avait initialement et mensongèrement promis Gorbatchev aux communistes et aux ouvriers soviétiques… Or aujourd’hui, les masses russes ne cessent, comparaison expérimentale faite des deux régimes russes successifs, socialiste et capitaliste, de regretter les acquis socialistes bien réels que Poutine s’efforce encore d’arracher à son peuple trente ans après le début de la « catastroïka » (par ex. en mettant fin à la retraite à 60 ans pour les hommes et à 55 pour les femmes, une avancée de portée mondiale que la toute jeune URSS avait instituée au début des années trente) !

ALAIN BADIOU – Pendant toute cette période, non seulement le mot d’ordre axial de Lénine, ou fidèle à Lénine, a été “tout le pouvoir aux soviets”, donc aux assemblées populaires, mais ce même Lénine a diagnostiqué, dès la victoire des rouges dans la féroce guerre civile, la dégénérescence avancée de l’État mis en place par le parti bolchevique. C’est un trait commun à Lénine et à Mao que de nourrir une grande suspicion à l’égard de tout ce qui, sous prétexte de pouvoir d’État, bureaucratise et rend inerte le parti révolutionnaire. Si l’on tient absolument au mot “totalitarisme” pour désigner la fusion du Parti et de l’État, il serait plus juste de dire que Lénine et Mao sont l’un et l’autre de sévères critiques du totalitarisme !

GEORGES GASTAUD – Oui, Lénine a largement anticipé sur Trotski, dont la critique antibureaucratique a vite nourri l’antisoviétisme, au sujet du risque d’étatisation de la Révolution et de bureaucratisation du Parti. J’y ai insisté dès 1997 dans mon livre Mondialisation capitaliste et projet communiste (Temps des cerises), spécialement dans sa partie III, Pour une analyse révolutionnaire de la contre-révolution. Mais…
a) il est facile de montrer que Staline est pleinement dans la ligne léniniste quand il plaide en 1925 pour que soit entreprise sans tarder l’édification du socialisme en un seul pays: le parti bolchevik tient compte à la fois des réalités – le reflux révolutionnaire à l’Ouest, la contre-offensive réactionnaire et fasciste – et des ressources humaines et géographiques de l’immense Russie.
b) A. Badiou ne doit pas oublier que Mao n’a jamais désavoué Staline, tout au contraire, l’opposition entre la Chine de Mao et l’URSS de Khrouchtchev a eu pour toile de fond la manière opportuniste, droitière, dont Khrouchtchev et le courant qui le portait, ont prétendu dépasser de droite le « stalinisme ».
c) vu les indiscutables exactions de la GEORGES GASTAUDR.C.P., étant donné le délire Khmer rouge qui s’en inspira et dont les dirigeants khmers maoïsants ont poussé leur caricature de lutte antibureaucratique jusqu’à l’hyper-caricature sanglante, il est malvenu de vouloir prendre Staline en tenailles entre Lénine et Mao. En particulier, on relira les textes hyper-polémiques de Lénine contre Bogdanov et contre la conception primitiviste de la Révolution culturelle qui était celle des dirigeants du Proletkultau début des années 20. Pour Lénine, le « matérialisme militant » et la révolution culturelle qu’il promeut n’a rien à voir avec une table rase, encore moins avec une persécution obscurantiste des intellectuels comme tels (sauf s’ils se mettent servilement au service des Blancs et des capitalistes). Lénine insiste énormément sur la science, sur l’instruction, sur l’ « assimilation critique de l’héritage », y compris sur la maîtrise et sur le dépassement de l’héritage bourgeois-démocratique dans tout ce qu’il a de progressif. On est aux antipodes du primitivisme culturel de la GEORGES GASTAUDR.C.P., en particulier de son déni de toute une part du grand héritage culturel de l’ancienne Chine. Du reste, l’histoire récente prouve que ce que l’on refoule, au lieu de l’avoir dûment assumé, maîtrisé, apprécié et critiqué, resurgit toujours sous des formes encore plus dures, encore moins maîtrisables et encore plus parasitaires…

– De manière plus controversée, vous dressez un portrait admiratif, bien que critique de la Révolution culturelle chinoise lancée par Mao en 1966. Vous êtes un des rares intellectuels en France à revendiquer cet événement comme source d’inspiration. Pourquoi son héritage vous semble-t-il si important ?

Alain Badiou : C’est assez simple. Dès la fin des années cinquante, comme Lénine juste avant sa mort, Mao constate que le mélange entre le “modèle” russe – parfaitement ossifié – et la bureaucratisation du Parti communiste chinois à l’épreuve du pouvoir, entraîne irrésistiblement toute une partie des cadres du Parti, et donc de l’État et de l’armée, dans une direction opposée au communisme. Parce que, pour Mao – les textes sont là – la prise du pouvoir n’est pas encore, et de loin, la révolution communiste, le bouleversement égalitaire total de la société. Il affirme sans relâche que “sans mouvement communiste, pas de communisme”. Ce qui veut dire que sans activité révolutionnaire de masse, y compris quand le Parti est au pouvoir, on ne parviendra à rien de bien nouveau. C’est tout le contraire de Staline, qui affirme dès la fin des années vingt que “la révolution est terminée”, qui ne met sa confiance que dans l’État et la police, et pour qui les inévitables règlements de compte dans le Parti relèvent de l’épuration, de la déportation et de la fusillade.

Georges GASTAUD – Dans mon livre déjà cité de 1997, j’ai montré en quoi une critique léniniste de l’étatisation propre à la période stalinienne devait à la fois se distinguer de l’impatience gauchiste, qu’elle soit trotskiste ou maoïste, et de l’impuissante déploration social-démocrate. Lénine avait très bien vu que la restauration capitaliste en Russie pourrait provenir de la victoire commune des Blancs et de l’impérialisme occidental, ou de l’étatisation insidieuse du parti dans les conditions d’une retombée de l’élan révolutionnaire : une retombée que Staline n’a nullement inventée. Mais la réponse de Lénine n’est pas dans la fuite en avant gauchiste, dans le dénigrement de l’œuvre soviétique déjà accomplie ou dans l’opposition romantique des masses au parti, de l’appareil à la jeunesse (qu’il faut former et non pas flatter, comme le fera Trotski) ; d’autant que les masses en question peuvent fort bien, notamment les jeunes générations étudiantes, se laisser instrumenter par une partie de la bureaucratie d’Etat réglant ses comptes avec ses rivales intrasystémiques sur le dos de la jeunesse. La réponse de Lénine aux menaces de bureaucratisation de la révolution, par ex. dans les articles Mieux vaut moins mais mieux ou De la coopération, c’est d’introduire une majorité d’ouvriers bolchéviks « à la production » dans le comité central du Parti, de développer le contrôle de l’Inspection ouvrière et paysanne sur l’Etat, d’alimenter l’alliance ouvrière et paysanne en ponctionnant l’appareil administratif pour financer la coopération volontaire à la campagne, de déployer offensivement l’Internationale communiste et le camp anti-impérialiste mondial, de stimuler l’instruction de masse (« De quoi avons-nous besoin ?, demande Lénine. Et il répond : 1°) De nous instruire, 2°) de nous instruire, 3°) de nous instruire encore et toujours »). Quant à Staline, il a d’emblée été confronté à la mise en place d’une tenaille géopolitique contre la jeune URSS, le fascisme-bellicisme gagnant peu à peu l’Europe mais aussi le Japon. Il en a résulté que l’URSS devait se préparer à marche forcée, donc en précipitant son industrialisation (« nous devons rattraper cinquante ans de retard en dix ans » disait Staline), à subir une double invasion. La « brutalité » de Staline, un défaut pas seulement personnel que dénonçait Lénine dans son ultime lettre aux bolcheviks, ne se conçoit pas hors de cette lutte à mort planétaire en préparation de la jeune URSS encore chancelante contre le premier pays socialiste de l’histoire. Une tenaille transcontinentale qui prendra vite la forme du « Pacte anti-Komintern » entre Hitler , Mussolini et l’Empire japonais (c’est cet étau que brisera le pacte de non-agression germano-soviétique, dont l’objet central était pour l’URSS de diviser les ennemis occidentaux tout en desserrant provisoirement la tenaille nippo-hitlérienne).

