[RSS] Twitter Youtube Page Facebook de la TC Articles traduits en castillan Articles traduits en anglais Articles traduits en allemand Articles traduits en portugais

Agenda militant

    Newsletter

    Ailleurs sur le Web [RSS]

    Lire plus...

    Twitter

    Nicolino: "l’agriculture industrielle ne nourrira pas 10 milliards d’humains"

    agriculture écologie

    Lien publiée le 13 septembre 2018

    Tweeter Facebook

    Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

    https://lemediapresse.fr/ecologie/fabrice-nicolino-lagriculture-industrielle-ne-nourrira-pas-10-milliards-detres-humains/

    Fabrice Nicolino est journaliste et essayiste. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur l’écologie ou l’agriculture et publie ce 13 septembre aux éditions Les Liens qui Libèrent, Nous voulons des coquelicots avec François Veillerette. Il revient avec nous sur cette ouvrage, qui constitue un manifeste contre l’utilisation des pesticides chimiques. 

    Fabrice Nicolino : « L’agriculture industrielle ne nourrira pas 10 milliards d’êtres humains »

    « Les pesticides sont des poisons qui détruisent tout ce qui est vivant. Ils sont dans l’eau de pluie, dans la rosée du matin, dans le nectar des fleurs et l’estomac des abeilles, dans le cordon ombilical des nouveaux-nés, dans le nid des oiseaux, dans le lait des mères, dans les pommes et les cerises. Les pesticides sont une tragédie pour la santé. » Voilà comment nous préviennent Fabrice Nicolino, journaliste, et François Veillerette, militant écologiste qui a notamment présidé Greenpeace France. Les deux auteurs publient un livre-manifeste, ainsi qu’un appel, intitulé « Nous voulons des coquelicots », en espérant un soulèvement pacifique contre l’effacement d’un monde.

    Le Média : Pourquoi voulez-vous des coquelicots ?

     Shares

    • facebook

    • twitter

    • googleplus

    • linkedin

    Fabrice Nicolino : Le coquelicot est un symbole. C’est une fleur fragile et très belle. Avant le grand massacre des pesticides, il y avait des coquelicots partout dans les champs de blés, mais aussi des bleuets. Ce sont des fleurs que l’on qualifie de « messicoles », c’est-à-dire qui poussent pendant les moissons. La campagne en était remplie. Les pesticides qui ont déferlé à partir de la fin des années 1950 et du début des années 1960 les a presque fait disparaître. Il y en a dans les bas-côtés ou dans certains champs non-traités. Mais cette fleur réapparaît dès que les pesticides arrêtent d’être répandus. Elle est résistante et possède un pouvoir de germination long. Certains disent 100 ans, d’autres 500 ans. C’est-à-dire que la graine est fertile très longtemps. Il y a donc des graines encore présentes depuis 50 ans ou plus qui peuvent repousser. « Nous voulons des coquelicots » c’est une manière de dire originalement que nous souhaitons un monde différent. Nous voulons un mode coloré, avec des lumières, des fleurs sauvages et tout ce qui s’ensuit : des abeilles, des oiseaux, etc.

    En ouvrant votre livre, on pourrait s’attendre à ce que vous commenciez en parlant de coquelicots. Mais au contraire, vous évoquez le triste sort des insectes, dont le nombre recule en France…

    Parce qu’il faut des clés dans cette histoire sombre. Sinon rien n’est compréhensible. Il faut expliquer qu’il s’est passé quelque chose de fulgurant dans toutes les sociétés du Nord et la plupart du Sud : l’apparition de pesticides de synthèse. Il faut le raconter. Si nous voulons des coquelicots, c’est parce qu’ils ne sont plus là. Et si c’est le cas, c’est parce qu’il y a des causes économiques, politiques et écologiques derrière.

    En quoi est-ce si important pour nous ?

