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    La lutte des "transclasses"

    Lien publiée le 6 septembre 2018

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    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    http://www.liberation.fr/debats/2018/09/05/la-lutte-des-transclasses_1676767

    Ils déjouent les règles de la reproduction sociale et passent d’un milieu à l’autre. Un livre s’intéresse aux parcours sinueux d’anciens enfants des classes populaires, loin des clichés de l’ascenseur social ou du self-made-man.

    Raymond Depardon, lui-même 'transclasse', photographie en 1970 sa famille à la ferme du Garet à Villefranche-sur-Saône (Rhône).

    Raymond Depardon, lui-même "transclasse", photographie en 1970 sa famille à la ferme du Garet à Villefranche-sur-Saône (Rhône). Photo Raymond Depardon. Magnum

    C’est un passe-classe, un «migrant» social, dit-on même parfois. Celui qui saute les frontières et fait mentir la loi de la reproduction sociale. Il y a quelques années, la philosophe Chantal Jaquet a forgé un concept pour le dire : le «transclasse» (1). «Celui qui passe d’une classe sociale à l’autre», explique-t-elle. Un mot qu’elle préfère à la notion d’ascension sociale, «qui suppose qu’être médecin est forcément mieux qu’être ouvrier», comme à celle de «transfuge de classe», qui sent le traître : «Pourquoi devrait-on s’excuser de ne pas être resté dans la misère avec les "siens" ?» Le mot de transclasse, adaptation du concept anglo-saxon de class-passing, désigne aussi bien l’enfant d’ouvrier devenu grand bourgeois que le fils du juge établi à l’usine. Il se veut neutre : «Qu’y a-t-il de positif à prendre "l’ascenseur social" si on adopte certaines valeurs négatives de la classe du dessus ? » pointe la philosophe. «Le difficile n’est pas de monter, mais, en montant, de rester soi», écrivait déjà l’historien Jules Michelet, fameux transclasse lui-même.

    Chantal Jaquet renoue avec le sujet dans la Fabrique des transclasses, qui vient de paraître aux PUF. Cet ouvrage collectif, issu d’un colloque tenu à la Sorbonne en mai 2017, est insolite : sociologues, historiennes ou philosophes qui le composent disent «je», «nous». Tous sont des transclasses, tous sont donc à la fois «experts» du sujet et «objets» de l’analyse. Ils disent le sentiment d’étrangeté qui les a longtemps taraudés (la psychiatre Patricia Janody raconte la honte qui la tétanisait dès qu’elle passait le seuil d’une librairie), l’apprentissage de codes qui n’étaient pas ceux de leur milieu d’origine. Certains utilisent des expressions comme «sortir du bois» ou «coming out» pour qualifier leur prise de parole publique (lire ci-contre). Leur passage d’un monde social à l’autre a certainement nourri leur travail intellectuel : «Les transclasses sont obligés de construire et déconstruire tout ce qui semble naturel aux autres», témoigne Chantal Jaquet qui a coordonné l’ouvrage avec le philosophe Gérard Bras.

    A 9 ans, le propre père de Chantal Jaquet était berger. Il est devenu mineur, puis employé communal. Rien ne prédisposait la petite fille à devenir professeure de philosophie à la Sorbonne, à se consacrer au corps et à l’odorat. C’est en étudiant Spinoza, dont la philosophe est spécialiste, qu’elle a mis les mots sur sa propre situation : «Il m’a donné les clefs pour penser en terme de puissance d’agir plutôt qu’en terme de liberté. Comment trouve-t-on la puissance d’agir dans une situation qu’on n’a pas choisie ?» Elle ne nie pas la force des mécanismes de reproduction sociale, au contraire. «Mais il y a parfois "trouble dans l’héritage". Et la non-reproduction sociale a elle aussi ses lois.»