Bien entendu, une telle ambiance de pré-guerre mondiale et de « forteresse assiégée » (mais l’URSS l’était-elle ou pas, objectivement parlant ?) a favorisé de graves débordements, comme d’ailleurs cela fut le cas de la « Terreur bleue » sous Robespierre (que pourtant aucun révolutionnaire sérieux ne peut condamner dans son principe : et Badiou, c’est à son honneur, ne tombe pas dans cette fange) avec une « glaciation », pour parler comme Saint-Just. et une bureaucratisation incontestable de la Révolution jacobine. Bien entendu, d’étranges décisions, comme l’auto-dissolution de l’Internationale communiste prononcée en 1943 pour consolider la Coalition antihitlérienne mondiale, ont pu affaiblir les chances de sortir par la gauche, après la guerre, de cette glaciation politico-étatique et de la culture en longue durée du communisme de guerre qu’a imposée à l’URSS son interminable confrontation « au bord du gouffre » avec l’impérialisme, allemand d’abord, étatsunien ensuite. Faut-il pour autant passer sous silence la continuité de l’immense mouvement de masse qui eut lieu, y compris sous Staline, pour construire l’industrie socialiste, pour généraliser l’instruction, pour provoquer une immense ascension sociale des ouvriers et des paysans (il faut revoir le chef d’œuvre de Kontchalovsky intitulé Le Premier Maître) et, bien entendu, pour chasser les Allemands et se relever de leur entreprise génocidaire (plus de la moitié des mots de la seconde Guerre mondiale sont soviétiques…) ? Une ambiance d’épopée populaire analogue à celle qui porta les Soldats de l’An II et que décrit magnifiquement le roman de guerre La jeune garde. Sans cet engagement populaire, sans cette ferveur patriotique et socialiste, l’héroïsme de masse qui balaya le monstre hitlérien et auquel nous devons pour l’essentiel la libération de notre pays, n’eût pas été possible, ni conséquemment l’émergence du camp socialiste européen, du CNR en France et… de la Révolution chinoise elle-même, que favorisa grandement l’éclatante victoire de l’Armée rouge sur l’Armée nippone en Mandchourie[1].

Aujourd’hui, tous les sondages montrent que la majorité des Russes, et plus encore, les ouvriers et les paysans, considèrent Staline, expérience faite de ce qu’est devenue l’URSS, puis la Russie postsoviétique après lui, comme l’un des plus grands personnages de leur histoire. De Gaulle lui-même, dans certaines de ses déclarations, considérait après-guerre que c’était bien l’Armée rouge – qu’on ne saurait sérieusement opposer à son généralissime ! – qui « avait joué le rôle principal » dans la défaite du Reich. Cela ne signifie nullement qu’il faille se départir de toute analyse critique marxiste, progressiste, de ce qui s’est passé sous Staline (mais aussi sous le commandement de Spartacus, de Robespierre, de Lénine, de Fidel, etc. : quelle direction humaine a-t-elle jamais pu se targuer d’un « sans faute » ?). Pour autant aucune concession « auto-phobe » ne doit être faite à la critique droitière, anticommuniste, de S. Courtois (ou de Furet !) à ce sujet. A. Badiou fait un pas substantiel dans la bonne direction quand il accroche durement Courtois sur son anticommunisme de principe, mais on comprend mal comment A. ALAIN BADIOU peut concilier son excès de sévérité envers l’URSS stalinienne et une telle complaisance envers le bilan de Mao et, dans la foulée, envers celui de son principal successeur – et grand vainqueur historique ! – le très « économiciste » Deng Xiaoping. Car au final, que l’on sache, Mao n’a pas seulement libéré son pays de la domination impérialiste, pas seulement jeté les bases du socialisme et du développement indépendant de la Chine. Il a aussi gravement divisé (sans exonérer Khrouchtchev de ses outrances) le Mouvement communiste international, il a fait la guerre à l’URSS en Extrême-Orient, sa révolution culturelle n’a rien réglé et tout aggravé : et pour finir, le courant maoïste a perdu son bras de fer avec l’aile droite néo-thermidorienne du PCC, celle qui gouverne la Chine aujourd’hui, non sans une grande intelligence tactique héritière, on l’accordera volontiers, de Mao et de… Sun Tzu !

Alain Badiou  – La Révolution Culturelle est la première, et à ce jour la seule, tentative de relancer la politique communiste à échelle de masse dans les conditions du pouvoir du Parti, et donc, largement, contre ce pouvoir. Pour ce faire, Mao va s’appuyer sur un gigantesque mouvement de la jeunesse – il faut dire qu’il y a de tels mouvements dans le monde entier à cette époque – puis sur des détachements de la classe ouvrière des grandes usines. C’est là un type de révolution absolument sans précédent. Comme la Commune de Paris fut la première révolution prolétarienne – et aussi un sanglant échec – dans les conditions du capitalisme impérial, la Révolution culturelle est la première révolution dans les conditions de l’État socialiste, donc du Parti-État – et elle est aussi, finalement, un échec. Mais en politique, tout ce qui ne fait que commencer, tout ce qui ouvre la voie, se présente comme un échec. La méditation de cet échec n’en est pas moins une pure et simple obligation pour ceux qui se réclament des mêmes idéaux.

GEORGES GASTAUD – Tout d’abord il est inexact que la Chine ait seule été le théâtre d’une tentative de relance révolutionnaire à l’intérieur même d’un Etat socialiste. A Cuba, sous l’impulsion de Fidel, du PC cubain et des Comités de défense de la révolution (CDR), un régime socialiste tient bon et n’a cessé de « rebondir » à travers mille avatars, en affrontant victorieusement depuis six décennies un Empire particulièrement proche, prédateur et malfaisant. Cuba ne fait pas payer aux citoyens les frais universitaires ou les soins médicaux, comme c’est, semble-t-il, le cas dans la Chine de Xi Jinping ; Cuba offre à sa population le plus haut niveau sanitaire, éducatif, voire scientifique, de toute l’Amérique latine. Et l’internationalisme militant n’a jamais faibli : aide décisive de Cuba aux luttes anticoloniales et antiracistes en Afrique australe (pas de chute de l’apartheid sans victoire de l’Armée cubaine sur l’Armée raciste à Cuito Carnavale !), soutien à l’ALBA et à Chavez, « exportation » de milliers de médecins et d’instituteurs cubains en Amérique latine et en Afrique à la demande et sous l’autorité des pays concernés. Et tout cela sans sacrifier la culture cubaine traditionnelle, en lui donnant au contraire un sens nouveau, sans se couper des autres pays se réclamant du socialisme ni leur faire la leçon, sans persécuter les scientifiques (le centre biomédical de La Havane est pionnier mondialement), voire en anticipant de très loin sur les problématiques écologiques actuelles (Discours de Fidel devant la CNUCED en 92). Avec un avantage supplémentaire. Alors que Mao tint jadis des propos peu responsables sur l’issue potentiellement bénéfique pour la révolution d’un affrontement nucléaire mondial avec les « Tigres de papier » impérialistes (sic)*, Fidel (qui ne craignait nullement, s’il n’y avait aucune autre issue possible, la confrontation militaire directe avec l’impérialisme yankee, comme le montra l’intransigeante attitude cubaine en 1962) prenait appui sur une analyse de fond de ce système mortifère, le capitalisme-impérialisme, dont il avait compris le caractère structurellement destructeur pour l’humanité et pour son environnement. Et quand Fidel s’exclamait « le socialisme ou la mort!» en 1989, ce n’était pas seulement pour appeler à l’héroïsme révolutionnaire, pas seulement non plus pour faire pièce au capitulard Gorbatchev, c’était surtout pour que tous les humains qui veulent survivre à la barbarie foncière du capitalisme-impérialisme, saisissent bien que in finele socialisme, c’est la vie. Sans renoncer le moins du monde à la révolution socialiste, le communisme de nouvelle génération doit donc devenir le centre de gravité d’un large rassemblement mondial contre l’exterminisme capitaliste.