    Personne n’est obligé de se sentir touché. Mais nous le sommes directement. Il y a des centaines d’études scientifiques, publiées dans les plus grandes revues internationales, comme The Natureou Science. Certes, elles ne sont pas intouchables. Mais elles montrent avec clarté que les pesticides sont reliés à l’augmentation très importante d’un grand nombre de maladies chez les êtres humains, notamment beaucoup de maladies neurologiques, comme Parkinson. Elles sont parfois considérées comme des maladies professionnelles pour des paysans exposés constamment aux pesticides dans le cadre de leur travail. Mais tout est complexe. Il n’existe aucune connaissance qui permet de dire : « Vous avez été exposés à cela, donc vous avez ceci. » Nous savons juste qu’il existe un très grand nombre de molécules pesticides, qui sont des molécules toxiques, qui jouent sur la reproduction des humains, leur fertilité ou sur phénomènes aussi connus que le diabète et l’obésité. Ce n’est pas la cause unique, mais cela s’ajoute à d’autres phénomènes.

    Il n’existe pas de causalité directe ? Par exemple, le Antilles, où le sol est empoisonné par le chlordécone, connaît un taux surélevé de cancers de la prostate….

    Le chlordécone a été interdit aux États-Unis en 1976 après un scandale sanitaire qui a fait le tour du monde à l’époque, mais que tout le monde a oublié. Dans une usine qui produisait ce que l’on appelait « Curlone », mais qui correspond au chlordécone, un grand nombre d’ouvriers ont eu des problèmes neurologiques. On en a conclu que cela venait d’une exposition massive et constante à ce produit. Il y a eu, outre-Atlantique, des centaines d’articles. Mais en France, nous avons continué de l’utiliser pour combattre les charançons dans les bananes en Guadeloupe et en Martinique. Les planteurs békés, les vieilles familles blanches et riches des Antilles, ont décidé de l’utilisation du produit, malgré ce que nous savions. Nous avions connaissance de ce qui s’était passé. Il a été décidé d’ignorer le danger. Des rapports officiels de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) révèlent que des autorisations ont disparu. Cela laisse supposer qu’il y a eu une magouille monstrueuse autour de cela et des dérogations.

    Cela a duré jusqu’en 1993. Le chlordécone est tellement stable chimiquement que les sols guadeloupéens et martiniquais sont empoisonnés pour au moins 400 ans. Des générations vont se taper se truc-là. Les conséquences pour les humains sont tragiques. Beaucoup de maladies neurologiques sont inexplicables en Guadeloupe. C’est le record du monde, rapporté à la population, du nombre de cancers de la prostate. Même cela n’est pas démontrable par A+B. Dans l’état actuel des connaissances, il n’est même pas possible de prouver que la cigarette provoque le cancer du poumon.

    En gros, il y a une corrélation entre les phénomènes, mais rien ne prouve la causalité ?

    Il y a une infinité de raisons de penser que c’est vrai. Il est toutefois impossible d’apporter une preuve absolue, pas à 100%. C’est sûr et certain que le chlordécone est responsable de cette merde ! C’est sûr et certain que la gauche et la droite sont tous les fautives. Henri Nallet, qui a été ministre de l’Agriculture de François Mitterrand à partir de 1985, est emblématique. Il est d’ailleurs maintenant impliqué dans l’Affaire du Mediator, en tant que lobbyiste pour les laboratoires Servier. Il a commencé sa carrière comme chargé de mission à la FNSEA, il est mouillé à fond dans tout cela. Nallet a ensuite été ministre de l’Agriculture. Il a toujours servi les intérêts industriels. Il a signé l’autorisation de l’utilisation du chlordécone en tant que ministre de l’Agriculture. Mais personne ne lui demande de compte. Qu’attendons-nous pour l’interpeller sur son autorisation d’utiliser un produit nuisible pour tout l’écosystème, dont les humains ? C’est pareil pour Jean-Pierre Soisson, « ministre d’ouverture » de Mitterrand en 1988. Ministres de gauche, ministres de droite, même infamie.

