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Bruno Amable sur le mouvement "Aufstehen" de Wagenknecht
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Économiste reconnu pour ses travaux critiques sur le libéralisme, Bruno Amable a publié en 2017 « L’illusion du bloc bourgeois », avec Stefano Palombarini (Raisons d’agir), qui revient sur les recompositions politiques en Europe. Installé en Allemagne, il revient avec nous sur les polémiques autour de Sahra Wagenknecht et son mouvement, Aufstehen.
La polémique enfle depuis quelques jours des deux côtés du Rhin. Le 4 septembre dernier, Sahra Wagenknecht, membre importante de Die Linke, lance son mouvement, Aufstehen. Dans l’Hexagone beaucoup dénoncent ou saluent une gauche anti-migrants. Pour nombre d’observateurs, son but est de concurrencer l’Alternative pour l’Allemagne (AfD), parti d’extrême droite en pleine ascension outre-Rhin. Pourtant, à bien y regarder, la réalité pourrait être toute autre. Bruno Amable décrypte pour nous tout cela.
Le Média : Ce mardi 4 septembre, Sahra Wagenknecht a lancé son mouvement, Aufstehen. Beaucoup ont parlé d’un mouvement « anti-immigration ». Qu’en est-il réellement ?
Bruno Amable : C’est au choix une incompréhension ou une intoxication. Le mouvement a été très clair sur sa position vis-à-vis de l’immigration. Il défend l’accueil dans les meilleures conditions possibles. En revanche, et c’est très lié au contexte allemand, Aufstehen refuse l’ouverture inconditionnelle des frontières, le « No Border ». Il s’agit d’une position qui est portée par une partie de la gauche et des Verts en Allemagne. Derrière, il peut y avoir des raisons idéologiques strictes. Pour eux, personne ne doit être illégal, les individus peuvent s’installer où ils veulent. Il y a souvent de l’anti-étatisme chez eux. Sinon, les raisons sont tactiques. Cette position est défendue par des gens qui savent que c’est inapplicable, dans cette situation concrète de gouvernement. Cela leur permet de s’afficher comme plus à gauche que les autres, sans que cela leur coûte quoi que ce soit. En revanche, cela a une influence sur une partie de l’électorat effrayée par ce type de position, dans un contexte où, en 2015-2016, donc en relativement peu de temps, l’Allemagne a accueilli plus d’un million de migrants, suite aux événements internationaux. Cela a évidemment posé des problèmes d’accueil. Il faut noter que l’accueil des migrants en Allemagne se déroule dans des conditions nettement meilleures qu’en France, où seuls quelques dizaines de milliers de migrants sont arrivés. Il faut remettre les choses en contexte. Ce n’est pas une position anti-migrants, c’est juste contre le « No Border » d’une partie de la gauche et contre la politique de Merkel.
Celle-ci s’est déroulée en trois temps. La chancelière a d’abord appliquée une politique de fermeture. Peu de temps avant d’ouvrir ses frontières dans les conditions que j’ai évoquées, elle était pour expulser les migrants, même présents depuis longtemps en Allemagne. Il y a eu un épisode très célèbre à la télévision allemande, où elle a dit à une jeune fille présente depuis des années, mais qui avait un mandat d’expulsion, qu’elle ne pouvait rien faire pour elle. Deux raisons l’ont poussé à changer de politique. Une partie du patronat allemand avait besoin de main d’œuvre et a poussé dans ce sens. Ensuite, la question migratoire créait des tensions en Europe, qui risquaient de gêner l’Allemagne. Peu de temps après l’ouverture des frontières, et des problèmes que cela a posé, elle s’est à nouveau montrée ferme. Elle a poussé à un accord entre Erdogan et l’UE, pour garder les migrants hors des frontières européennes.
Les médias expliquent que l’ambition de Sahra Wagenknecht est de concurrencer l’AfD. Le spectre de la coalition M5S-Ligue du Nord, ou encore d’une réunion des populismes de gauche et de droite, agitent de nombreux esprits. Aufstehen pourrait-il finir allié avec l’AfD ?
Non pas du tout ! Mais il constate que l’AfD a gagné énormément de voix en peu de temps, au point que selon les derniers sondages, il pourrait être le deuxième parti, après la CDU et devant le SPD. Selon eux, il existe des gens qui votent pour l’AfD et ne devraient pas, parce que c’est un parti d’extrême droite traditionnel. La politique sociale affichée, c’est de la poudre aux yeux. En réalité, ils sont très libéraux sur le plan économique. Le cœur de l’AfD est le même que celui de n’importe quel parti d’extrême droite : il s’agit plutôt de gens relativement aisés et ultra-conservateurs. En revanche, elle prospère chez les populations délaissées, qui se sentent abandonnés par la gauche, comme le FN en France. Le SPD a quand même été le parti qui a lancé les grandes réformes néolibérales en Allemagne. L’idée est d’essayer de retirer des griffes de l’AfD des gens désemparés, qui, au lieu de se soucier des migrants en premier lieu, devraient se préoccuper des questions sociales, de l’investissement public ou de la faiblesse des salaires, etc. Ils veulent s’adresser à des électeurs perdus, mais ne désirent pas concurrencer l’AfD.
L’immigration économique est de plus en plus critiquée à gauche, pas seulement en Allemagne. Le concept marxiste d' »armée de réserve des travailleurs » ressurgit. Qu’en pensez-vous ?
Il faut contextualiser tout cela. L’impact des migrants sur la situation des salariés autochtones dépend de beaucoup de choses. Cela dépend des institutions du marché du travail. Est-ce qu’il y a des salaires minimums ? Est-ce qu’il y a des conventions collectives protectrices ? Il y a aussi la question de l’accès aux services publics, aux écoles, aux garderies, etc. Cela dépend beaucoup des investissements publics. Or, en Allemagne, ces dernières décennies, celui-ci a été faible. Dans le même temps, il y a eu une pression à la baisse sur les salaires. Évidemment, l’arrivée des migrants ne devrait, a priori, pas avoir un impact positif. Quand l’investissement public est insuffisant, il est clair qu’une population supplémentaire ne va pas améliorer la situation pour ceux qui ont déjà du mal à trouver une place dans les structures d’accueil normales. C’est la même chose pour les salaires, et c’est le calcul d’une partie du patronat et des conservateurs. Ils utilisent le prétexte de l’insertion professionnelle des migrants pour dire que le salaire minimum doit être levé. Ce n’a pas marché, mais ils ont tenté à la faveur de l’arrivée massive des migrants de faire sauter des protections sur le marché du travail.
Justement, comme vous l’avez souligné, en 2015, l’Allemagne accueillait 1,1 million de migrants. Qu’elles ont été les conséquences sur l’opinion publique ?
Elles ont été très diverses. La première réaction n’a pas été une réaction de rejet. Il y a certes eu un peu d’inquiétude, notamment sur les structures d’accueil. Merkel a surtout laissé les administrations locales se débrouiller. Du coup, les Landers et les communes où sont arrivés les premiers migrants ont été mises en grandes difficultés. Pour le reste de la population, nous avons aussi eu des démonstrations de solidarité, d’associations, églises, etc. Il n’y a pas eu, au départ, des pogroms d’extrême droite. En revanche, ce qui a beaucoup joué dans l’opinion, c’est Cologne et les incidents du 1er janvier 2016. Ils ont lentement, mais sûrement, instillé l’idée que les migrants ne sont pas forcément les bienvenus. Ajoutons une campagne active de l’AfD, classique de l’extrême droite. Nous en avons eu une triste illustration lors des violences à Chemnitz ces derniers jours.