– Vous convenez que “l’action incontrôlée de groupes de choc apparaît très tôt” durant cette “lutte du nouveau contre l’ancien”, et que nombre de gardes rouges ont cédé à “une sorte de barbarie assumée”. Comment prôner une politique d’émancipation tout en invoquant cette expérience ?

ALAIN BADIOU – Je ne crois pas que vous preniez vous-même au sérieux votre question. Comment voulez-vous qu’un mouvement de ce genre, de cette amplitude et de cette durée, en Chine, sous les conditions d’un État socialiste, se passe sans violences, voire violences considérables ? Tout mouvement de masse crée les conditions, à la fois d’une ultragauche, pour laquelle les règlements de compte sauvages et les guerres de petits chefs sont le moteur de l’action, et d’une droite cramponnée de façon absolue aux pouvoirs qu’elle détient. Les excès des Gardes rouges – ils exprimaient les deux tendances – qui, dès le début, étaient divisés justement en extrême gauche et droite conservatrice, sont la forme qu’a prise cette loi dialectique des mouvements. Tirez-vous une croix sur la Révolution française parce qu’il y a eu les massacres de Septembre, les exécutions de la Terreur ou la guerre de Vendée ? Tout accouchement historique est douloureux. Mais la direction maoïste du mouvement, à commencer par Mao lui-même, connaissaient cette loi, et ils ont tenté, avec vigueur, d’agir contre les excès et les violences dès le début du mouvement. Lisez le texte que je commente dans mon livre, la circulaire en 16 points de l’été 1966 : toute une partie prévoit, et tente d’interdire, les excès dont vous parlez. La vérité de tout cela, c’est que l’idéologie terrorisée des “droits de l’homme” entend bien réduire le plus grand, le plus fondamental, le plus nouveau mouvement politique de la deuxième moitié du XXe siècle à une collection d’historiettes sinistres et de chiffres invraisemblables.

ALAIN BADIOU, suite– Ces chiffres, disons-le en passant, sont une spécialité de l’anticommunisme contemporain. On m’a asséné une fois, dans un dialogue télévisé, le chiffre de 200 millions de morts au Goulag ! Il n’y aurait eu plus personne en Russie ! Une autre entrevue télévisée m’a instruit du chiffre de 45 millions de morts pendant la Révolution Culturelle ! On sait parfaitement aujourd’hui que le chiffre probable est de 700 000 morts. Oui, ce n’est pas rien, mais en dix ans de troubles à échelle d’un pays de plus d’un milliard d’habitants, et vu l’importance exceptionnelle de l’enjeu, il n’y a vraiment pas de quoi crier au génocide.

GEORGES GASTAUD – Cher A. Badiou, les excès sont les excès et Robespierre les a dénoncés jadis, comme Staline a dénoncé catégoriquement, pour ne prendre que cet exemple, les excès de la collectivisation des terres, laquelle n’en était pas moins indispensable pour mettre fin d’urgence la rupture d’approvisionnement des villes. Il n’y a pas de raison d’être plus indulgent pour Mao que pour Staline. En même temps, pour l’avenir, il faut absolument poser des limites au raisonnement implicite selon lequel « on ne fait pas d’omelettes sans casser d’œufs». Car s’il y avait au final dans l’omelette, par ex. dans la « GRCP », autant sinon plus de coquilles que d’œufs, le sens même du combat deviendrait vite illisible pour les masses socialistes elles-mêmes, qui dès lors écouteraient d’une oreille moins défavorable les sirènes du thermidorisme et de la contre-révolution. Posons donc cet Idée régulatrice (qui n’a rien d’idéaliste) de la transition révolutionnaire du capitalisme au socialisme-communisme : la dictature du prolétariat, ou le pouvoir du peuple travailleur si l’on préfère les euphémismes, doit toujours être telle qu’elle protège, sans jamais l’étouffer ou la « glacer » définitivement, la démocratie socialiste et le mouvement émancipateur des masses. Si, du fait de conditions extérieures accablantes, la révolution excède cette « limite » rationnelle, la révolution encourt le risque de se détruire en obscurcissant le sens du combat pour les masses populaires elles-mêmes. Il en fut ainsi semble-t-il des ouvriers et des paysans chinois qui ne voyaient que trop combien la GRCP affaiblissait les forces productives, mettant en cause la production et rendant très difficile la vie quotidienne. Si bien que ce grand mouvement « vers la gauche » a pour finir fait le jeu des révisionnistes pragmatiques ; ceux-ci n’eurent plus qu’à attendre, pour que la Chine change en douceur de « couleur », que la « pagaïe » et que le désarroi aient créé un immense désarroi dans la population. Idem pour la démocratie socialiste : celle-ci doit être aussi large que possible, car le pire est que les masses finissent par se taire (si toute parole déviante est qualifiée de trahison…), mais sans jamais « inclure » les contre-révolutionnaires et ceux qui pensent que l’on peut traiter avec eux : les thermidoriens. C’est, convenons-en un équilibre délicat (plus facile en l’occurrence de conseiller que de payer !) dont les tensions internes relèvent moins d’une morale abstraite et hypocrite que de la nécessité matérielle pour le processus révolutionnaire de tendre réellement vers sa fin, la société sans classes dans laquelle « le développement de chacun est la clé du développement de tous » (Manifeste du parti communiste).

ALAIN BADIOU –Tout cela, à vrai dire, n’est que la classique position conservatrice des groupes dominants. Dès le début du XIXe siècle, on a aussi réduit le “récit” de la Révolution française aux angoissants malheurs de quelques aristocrates. Cela permet de n’avoir aucune espèce de compréhension de ce qui se passait là. Et aujourd’hui, les mots “totalitarisme” et “dictature”, à eux tout seuls, permettent de faire disparaître, dans la trappe conservatrice libérale, l’idée même d’un changement politique véritable, d’une nouvelle étape de l’histoire des hommes, au-delà de crispation néolithique autour de la trilogie : propriété privée, famille, État. Crispation dans laquelle on tente par tous les moyens de nous maintenir indéfiniment.

GEORGES GASTAUD – Tout cela est juste ; j’ajouterai cependant que l’ « antitotalitarisme » qui, au moins depuis Arendt et Aron, assimile odieusement le Troisième Reich exterminateur à son héroïque vainqueur de Stalingrad, est doublement pervers : en traçant le signe égale entre Hitler et Staline, entre Pétain et Thorez, cet « antitotalitarisme » de connivence sans lequel on ne fait pas carrière à l’Université (et moins encore dans les médias…), rabaisse le communisme au niveau d’inhumanité foncière qui est celui de son pire ennemi historique, le fascisme ; ce faisant, par un périlleux jeu d’écluse, l’ « antitotalitarisme » REHAUSSE implicitementle fascisme, il le banalise et le réhabilite. C’est pourquoi on peut s’étonner de voir tant d’intellectuels, y compris communisants, ignorer superbement ou ménager la base idéologique de la « construction » européenne, qui est la criminalisation du communisme historique ; il n’est que de citer l’interdiction ou la quasi-interdiction des partis communistes de Vilnius à Zagreb en passant par Varsovie ou Kiev, avec le plein accord de l’eurocratie berlino-bruxelloise qui, dans le même temps, obtient de Tsipras qu’il interdise la grève en Grèce. Avec ce qui en est la conséquence mécanique, la réinscription du fascisme dans l’espace politique « normal », dont l’avait exclu Stalingrad et, s’agissant de la France, le CNR porté par le prestige du « Parti des Fusillés » en 1945. Tous les communistes, nonobstant leurs divergences sur d’autres points, devraient par exemple soutenir le PC de Pologne en cours de « délégalisation » par le pouvoir fascisant de Varsovie, avec bien évidemment, le feu vert réjoui de l’UE. Et par conséquent, aucun communiste, aucun antifasciste ne devrait créditer cette UE maladivement anticommuniste et fascisante, de pouvoir devenir un jour une Europe sociale, et pourquoi pas pendant qu’on en est aux contes de fées, une Europe socialiste…

: Raymond Aron a qualifié le courant maoïste français de “religion séculière”, en raison du culte voué par ses militants à la “pensée Mao Tsé-toung”. Comprenez-vous cette critique ?