    Dans votre livre, vous montrez que le problème des pesticides est connu depuis des décennies en France. Pourquoi les choses ont si peu évolué ?

    Il y a un basculement dans la perception des pesticides avec le livre de Rachel Carson, Printemps silencieux, en 1962. L’histoire commence après la Seconde Guerre mondiale. Les chimistes ont mis en place de nouveaux pesticides de synthèse chimique, très efficaces. Tout le monde perçoit cela presque comme un miracle, même le DDT (dichlorodiphényltrichloroéthane). Rachel Carson, qui est une biologiste très connu aux États-Unis, fait démarrer une autre histoire. C’est important de dire cela. Elle raconte tout dans son livre qui a été relu par des sommités de l’époque. C’est vraiment un ouvrage indiscutable. Il apporte des éléments prouvant que les pesticides sont dangereux et toxiques. L’industrie a presque 20 ans d’âge. Elle est déjà très puissante. Elle ne peut pas reculer. Va alors se jouer une opération de désinformation, trucages et mensonges. Comme elle ne peut pas admettre qu’elle produit des poisons, elle va attaquer de manière inouïe Rachel Carson. Elle est accusée d’être hystérique, puisque c’est une femme, d’être lesbienne, puisqu’elle n’est pas mariée, d’être une agente du KGB, etc. Ici, il se passe la même chose. Pourquoi ? Parce qu’un lobby pro-pesticides très puissant a été créé volontairement en 1945. Il ne faut pas faire d’anachronisme. À l’époque, tout le monde pensait que les pesticides étaient une bonne chose. Ils ont rassemblé à l’INRA, qui est un institut de recherche public fondé en 1946, les services du ministère de l’Agriculture, des agronomes, des scientifiques, des industriels, etc. Cette structure qui défend les pesticides n’a jamais été attaquée. Pire, elle a même été renforcée. Sans réforme radicale dans ce domaine, le problème persistera. Nous aurons des gens qui défendent les pesticides, malgré ce que nous savons dessus.

    Justement, il y a quelques années sortait votre Lettre à un paysan sur le vaste merdier qu’est devenue l’agriculture. Vous y décriviez la mort des paysans et une agriculture en crise. Les pesticides ne dépendent-ils pas d’un système plus large, qu’il faut entièrement remettre en question ?

    Bien sûr que oui. La mort des paysans a été programmée. Je ne suis pas là pour défendre le monde d’avant, des petits villages et des petites fermes en terre battue. À la sortie de la guerre, il y avait plein de choses à changer dans ce monde. Mais on a vendu autre chose aux paysans. On leur a faire croire que derrière la modernisation, ils vivraient plus confortablement et comme en ville. C’était de la manipulation. Derrière ce progrès promis, se cachaient des intérêts politiques et économiques. Ils voulaient détruire la paysannerie, qui leur paraissait retardataire, au profit d’une agriculture industrielle et exportatrice qui allait leur faire gagner beaucoup d’argent. Par exemple, les industriels et les politiques qui lui sont liés se sont mis en tête de vendre de la viande. Il y avait 20 millions de bovins en France. Des marchés comme l’Italie et l’Allemagne étaient très demandeurs. Quand de Gaulle est revenu au pouvoir en 1958, il voulait se servir de l’agriculture et en faire une arme industrielle, afin de financer des infrastructures lourdes. Les dirigeants voulaient liquider l’agriculture, sans que cela soit pensé. Ils n’en avaient rien à faire de ce secteur, ni des paysans. Ils ont créé un monstre, en vidant les campagnes pour remplir les banlieues. Ce pays a été déséquilibré par des millions d’emplois perdus à la campagne. Cela a donné des mégapoles comme l’Île-de-France, où s’entassent 11 millions de personnes. Parallèlement à la volonté de financer des infrastructures, ils désiraient aussi de la main-d’oeuvre pour l’industrie, pendant les Trente Glorieuses. Nous avons donc sacrifé les campagnes pour remplir les banlieues de chômeurs, pratiquement à vie.