    Suivre les chemins de traverse pris par les transclasses éclaire d’un jour nouveau de nombreux lieux communs sociologiques. En tout premier lieu, Chantal Jaquet veut «en finir avec le mérite». «Une notion couperet qui rend les individus responsables de leurs destins, et transforme l’injustice en prétendue justice», décrypte-t-elle. Chantal Jaquet le sait bien : «Nos parcours singuliers en viennent alors à justifier l’ordre social.» Elle fait aussi un sort à la fameuse «mobilité sociale», abstraction qui donne l’illusion de parcours rectilignes, alors que celui du transclasse est heurté, empêché. Quant au self-made-man, «c’est une fiction», martèle-t-elle.«On ne se fait pas tout seul. Toute ambition est l’ambition de quelque chose, et il faut bien avoir une idée de ce quelque chose, un modèle à imiter pour se mettre en marche.» Spinoza lui a appris qu’un individu n’est jamais une substance isolée, qu’il est sans cesse affecté par les éléments extérieurs, modifié par l’altérité - que ce soit son milieu qui le propulse (des parents sacrificiels) ou l’expulse (un homosexuel n’a parfois pas d’autre choix que de partir).

    La philosophe se frotte aussi à Bourdieu. Dans les Héritiers, paru en 1964, le sociologue décrypte comment l’école reproduit les inégalités. «Il y a un "paradoxe Bourdieu", précise Jaquet, qui écrit sur la reproduction sociale tout en étant lui-même la preuve qu’on peut y couper [le père du sociologue était facteur, ndlr]. Je pense qu’il ne désavouerait pas mon approche par le singulier. Lui-même a montré dans ses travaux que la reproduction sociale est un déterminisme, pas une fatalité.»

    Alors que la littérature a depuis longtemps dressé le portrait de ces «passe-classe», d’Annie Ernaux à Didier Eribon, d’Edouard Louis à Aurélie Filippetti, en cette rentrée littéraire, cette figure déjouant les statistiques a longtemps été un point aveugle pour les penseurs de gauche. «Ils étaient gênés par le sujet, facilement récupérable par la droite qui exalte l’individu solitaire, explique Jaquet. On ne savait pas trop quoi faire de ces cas-là. Mais depuis les années 90 et surtout 2000, des sociologues, comme Bernard Lahire, Stéphane Beaud ou Paul Pasquali, se sont attelés à la trajectoire des élèves des classes populaires sélectionnés par les grandes écoles.»

    Le silence vient aussi des transclasses eux-mêmes. Avec les Trente Glorieuses et le besoin d’une main-d’œuvre qualifiée, avec les rêves d’émancipation des années 70, ils avaient été valorisés. «J’ai senti que quelque chose changeait dans les années 90, témoigne Jaquet. J’avais parfois l’impression d’être malgré moi un vivant reproche à ceux à qui je parlais de mes origines. Comme si je diminuais leur propre mérite. Il y a quelque chose d’agressif à dire : "Là d’où je viens…"» Et aujourd’hui ? «A l’heure des "premiers de cordées", les inégalités augmentent.» Et le transclasse risque à nouveau de devenir alibi, celui de la sélection.

    (1) Dans les Transclasses ou la non-reproduction, PUF, 2014.

    Témoignages :

    Martine Sonnet, Historienne au CNRS  «L’entourage est déterminant pour comprendre les parcours des transclasses»

    «A mes yeux, mon père est le premier transclasse de la famille, le déclencheur d’un processus que j’ai poursuivi. En 1951, lorsqu’il quitte sa condition d’artisan rural - il était forgeron en Normandie - pour s’installer en ville et entrer à l’usine Renault de Billancourt, il accomplit un déplacement géographique déterminant. Cette entrée dans la condition ouvrière a probablement été pour lui une perte de liberté.

    «Née en 1955, j’ai vécu ce déménagement à l’âge de 6 mois. Contrairement à mes aînés, plus âgés, je n’ai donc vécu ni la séparation d’avec le monde de l’enfance ni l’école avec classe unique des milieux ruraux. Vivant en appartement dans une cité HLM toute neuve, de bonne qualité, j’ai fréquenté une maternelle Freinet. Pour moi, il était évident que je ne pouvais être que bonne élève. J’avais conscience du sacrifice paternel, mais aussi du fait que j’étais la mieux positionnée de la fratrie pour bénéficier de ces bonnes conditions. L’entourage est déterminant pour comprendre les parcours des transclasses.