ALAIN BADIOU – Dans le livre qui clôture mon odyssée philosophique, qui a pour titre L’Immanence des vérités, et qui sortira le 20 septembre, je montre – je prétends même démontrer – que ce que j’appelle “l’index” de toute politique émancipatrice, soit le concentré populaire de sa signification, est nécessairement un nom propre. C’est vrai de Spartacus, de Thomas Münzer [prêtre itinérant, dirigeant révolutionnaire et grand protagoniste de la réforme radicale au XVIe siècle, ndlr], de Lénine, de Mao comme de Castro, et de pas mal d’autres. Dans la logomachie abrutie qui nous gouverne, on se débarrasse de ce point en parlant de “dictateurs”. Mais à ce compte, on devrait aussi appeler Schoenberg un dictateur de la musique, ou Einstein un dictateur de la physique.

GEORGES GASTAUD – Le propos d’A. Badiou sur ce point n e manque pas de perspicacité : l’universel historique, mais aussi scientifique, prend souvent la forme d’un particulier concret, donc par ex. d’un nom propre affublé d’un « -isme ». Mais il ne faut pas occulter la réciproque de cette proposition : ce concret particulier doit lui-même s’épurer et se dépouiller, non pas devenir une fixation iconique, donc religieuse ; à la longue, cet –isme ne doit plus porter que ce qu’il avait en lui de rationnel, au sens hégélien du mot. Sans cette catharsis rationnelle, il s’abâtardit et perd sa force motrice. C’est Guevara, révolutionnaire et médecin, qui disait fort justement, à l’encontre de ceux qui voulaient le mythifier et l’iconiser, qu’ «il faut être marxiste avec la même décontraction qu’on est newtonien en physique ou qu’on est pasteurien en biologie». C’est en ce sens que Marx disait aussi, en visant ceux qui dogmatisaient sa pensée en la vidant de sa vis scientifica, que lorsqu’il voyait ce qu’on mettait sous le mot « marxiste », lui Marx n’était décidément pas… « marxiste ». Que l’universel cristallise sur un particulier, voire sur un singulier concret, castrisme, chavisme, jauressisme, gaullisme, sandinisme, etc., c’est inévitable et les marxistes doivent s’en accommoder. Mais ils doivent savoir aussi que cette forme transitoire est inadéquate et que, tôt ou tard, l’autodépassement du newtonisme donnera la Relativité (et non l’einsteinisme, soit dit en passant), qui sera elle-même tôt ou tard englobée dans une approche scientifique (théorique et observationnelle) plus large. C’est en ce sens que les militants franchement communistes actuels sont « marxistes », « léninistes » et, pourquoi pas, « robespierristes », voire « castristes ». Et mériter ces titres aujourd’hui ne saurait se réduire à répéter pieusement ce qu’ont dit ces géants historiques : c’est renouveler par rapport à notre époque et par rapport à notre pays – que les questions de M. Dejean n’évoquent presque pas – le rapport vivant et dynamique que Robespierre, Lénine ou Castro eurent avec la leur. Sinon, c’est le ressassement dogmatique et son envers, le reniement révisionniste, c’est-à-dire au final ce changement de camp dans la lutte des classe qu’ont signifié la perestroïka ou, en France, en Italie, en Espagne, la « mutation » eurocommuniste. Bref, l’universalisme rationnel du processus historique peut, et sans doute doit dans certaines conditions, s’incarner dans telle ou telle figure historique « humaine, trop humaine ». Mais les matérialistes pratiques, les rationalistes critiques que sont les marxistes se doivent de maîtriser ce « transfert », peut-être inévitable (la lutte idéologique de masse ne se réduit pas à l’analyse théorique qui l’instruit) mais pas pour autant incontrôlable. Et l’histoire des « cultes » au 20ème siècle doit nous servir au moins à faire en sorte à l’avenir que la « foi rationnelle », pour parler comme Kant, que ne peut manquer de comporter un engagement de haute volée morale et politique, ne dégénère pas en religiosité incontrôlée, en suivisme politique, en dogmatisme, en un mot, que l’élan révolutionnaire ne se pétrifie jamais définitivement en favorisant la passivité mentale des avant-gardes à l’égard de telle forme transitoire de la construction historique.

A.ALAIN BADIOU– Il y a des raisons profondes à ce que, dans tous les domaines qui convoquent la pensée et l’action à une nouvelle invention, à un processus de vérité reconstitué, relancé, ce processus soit symbolisé par un nom propre. “Mao” est le nom de l’état où se trouvent le marxisme révolutionnaire et la politique communiste, mesurés à l’expérience et à l’échec des États socialistes. C’est l’œuvre, théorique et pratique, dont on doit s’inspirer pour passer au-delà. Que cela donne, notamment dans le lexique toujours exagéré et emphatique de l’ultra-gauche, comme dans les glorifications intéressées des États, des accents vaguement religieux et serviles n’a rien d’étonnant. Mais ce n’est qu’un épiphénomène.

GEORGES GASTAUD – On peut contester l’idée que le maoïsme soit l’étape obligée, la « butée » historique dont doive absolument repartir le dépassement du communisme historique par lui-même. Certes, Mao a nourri une immense révolution populaire qui a rendu aux masses chinoises et à leur nation une place de sujet central de l’histoire. Certes, c’est un penseur – et un praticien ! – émérite de la contradiction dialectique et de la guerre révolutionnaire. Tout « communiste » qui ne reconnaît pas pleinement tout cela tombe inévitablement au niveau des pleureuses de l’idéologie contre-révolutionnaire. Mais le bilan historique, et donc, la force d’impulsion historique du maoïsme, y compris du maoïsme français, est plus que mitigée : la G.R.C.P. n’a semé la pagaïe en Chine et gravement endommagé pour un temps ses forces productives socialistes que pour, au final, favoriser le processus qu’elle prétendait empêcher : la résurgence victorieuse du pragmatisme thermidorien, sans parler de la piteuse alliance antisoviétique et antivietnamienne de la Chine post-maoïste avec Nixon [2], une piteuse aventure diplomatico-militaire à côté de laquelle les critiques des maoïstes à l’encontre de Khrouchtchev et de sa tentative de « coexistence pacifique » avec Kennedy paraissent rétrospectivement assez dérisoires : un peu comme une histoire de « paille » dans l’œil du voisin et de « poutre » dans ses propres mirettes… Bref, la pratique a montré que la méthode gauchiste pour combattre la « glaciation » ne vaut pas mieux finalement que la méthode (hypocrite) de Gorby et des thermidoriens conscients qui, sous prétexte de revitaliser le socialisme, ont poignardé dans le dos l’expérience issue de la Révolution d’octobre et rendu au capital l’hégémonie mondiale. Nous avons la faiblesse de croire que, sans être des panacées, les lignes de principe respectivement énoncées et peu ou prou mises en pratique par Lénine ou par Castro pour faire face sans nihilisme, sans utopisme, mais sans perdre de vue la perspective communiste, à la « glaciation » du socialisme, restent porteuses d’avenir, d’ajustement aux problématiques du temps, et de relance de l’élan révolutionnaire initial issu de la Commune, d’Octobre rouge ou du 26 juillet cubain.