    Il y avait une autre voie possible. Elle passait par l’amélioration des conditions de vie et le maintien d’un réseau de petites villes.  C’est un phénomène global. Les petites villes en France sont moribondes – les villages n’en parlons même pas. Pourquoi ? Je me balade souvent dans le pays et dans tous les centres-villes, on voit des magasin avec des enseignes « A vendre ». Tout s’effondre, parce que des crétins de politique, de tous bords, de droite comme de gauche, ont fait les mauvais choix. Ils ont vendu leurs villes aux hypermarchés, au commerce de masse et aux grands parking à la périphérie des villes. Ils ont construit des monstres commerciaux, qui attirent toute la population. Les petits commerces de proximité se sont tous cassé la gueule. Mais le drame pour moi c’est cette industrialisation à outrance, sans aucune réflexion, ni aucun débat humain. Nous pouvons appeler cela une révolution, mais au sens négatif du terme. Il s’agit d’un processus qui échappe au contrôle humain.

    Le modèle paysan que vous prônez est-il possible dans une société où seuls 5% de la population travail dans le secteur agricole ? Existe-t-il d’autres moyens que l’agriculture industrielle pour nourrir une population importante avec si peu de personnes travaillant dans le secteur ?

    La question est planétaire. Je refuse de la poser dans les limites de la France. Il est certain que ce modèle va faire faillite. Nous nous dirigeons vers 10 milliards d’humains sur Terre et l’industrie de l’agriculture a ruiné quantité de sols. Quand vous déversez autant de pesticides sur un sol, vous tuez sa fertilité naturelle. Un sol, c’est une couche de 10 ou 15 cm d’épaisseur, en général. Les produits chimiques la détruisent et éradiquent les insectes et micro-organismes qui lui sont indispensables. L’agriculture industrielle est aussi en train d’assécher des nappes phréatiques décisives pour le sort de tous les êtres humains. Par exemple, prenez la nappe d’Ogallala, dans le centre des États-Unis, qui fait 15 000 km de long. L’agriculture industrielle américaine l’a percée, elle ne se recharge plus au rythme où nous l’utilisons pour l’irrigation.

    L’agriculture industrielle ne nourrira pas 10 milliards d’êtres humains. Dans ce monde fou, de plus en plus de gens veulent manger de la viande. Or, elle exige des pâturages massifs et des millions d’hectares. Il y a déjà 70% des terres agricoles en Europe qui sont destinées au bétail. En exportant ce modèle délirant en Chine et en Inde, nous sommes sûrs d’arriver à une impasse totale. Il y aura une fracture énorme entre ceux qui ont de l’argent et vont consommer de la viande et ceux qui n’en ont pas et ne mangeront pas. Nous allons vers une vraie tragédie planétaire. Il n’y a qu’une seule solution, certes compliquée. Il s’agit de l’agriculture paysanne, c’est-à-dire celle qui se passe de pesticide et qui est économe en eau. C’est l’agroécologie, pour aller vite, c’est-à-dire un système avec des gens à la campagne, qui bossent, avec une main-d’œuvre abondante. En France, nous pourrions très facilement le faire, dans des conditions nouvelles, avec internet, le numérique, etc. Mais nous pourrions imaginer qu’avec ce chômage de masse, qui pourrit tant de vies, nous pourrions recréer de l’activité dans les campagnes, avec un ou deux millions d’emplois supplémentaires. Beaucoup de calculs ont été réalisés dans plusieurs études. Ce n’est pas intouchable mais c’est sérieux. Il est presque certain que l’agriculture biologique, l’agroécologie et l’agriculture paysanne, qui ne forment qu’un seul et même système, sont les seules capables de nourrir la planète, en mobilisant une main-d’œuvre très importante. La robotisation et la numérisation du monde sont en train de détruire par centaines de millions les emplois.

    Légende : Fabrice Nicolino