    «Pendant cinquante ans, je me suis peu interrogée sur l’influence de ma classe d’origine sur mon parcours personnel. J’étais devenue historienne afin d’avoir un prétexte pour écrire - une activité souvent liée au changement de condition sociale. J’avais donc besoin d’écrire, mais pas de m’affirmer en tant que transclasse. Pourtant, lorsque j’ai raconté à la première personne l’itinéraire de mon père dans le livre Atelier 62 (Le temps qu’il fait, 2008), je suis, en quelque sorte, sortie du bois, j’ai assumé ce statut.

    «J’ai toujours refusé de préparer des concours. Je pense que j’avais intériorisé le fait que nous n’étions pas égaux sur la ligne de départ : cela impliquait pour moi d’arrêter de travailler, pour un résultat incertain. De plus, quand on est la première d’une famille modeste à entrer dans le supérieur, on ne sait rien des carrières. Je pensais que l’agrégation ne servait qu’à enseigner, alors qu’elle permet d’accéder à la recherche. Aujourd’hui encore, je me considère un peu à la marge.

    «Il me semble difficile de suivre un parcours transclasse aujourd’hui. Outre le contexte familial, j’ai été portée par un mouvement générationnel de prolongement des études. Et avec le plein-emploi, jusqu’aux années 70, les prises de risque comme celle de mon père étaient plus limitées.»

    Soubattra Danasségarane, professeure de philo
    «J’ai toujours été paniquée par la faute d’orthographe, une faute morale»

    «Je suis née en France en 1989 de parents tamouls. Je suis allée en Inde vers 10 ans, et j’ai vu la misère. J’ai réalisé que pour la famille indienne, nous étions censés être riches, et qu’en France nous ne l’étions pas. Nous vivions dans une cité HLM de Bondy (Seine-Saint-Denis).

    «Aujourd’hui, je dirais que je suis de la classe moyenne ascendante, bobo de gauche tendance écolo. J’ai longtemps voulu me détacher de ma classe sociale d’origine. J’avais peur d’y être réduite, que ce soit un handicap. Maintenant que ce conflit est apaisé, j’y reviens : c’est un milieu plus authentique, avec des codes que je maîtrise mieux.

    «Mon itinéraire de transclasse est beaucoup passé par la langue. Mon père était féru de littérature, et mes deux parents étaient amoureux de leur langue. Ils m’ont sans doute transmis cela. Mais j’ai refusé de parler le tamoul, que je jugeais primitif, peu intellectuel, et lié à des valeurs morales que je refusais. Le français a été pour moi la langue de l’émancipation et une bulle protectrice qui me permettait, dans mon journal intime ou en parlant avec mes sœurs, de ne pas être comprise de ma mère. Plus tard, j’avais souvent le sentiment d’être ramenée à ma couleur et à mes origines : je pouvais parler de philo dans un français impeccable et m’entendre répondre par un collègue : «Tu nous apportes le soleil de Pondichéry !» J’ai toujours été paniquée par la faute d’orthographe, comme relevant de la faute morale : il m’est arrivé d’envoyer des mails pour m’excuser d’une erreur, par peur de perdre tout crédit. Aujourd’hui encore, quand je parle devant mes pairs j’angoisse de ne pas trouver le bon mot.

    «C’est à la fac, lorsque j’ai préparé l’agrégation, que la différence sociale a été la plus violente : beaucoup d’étudiants avaient une grande culture générale, leurs parents exerçaient des professions libérales. J’avais l’impression qu’ils savaient déjà tout, que je n’avais qu’un savoir scolaire face à eux.

    «J’ai du mal à accepter les discours sur la méritocratie qui ne marche pas. J’enseigne dans un lycée proche de celui où j’ai étudié : je devais y revenir, montrer les possibles. C’est presque naïf, mais j’y tiens, et je vois beaucoup d’élèves partir en prépa, à l’étranger. Ce n’est pas parce qu’on n’a pas d’argent qu’on ne peut pas y arriver.»

    Recueilli par Thibaut Sardier