– Le sous-titre de votre livre – Petrograd, Shanghai – Les deux révolutions du XXe siècle – suggère qu’il n’y a eu que deux révolutions au XXe siècle. Pourquoi ne pas retenir la révolution allemande de 1918, ou la révolution espagnole de 1936 par exemple ?

GEORGES GASTAUD – Etrange question de M. D. que l’on me permettra de commenter directement. Il ne s’est donc rien passé en Tchécoslovaquie en 1948 (cette révolution socialiste conduite par un PCT socialement majoritaire n’était, comme chacun sait, qu’un « coup de Prague » !), la construction du camp socialiste européen et du premier Etat socialiste sur le sol allemand n’aura été qu’un épiphénomène, ainsi sans doute que les révolutions cubaine, vietnamienne, yougoslave, sans parler des révolutions africaines qui accompagnèrent la révolution portugaise des Œillets, et, s’agissant de l’état général de la planète après 1945, que cette révolution progressiste de l’hégémonie culturelle, que corrode la contre-révolution mondiale cristallisée par 1989/91, qui résulta de la victoire soviétique sur la phalange de choc de l’impérialisme mondial (l’hitlérisme).

ALAIN BADIOU – Comme l’a dit Lénine, le XXe siècle devait être le siècle des révolutions victorieuses. Il faut comprendre ainsi cet énoncé : les révolutions “intéressantes”, celles qui nous instruisent, ne peuvent désormais plus être, après 1917, celles qui échouent. Le critère léniniste est évidemment ici la question de la prise du pouvoir. Nous ne sommes plus, après 1917, comme quand nous méditions (ce que faisait le jeune Lénine) sur les enseignements de la Commune de Paris, sans doute principale révolution du XIXe siècle, mais dans la modalité de l’échec sanglant. Nous pouvons méditer maintenant sur ce qu’est un succès de la pensée communiste quant à la prise du pouvoir.

GEORGES GASTAUD – Mais le résultat des gigantesques luttes antifascistes, même quand le rapport des forces géopolitiques n’a pas permis la prise du pouvoir dans tel ou tel pays dont le nôtre, n’a pas « rien produit » d’un point de vue macro-historique : comment ignorer l’immense mouvement mondial vers la décolonisation de l’après-guerre, impensable sans la force du nouveau camp socialiste adossé à l’URSS ? Comment traiter en quantités négligeables les bouleversements socioculturels que défendent encore aujourd’hui bec et ongles les travailleurs de France qui, grâce à Thorez, Croizat, Marcel Paul, etc., purent parler haut et fort aux capitalistes durant des décennies par la vertu des nationalisations, des statuts, des conventions collectives, du Code du travail, de la Sécu, des retraites par répartition et autres bricoles historiques ? C’est toute cette hégémonie culturelle progressiste à forts relais socioéconomiques qui bascule aujourd’hui sous l’action de la « construction » européenne dynamisée par l’implosion sous influence de l’Europe socialiste, par son phagocytage par l’UE-OTAN (que certains rêveurs mythifient, voire cautionnent, comme l’espace des futurs Etats-Unis socialistes d’Europe…) et par le hara-kiri idéologique (les « mutations génétiques », pour parler comme Berlinguer) des PC devenus « eurocommunistes » : c’est-à-dire ralliant l’Europe atlantique tout en abandonnant le communisme.

Ajoutons qu’en période de contre-révolution mondiale, il est très incomplètement léniniste de réfléchir aux seules révolutions victorieuses, il faut produire une analyse révolutionnaire des contre-révolutions, mais aussi du thermidorisme et du gauchisme qui les accompagnent symétriquement (d’un certain point de vue, le thermidorisme khrouchtchévo-gorbatchévien, le gauchisme maoïste et l’eurocommunisme font système…) et qui alimentent un formidable défaitisme contre-révolutionnaire à déconstruire radicalement. Et cela il faut aussi le faire sans masquer le contenu contre-révolutionnaire et anticommuniste intrinsèque de la « construction » européenne, sans enterrer l’immense dialectique progressiste du patriotisme, de l’antifascisme et de l’internationalisme qui fut au cœur du 7ème congrès de l’Internationale communiste et de l’apport conjoint de Dimitrov, de Thorez et de Georges Politzer. Ce qui implique de couper avec le mensonge euro-réformiste de l’ « Europe sociale » dans le cadre de l’UE germano-étatsunienne en marche vers une nouvelle guerre antirusse… En outre, il faut porter les problématiques révolutionnaires qui découlent directement des contradictions insurmontables, proprement suicidaires, portées par l’exterminisme capitaliste contemporain. Oui, l’histoire est un point d’appui indispensable pour le renouvellement de la perspective révolutionnaire : mais elle ne la résume pas, le léninisme vivant s’intéresse tout autant sinon davantage aux conjonctures révolutionnaires concrètes qui travaillent les peuples – y compris le nôtre – et l’humanité laborieuse à une époque où, encore une fois, la survie du capitalisme est antinomique de celle de l’humanité.

ALAIN BADIOU –De là que, si émouvants et par certains côtés admirables que soient les actions des spartakistes dans l’Allemagne de 1918 et des anarchistes en Catalogne à la fin des années trente, ils sont encore, vu leur fin rapide et catastrophique, une sorte d’écho du XIXe siècle dans le XXe siècle. C’est pourquoi l’on peut dire que ce qui a valeur d’enseignement au XXe siècle, avec comme critère la prise du pouvoir, c’est essentiellement l’expérience chinoise, et secondairement (pourquoi cet adverbe ?) la Corée du Nord, Cuba, le Vietnam… Il est d’ailleurs frappant qu’aucun de ces cas ne relève de l’insurrection ouvrière urbaine en son sens classique, celui qui a dominé le XIXe siècle, y compris la Commune de Paris, et finalement y compris Octobre 17. Ce sont bien plutôt des processus de guerre – la “guerre révolutionnaire” – en milieu paysan. La nouveauté se déplace donc, déjà, au niveau des questions relatives à la prise du pouvoir.

GEORGES GASTAUD – Oui. Mais prenons aussi conscience du fait que désormais, pour la première fois dans l’histoire, les citadins sont plus nombreux que les paysans. Et ne négligeons pas l’internationalisation du prolétariat, sans oublier de la combiner à la constatation d’un inégal développement croissant et explosif des nations, y compris des cartels impérialistes eux-mêmes, à l’intérieur même de la mondialisation néolibérale. La référence empreinte de subjectivisme à Mao et à l’expérience soixante-huitarde ne doit pas occulter que le mot d’ordre de l’Internationale communiste «Prolétaires de tous les pays, peuples opprimés du monde, unissez-vous ! », qui met au cœur du processus révolutionnaire mondial l’alliance de la classe ouvrière et des mouvements d’émancipation nationale, est plus valide que jamais. C’est ce que dit sous forme ramassée la maxime cubaine «Patria o muerte, socialismo o morir», qui articule le combat anticapitaliste à la lutte pour l’émancipation des nations dans la perspective de leur coopération rationnellement planifiée. Et cela a de profonds échos pour les peuples et pour les classes dominées de l’actuelle Prison des peuples européenne (il faut en particulier cesser de confondre l’impérialisme français, oppresseur de l’Afrique et destructeur de la nation française elle-même, avec la « France des travailleurs » qu’a magnifiquement chantée Ferrat). En un mot, l’introspection communiste ne doit pas phagocyter l’ensemble de la réflexion marxiste : elle doit au contraire servir à traiter de manière révolutionnaire les questions brûlantes d’injustices criantes, de crises économiques à répétition, de désastre écologique programmé, de marche à la mondialisation des guerres qui se posent de nos jours et, pour faire image, la reconstruction communiste et anti-impérialiste de l’hégémonie progressiste nationale et mondiale doit viser à faire figure de nouveau Comité de salut public face à l’ogre impérialiste-exterministe.

ALAIN BADIOU suite –Mais avec la dégénérescence des États socialistes partout dans le monde vers la fin du XXe siècle (généralisation pour le moins rapide…), la nouveauté se déplace encore : ce qu’il faut avant tout méditer, c’est les raisons de cette dégénérescence, et comment relancer le mouvement communiste au-delà de la stricte et nécessaire question de la prise du pouvoir. La question devient : comment faire pour que le mouvement communiste se poursuive et impose sa loi y compris au nouvel État mis en place par les acteurs de ce mouvement ? Et là, la référence majeure est bel et bien la Révolution Culturelle, y compris son échec. Exactement comme pouvait l’être pour Lénine la Commune de Paris, y compris son échec. La Révolution Culturelle est la Commune de Paris de l’époque des États socialistes et de leur disparition.

GEORGES GASTAUD – Oui et non. Oui, pour la première partie du propos. Parlant des syndicats soviétiques, Lénine expliquait déjà qu’ils devraient à la fois « défendre l’Etat SOCIALISTE et contester l’ETAT socialiste », ce qui montre la préoccupation constante d’Oulianov, y compris sous le socialisme débutant, de la visée communiste ultime du

dépérissement de l’Etat, y compris du dépérissement de l’Etat socialiste. Mais en déduire que la GRCP maoïste serait l’expérience princeps en la matière, ce serait passer très subjectivement du principe universel valide à une application qui appelle pour le moins discussion. Répétons-le, cette GRCP d’orientation gauchiste qui voulait brûler les étapes du communisme à la manière du déjà peu concluant « grand bond en avant », a in fineconsolidéles tendances néo-thermidoriennes chinoises qu’elle prétendaient refouler, même si, comme A. Badiou, nous refusons catégoriquement de jeter un regard globalement dédaigneux sur l’expérience chinoise post-maoïste et actuelle. Soyons matérialistes, les moyens inquisitoriaux massivement employés par les Gardes rouges étaient plus que contestables et le résultat politique obtenu fut contre-productif : la Chine de Deng a dévié bien plus à droite que Khrouchtchev, même s’il est hors de question pour l’auteur de ces lignes de participer au concert sinophobe contre la « dictature chinoise » (sic). En tous les cas, le moins que l’on puisse dire est que la GRCP, qui n’a en rien conjuré (si elle ne l’a pas précipité) la marche à la remondialisation du capitalisme, ne saurait être le tremplin théorico-historique fondamental pour le « recommencement du communisme ».

ALAIN BADIOU – “Ce qu’il faut avant tout méditer, c’est les raisons de la dégénérescence des États socialistes, et comment relancer le mouvement communiste au-delà de la stricte et nécessaire question de la prise du pouvoir”

– Les militants révolutionnaires dans le monde ont été durablement affectés par l’expérience du “socialisme réel”, comme par celle de la Chine maoïste. Des expériences récentes vous rendent-elles optimiste quant à la permanence d’un courant de pensée communiste mondial ?

ALAIN BADIOU – Justement parce que la question de la politique communiste n’est plus réductible à la question de la prise révolutionnaire du pouvoir d’État, si nécessaire soit-elle, nous sommes à un nouveau commencement, à une nouvelle accentuation des points fondamentaux de la pensée marxiste. Notamment les questions du bouleversement égalitaire de l’organisation du travail, de l’industrialisation des campagnes, de l’avènement du travailleur polymorphe au-delà de la division entre travail manuel et travail intellectuel, de l’internationalisme réel, de la constante existence d’assemblées populaires, à tous les niveaux, exerçant leur surveillance sur l’Etat : tout cela, qui est au niveau théorique dans Marx et dans Lénine, mais qui est expérimenté et déployé dans la Chine de Mao, doit commander la reconstitution d’un courant communiste mondial. Cela se fera, dans les conditions toujours sévères d’un recommencement.

GEORGES GASTAUD – Pourquoi pas, mais
a) ce « recommencement » communiste ne devrait pas, encore une fois, occulter les continuités historique avec les expériences communistes de première génération (de Babeuf à la Commune) et de seconde génération (de Lénine à Fidel). C’est une question d’honneur, donc de vie et de force d’impulsion pour le mouvement communiste renaissant que d’assumer pleinement son passé (et tout assumer n’est pas synonyme de tout approuver !), que de se cabrer toutes tendances confonduescontre la criminalisation dont il est l’objet, que de défendre les communistes de l’Est (polonais, baltes, ukrainiens, tchèques, croates, est-allemands…) persécutés par les Etats-membres de l’UE, que de montrer le lien entre criminalisation des « rouges » et banalisation des « bruns », que de riposter durement aux tentatives de criminalisation des révolutions en inventoriant la Bibliothèque noire du capitalisme et de l’anticommunisme.
b) affrontons centralement les cartels monopolistes supranationaux, reposer la question du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes face à la dictature euro-atlantique en construction, organiser le refus radical et massif des nouvelles guerres impérialistes (contre la Russie, l’Iran, pour la déstabilisation de l’ALBA…), opposer fortement la très despotique « économie de marché ouverte sur le monde où la concurrence est libre et non faussée » (définition de l’UE dans le Traité de Maastricht) le projet d’une coopération égalitaire et fraternelle entre peuples souverains luttant ensemble contre l’impérialisme, par ex. dans le cadre très menacé et attaqué de l’ALBA.
c) ne traitons pas en bricole politique les luttes des prolétaires de France qui, refusant précisément de repartir à zéro en dissolvant leur pays et les grands acquis démocratiques de 1789-94/1848/1905/36/45/68 dans la « construction » euro-atlantique, peuvent et doivent à nouveau, comme ce fut le cas sous le Front populaire et durant la Résistance, associer sans complexes le patriotisme républicain (du type « Soldats de l’An II » et « FTP »…) et internationalisme prolétarien de nouvelle génération ;
d)ne figure pas dans l’énumération faite par A. ALAIN BADIOU l’engagement structurant pour les lumières mondiales, ce que Lénine appelait en bref le « matérialisme militant », avec en son cœur l’alliance entre les sciences et le matérialisme dialectique en mouvement. Dommage qu’A. Badiou, qui n’est pas un penseur négligeable en matière de gnoséologie et d’ontologie dia-matérialistes, n’en dise mot dans cet entretien. Mais il est vrai que le côté « marche vers les lumières » ( ?) de la GRCP, qui a joué pour le moinsun rôle mitigé dans le déploiement de la science et de la culture chinoises, et qui a durablement coupé la Chine socialiste du mouvement international des sciences, n’est pas de nature à encourager cette réflexion que A.ALAIN BADIOU soutient pourtant très honorablement au niveau épistémologique et philosophique.

– L’une des leçons que vous tirez de l’échec de la révolution culturelle, c’est que “toute politique d’émancipation doit en finir avec le modèle du parti, ou des partis, s’affirmer comme politique ‘sans parti’, sans tomber pour autant dans la figure anarchiste, qui n’a jamais été que la vaine critique, ou le double, ou l’ombre, des partis communistes”. Quel serait le juste équilibre ? Quelles formes d’organisations préconisez-vous ?

ALAIN BADIOU – C’est une question fondamentale, mais qui devra donner lieu à des expérimentations réelles. Tout le point est qu’il faut sortir de l’opposition simple entre État-Parti d’un côté et masses populaires de l’autre. La dialectique politique doit être à trois termes, comme on le voit dès le Mao du texte des années vingt “Pourquoi le pouvoir rouge peut-il exister en Chine ?”. Il doit exister des organisations populaires, avec leurs assemblées, leurs réunions, et capables d’animer à tous les niveaux des mouvements de masse indépendants ; il doit y avoir une organisation politique partout présente, et portant explicitement le projet communiste, non comme description et dogme, mais comme système de mots d’ordre “en situation”, et vision de l’avenir.

GEORGES GASTAUD – Bref, ne tournons pas autour du pot, il faut reforger un parti d’avant-garde . Distinguer un tel parti des figures dogmatiques et du « parti-guide » omniscient, soit. Ne pas y insister fortement et centralement aujourd’hui, alors que le gorbatchévisme et le « mouvementisme » (qui sévit particulièrement en France !) ont partout détruit les partis communistes, laissant les masses populaires et les luttes sociales sans boussole théorique et sans force organisée de combat, serait une erreur lourde. Ce n’est pas de « trop d’avant-garde » que souffre le mouvement populaire actuel totalement désorienté, c’est de trop d’éparpillement, de chacun pour soi, d’ « apolitisme » piteux, de recul des perspectives révolutionnaires, de culte de l’inorganisation, de « mouvementisme » petit-bourgeois en un mot. A.ALAIN BADIOU, suite : Et il doit y avoir l’État, en tout cas sur une longue période. Oui ! autant la dictature du prolétariat doit tendre d’emblée au dépérissement de l’Etat (cf les Thèses d’avril 1917 de Lénine, autant le dépérissement de l’Etat n’invalide pas la nécessité de conquérir le pouvoir d’Etat, de construire un Etat nouveau et de s’en servir pour briser la contre-révolution fascisante : mais tout cela est dans Lénine, et même dans la Critique du Programme de Gotha de Marx. Ce n’est donc pas un « recommencement » plus ou moins à zéro dont nous avons besoin mais, une fois encore, d’une renaissance léniniste du parti de classe s’articulant au mouvement propre des masses et à la construction d’un nouvel Etat socialiste.

ALAIN BADIOU, suite– Le point le plus complexe est le suivant : comment faire pour que la dialectique des mouvements populaires et de leurs assemblées d’un côté, de l’organisation politique de l’autre, s’exerce en direction de l’État non pour lui obéir, mais pour en quelque sorte le forcer à encourager tout ce qui va dans la direction d’une société communiste ? Cela est évidemment impossible si l’organisation politique fusionne avec l’État, comme cela a été le cas des partis communistes au pouvoir. Comment garder la triplicité des instances de décision collective ? C’est le problème qui est le nôtre après la Révolution culturelle, comme, après la Commune de Paris, le problème de Lénine était : comment construire une organisation communiste capable non seulement de prendre le pouvoir, mais de le garder ?

GEORGES GASTAUD – On peut être d’accord sur cette problématique qui est d’ailleurs fort « orthodoxe ». Mais alors, ne présentons pas Mao, que chacun a malheureusement vu saluer lui-même sa statue géante promenée sur roulettes par les Gardes rouges, comme ayant résolu ce problème, ou même comme l’ayant correctement posé. Le mouvementisme n’est pas l’autre du « parti-guide », c’est sa face cachée et elle encore plus difficile à combattre car elle se dissimule derrière un fatras anarchisant propice à toutes les manips et autres révolutions de palais. Rappelons-nous comment, dans le camp maoïste lui-même, a fini Lin Piao, longtemps présenté comme le successeur putatif de Mao… Où étaient les masses là-dedans ?

ALAIN BADIOU – C’est pourquoi nous sommes dans ce que mon ami Emmanuel Terray a appelé le “troisième jour” du communisme. Avec Marx, premier jour : formulation des principes dans un contexte d’échec répété des insurrections ouvrières. Avec Lénine, second jour : la victoire est possible, mais le caractère réellement communiste de cette victoire est précaire. Aujourd’hui, après Mao, troisième jour : inventer l’organisation communiste de l’époque de l’échec des États socialistes.

GEORGES GASTAUD – Pas un « échec », camarade Badiou, ce qui supposait que « le ver était dans le fruit » et que le projet initial a « échoué » parce que son cap était mauvais, mais une défaite dans les conditions d’une lutte des classes internationale et nationale de longue haleine, avec en particulier, un épuisant bras de fer militaire, donc économique, avec des USA bien plus puissants financièrement que l’URSS. Ce qui fait défaut dans l’analyse qui nous est exposée ici, ce sont alors les questions suivantes :
a) comment combat-on dès aujourd’hui la contre-révolution, son néo-thermidorisme et ses formations étatiques supranationales et nationales telles que l’ensemble euro-UE-OTAN ? Comment rebondit-on sur les luttes de défense des acquis socialistes en ex-URSS (par ex. la casse poutinienne des retraites en tant qu’elle provoque une levée de boucliers populaire) ? Comment défend-on les acquis progressistes français hérités de la Révolution jacobine et du CNR (je simplifie outrageusement…) dans leur cohérence progressiste face à la contre-cohérence libéral-fascisante de la « construction » euro-atlantique ? Comment articule-t-on la visée révolutionnaire de la rupture anticapitaliste à celle du Frexit progressiste et vice-versa, de manière à fusionner en une seule dynamique populaire, assise sur le mouvement ouvrier de combat, le rassemblement antimonopoliste et anti-Maastricht et les affrontements de classes hexagonaux et européens potentiellement décisifs que susciterait inévitablement un tel Frexit tourné contre le grand capital, clé de voûte de la domination capitaliste sur le monde du travail ?
b) la question de l’évolution propre du capitalisme lui-même, dont il n’est guère question dans cet entretien comme si le communisme détenait en lui seul, à la manière de l’Idée hégélienne, la matrice de ses échecs et de ses recompositions futures. Comment en effet concevoir le communisme de nouvelle génération sans mettre l’accent sur ses tâches anti-exterministes face à un capitalisme-impérialisme qui mène l’humanité au suicide final (que ce soit par la guerre mondiale, par la perte de contrôle sur l’effet de serre ou par la dégradation décisive du « faire-société » national, européen et mondial). Un communisme de troisième génération (première génération, de Babeuf à la Commune, seconde génération, l’ensemble des révolutions troisièmes-internationalistes, dont la révolution chinoise, troisième génération : la lutte à mort entre l’exterminisme impérialiste et la renaissance communiste prenant en charge la sauvegarde de la planète, la survie de l’humanité inséparable de son révolutionnement sociopolitique). Ce qui oblige aussi à penser un tout petit peu le développement des sciences et de leur lien aux forces productives de l’avenir, manque criant et permanent du maoïsme qui en fait un grave écart volontariste par rapport au léninisme et au marxisme.

– Vous avez récemment préfacé un livre sur la Commune de Shanghai, de l’historien chinois néo-maoïste Hongsheng Jiang, aux éditions La Fabrique. L’existence de courants néo-maoïstes en Chine témoigne-t-elle selon vous d’une plus grande tolérance de l’État vis-à-vis de cette partie de son histoire ?

ALAIN BADIOU – Je n’en sais trop rien. Ce que je sais, c’est que la Chine à elle seule contient environ le tiers du prolétariat réel, le prolétariat d’usine, de notre planète.

GEORGES GASTAUD – Trop péremptoire selon moi. En quoi les prolétaires durement exploités des transports, des chantiers, de l’énergie, de la campagne, sont-ils moins réellement prolétaires que les ouvriers d’usine ? Qui ne voit qu’en France – à moins qu’on ne fasse un trait quelque peu méprisant sur l’avenir du combat communiste dans notre pays – il est stratégique pour le combat de classe que les travailleurs des transports maritimes, aériens, ferroviaires, routiers, cessent le travail ensemble (M.A.R.R.E. : Mer, Air, Rail, Route, Ensemble !) en bloquant le flux tendu paneuropéen dont la France, où la désindustrialisation bat son plein, est l’épicentre géographique ? Pour pasticher Engels, disons qu’à chaque évolution du mode de production capitaliste, le combat de classe doit changer de forme pour ne pas changer de sens et d’essence !

ALAIN BADIOU –suite –Et que, pour la seule année passée, on compte 7 000 actions collectives ouvrières en Chine. Ajoutons l’existence tout à fait extraordinaire d’une poésie de masse, une poésie ouvrière, de très haut niveau. La Chine reste probablement la citadelle à venir de l’action communiste. Et que Xi Ling déclare, contre toute évidence, que “la Chine est socialiste” me semble le symptôme d’une position déjà défensive… Sur tous ces points on peut être d’accord. Une analyse dialectique de la situation chinoise évitant toute idéalisation comme toute diabolisation est une tâche marxiste d’importance. La prochaine conférence nationale du PRCF apportera sans doute un éclairage propre sur ces questions. “La Chine reste probablement la citadelle à venir de l’action communiste”

– Quel regard portez-vous sur la Chine d’aujourd’hui ?

ALAIN BADIOU – Grâce à l’héritage de l’époque maoïste : un système éducatif efficace

GEORGES GASTAUD: mais largement devenu… payant, hélas, à la suite des réformes de Deng, sans parler des universités !,

Alain Badiou – suite – un secteur scientifique performant, l’habitude de la discipline au travail (que n’avaient pas, longtemps avant le socialisme, les constructeurs de la Grande Muraille ?), un socle industriel solide, une main d’œuvre d’origine paysanne en quantité illimitée, un Etat-Parti bien installé (qu’est devenu dans cette analyse le « feu sur le quartier général » maoïste ?), autoritaire et respecté, la Chine a pu se lancer dans le développement capitaliste avec des chances importantes de succès. La maxime “dialectique” de Deng Xiaoping [secrétaire général du Parti communiste chinois (PCC) de 1956 à 1967, violemment attaqué par les gardes rouges pendant la Révolution culturelle, ndlr] : “La première étape du socialisme, c’est le capitalisme”, comme son dicton favori selon lequel la seule vérité, c’est le développement, ont donné le “la” de brillantes années de réussite et d’accumulation primitive. La Chine est devenue un pays capitaliste qui mixte et organise un capitalisme de milliardaires et un capitalisme d’État, une puissance concurrentielle et féroce, qui se bat jusqu’en Afrique, tout comme le font Français, Anglais, et Américains, pour le pillage et les débouchés, mais avec un style un peu nouveau, un impérialisme plus avisé.

GEORGES GASTAUD – Sans partager toutes ces formulations quelque peu péremptoires, qui font l’impasse sur le fait que, pour le moins, la contre-révolution n’est pas achevée en Chine, pas plus qu’elle n’était achevée sous Brejnev et qu’il a fallu pour cela la contre-révolution eltsinienne, on peut apprécier l’effort d’A. Badiou pour montrer la réalité chinoise actuelle dans sa complexité.

Suite A. ALAIN BADIOU – Quel est l’avenir de tout cela ? Probablement, comme en 14, la guerre. Tout le monde, du reste, la prépare. Nous ne pouvons que nous replier sur la maxime de Lénine : “Ou bien la révolution (je dirais plutôt ici “la politique communiste”) empêchera la guerre, ou bien la guerre provoquera la révolution”. Espérons que ce sera la première hypothèse, mais le temps presse…

GEORGES GASTAUD – Et si déjà, concrètement, on combattait la guerre mondiale impérialiste qui approche à grand pas et qu’on remette en pratique, contre Macron, contre l’UE atlantique, contre le fascisant et irresponsable Trump, le slogan de Liebknecht, « l’ennemi principal est dans ton propre pays »… En ajoutant à ce slogan, pour se distinguer du social-impérialisme européen et de ses fariboles sur « l’Europe sociale, pacifique et démocratique » : « et sur ton propre continent », ne serait-ce que pour ne pas implicitement préférer la gentille – mais incurablement impérialiste – Europe germano-centrée, servilement suivie par le pouvoir macronien, aux méchants Etats-Unis trumpistes ? La révolution, on la prépare en combattant la contre-révolution ici et maintenant, et l’une de ses formations étatico-continentale majeure qui est l’UE supranationale. Certes la révolution peut empêcher la guerre impérialiste qui accourt. Mais inversement pour hâter la révolution au lieu de l’attendre eschatologiquement, rien de tel que de combattre la guerre impérialiste et ses infrastructures étatiques et transétatiques, au centre desquelles se trouve ce « partenaire stratégique de l’OTAN » que se veut très officiellement l’UE. Et si nous réclamions tous ensemble, non pas l’inepte « révolution européenne », qui oublie que les « Etats-Unis d’Europe » ne sauraient être sous le capitalisme, selon la démonstration classique de Lénine, « que réactionnaires ou utopiques », mais le Frexit progressiste, antifasciste et internationaliste en tant qu’il peut ouvrir, à l’initiative du prolétariat, une dynamique nationale, voire continentale de rupture avec le capitalisme ? D’autant que, même si une large partie de l’extrême gauche feint de l’ignorer, le parti lepéniste a largement tombé le masque « eurosceptique » en se ralliant quasiment à l’euro et à l’UE entre les deux tours de la présidentielle…

– Vous êtes le philosophe français le plus traduit dans le monde. Dans quels pays vos idées vous semblent-elles rencontrer le plus d’écho ?

ALAIN BADIOU – Cela, je pense, dépend de celui de mes registres qui est concerné. S’il s’agit de philosophie pure – de la trilogie L’être et l’événementLogiques des mondes,L’Immanence des vérités– je nommerai, outre le système académique américain, l’Allemagne, la Slovénie, l’Italie, l’Australie, l’Argentine, le Royaume uni… S’il est plutôt question de mes essais politiques, il y a pratiquement tout le monde anglophone, mais aussi le Brésil, derechef l’Italie et l’Allemagne, l’Inde, le Mexique… S’il s’agit enfin plutôt de littérature ou de théâtre, je peux nommer la Suisse, la Belgique, encore l’Allemagne… Il y a deux cas particuliers : la Turquie traduit pratiquement tout ce que j’écris, sauf la trilogie spéculative et les romans. Et c’est aussi, exactement, ce que fait, depuis quelques années, eh bien, la Chine.

Propos recueillis par Mathieu Dejean

Petrograd, Shanghai – Les deux révolutions du XXe siècle, d’Alain Badiou, éd. La Fabrique, 128 p., 10 € (sortie le 20 août)

A paraître le 20 septembre : L’Immanence des vérités, éd. Fayard, 724 p., 30 €

[1] C’est largement pour précipiter la reddition du Japon et, ce faisant, interdire à l’URSS de gérer l’après-guerre dans l’archipel nippon que furent commis les deux crimes de guerre majeurs d’Hiroshima et de Nagasaki.

[2] A la fin des années 70, la direction officielle chinoise – où les luttes de pouvoir s’intensifiaient – flirtait de manière indécente avec le Chili de Pinochet, avec l’Afrique du sud raciste, avec tout ce qui pouvait s’opposer de droite ou « de gauche » (Pol Pot !) à l’URSS, au camp socialiste européen, aux partis communistes non alignés sur Pékin. Et l’impérialisme renvoyait l’ascenseur car jusqu’au bout, les Occidentaux, y compris la France giscardienne, auront défendu le siège à l’ONU du « Kampuchéa démocratique » contre le régime de Hun Sen, qui s’efforçait de reconstruire le Cambodge ravagé avec l’aide du Vietnam socialiste.

*reconnaissons que Mao avait assez d’intelligence pour concevoir l’impérialisme comme un tigre de papier stratégique ET comme un redoutable ennemi tactique…