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Nicolas Offenstadt : «Les lieux abandonnés de la RDA montrent à quel point elle a été délégitimée»

Lien publiée le 13 septembre 2018

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://www.liberation.fr/debats/2018/09/11/nicolas-offenstadt-les-lieux-abandonnes-de-la-rda-montrent-a-quel-point-elle-a-ete-delegitimee_1678004

Théâtre des manifestations antimigrants de ces dernières semaines, l’ex-Allemagne de l’Est souffre d’une mauvaise image et de relégation économique. Trente ans après la réunification, ce pays a pourtant un passé, que l’historien restitue. Celui d’un perdant de l’histoire

nicolas offensdadt
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Chemnitz, en Saxe, à l’est de l’ex-RDA, et ses manifestations antimigrants, appuyées par les mouvements d’extrême droite Pegida et AfD (Alternative für Deutschland), font la une des journaux depuis la fin du mois d’août. Comment l’ex-Karl-Marx-Stadt, fleuron industriel de l’ex-RDA, est-elle devenue le théâtre de ce malaise ? Et que reste-t-il justement de cette ex-RDA ? Dans son dernier ouvrage, le Pays disparu (Stock), l’historien Nicolas Offenstadt (photo DR) a pratiqué une histoire de terrain fondée sur l’exploration urbaine des friches et terrains vagues. Une micro-histoire des objets et une géographie de ses non-lieux, pour mieux témoigner de l’abandon et de la dévaluation que ce territoire a connu après la réunification des deux Allemagnes en 1990.

Vous avez arpenté toute l’ex-RDA, comment interprétez-vous les derniers événements de Chemnitz ?

D’abord, rappelons que la présence d’une extrême droite active n’est pas nouvelle, les violences racistes à l’Est non plus. Dès après l’unification, des pogroms se déclenchent à Hoyerswerda (1991) ou à Rostock (1992). Par ailleurs, avant Pegida et l’AfD, le parti souvent qualifié de néonazi NPD développait une implantation territoriale à l’Est afin de contrôler des espaces entiers, des «zones nationales libérées», selon le vocable de l’extrême droite.

Mais il y a aussi un contexte nouveau. Le plus neuf et le plus grave est la représentation institutionnelle de la droite extrême au Parlement depuis 2017 avec l’AfD. Ensuite, l’Allemagne a aussi subi des événements traumatiques facilement instrumentalisables : l’incroyable nuit du réveillon de Cologne, le 31 décembre 2015, quand des hommes, souvent d’origine étrangère, ont agressé en nombre des femmes, et l’attentat du marché de Noël à Berlin le 19 décembre 2016.

Certains prétendent que l’extrême droite progresse à l’Est car la RDA n’aurait pas fait le travail de mémoire sur le nazisme effectué en RFA…

L’accusation est double : d’une part il n’y a pas eu alors de véritable travail sur la société allemande sous le nazisme, sur les mécanismes de participation des Allemands ordinaires. D’où une déresponsabilisation des citoyens : le fascisme c’est les autres. C’est un peu simplificateur. La RDA s’est fondée sur un «travail de mémoire», l’antinazisme constitue son discours premier mais avec sa propre logique : en minimisant les résistances non communistes, en prêtant peu d’attention à la Shoah. Les camps nazis ont bien été mémorialisés, mais ils faisaient partie d’un discours officiel, celui du grand récit du mouvement communiste. Quand aux scores très élevés de l’extrême droite, il faut tenir compte aussi de tous les ressentiments de l’après 1990.

Votre livre est un travail de réflexion sur le métier d’historien. Vous êtes presque en situation d’explorateur…

Une partie du livre est fondée sur l’exploration urbaine (urbex). C’est un mouvement qui dépasse le cadre de la RDA. Il s’est développé depuis une trentaine d’années. Il s’agit de visiter des lieux abandonnés ou déserts, sans autorisation, de façon libre et même parfois illégale. Principalement dans les villes. C’est un mouvement international qui connaît un succès grandissant. Il y a une version politique qui vise à desserrer les contraintes dans la ville, se réapproprier l’espace urbain. Certains urbexers vont sur les voies de chemin de fer, les chantiers de construction… Il existe aussi une version esthétique, à laquelle participent beaucoup de photographes. La ruine romancée, le pouvoir d’évocation des friches. Je me suis demandé quelle utilisation on pouvait en faire pour les sciences sociales. Quelle utilité pour l’historien ? Pour moi, l’urbex est une archéologie de surface, du présent. En ex-RDA, cela doit se lier à une réflexion sur l’abandon. J’ai visité plus de 230 sites délaissés en ex-Allemagne de l’Est, j’ai trouvé des objets, des archives, mais aussi des œuvres. Ce pays promouvait la culture «pour le peuple», il y avait donc des œuvres d’art partout, dans les cantines, les entreprises, les hôpitaux… Beaucoup d’endroits abandonnés présentent encore des fresques, des sculptures, des mosaïques.

Vous insistez surtout sur l’état d’abandon des archives et des lieux…

Normalement, consulter des archives pour un historien est un processus très encadré, avec de nombreuses règles. Or, dans ces explorations urbaines, j’ai trouvé beaucoup d’archives abandonnées, celles des entreprises, du Parti communiste, du syndicat… Les dossiers gisent dans des caves humides, dans la boue, la poussière, dans des bâtiments au bord de l’effondrement. L’abandon est frappant parce que total, sans distinction, des documents de l’entreprise aux dossiers personnels des employés. Il y a aussi des dossiers médicaux. Et les dossiers personnels en RDA sont très personnels. Les entreprises allaient loin dans le contrôle de leurs employés.

Ces archives sont d’autant plus abondantes que la RDA était un Etat bureaucrate. A défaut d’avoir forcément une valeur de grande nouveauté, ces dossiers pourraient au moins être protégés quand ils concernent la vie privée des citoyens. La vraie question est pourquoi tant de traces sont-elles si facilement accessibles ? Le fait qu’aucun archivage n’ait été fait montre à quel point le passé de la RDA a été délégitimé, dévalorisé, y compris aux yeux de ceux qui l’avaient vécu. Pendant longtemps, la RDA ne renvoyait qu’à des images négatives : la dictature, la Stasi. Donc à l’image d’une population soumise. Sans parler de l’échec économique, des pénuries, des files d’attente et finalement la faillite.

Vous parlez «d’écrasement symbolique et de relégation économique des Allemands de l’Est» au moment de la réunification.

Le terme de «réunification» ne convient pas forcément puisque rien ou presque n’a été gardé ou considéré de l’ex-RDA. Certains parlent de colonisation (on a parlé de «kohlonisation» en jouant sur le nom du chancelier au pouvoir), ou d’annexion. Même les aspects les plus progressifs comme les droits sociaux ou la condition des femmes n’ont guère trouvé grâce lors de la réunification. Pourtant, encore aujourd’hui, le système des crèches fonctionne mieux à l’Est et est regardé avec envie à l’Ouest.

La dévalorisation est d’autant plus brutale que la réunification se fait à la même époque que l’Union monétaire en Europe.

Et d’autant plus violente pour la RDA car c’était une société de plein-emploi. A partir d’un dossier retrouvé au sol d’une entreprise abandonnée, je retrace le parcours professionnel d’un alcoolique : il s’en sort toujours, on lui propose toujours un nouveau poste compatible avec sa pathologie. Après la réunification, c’est la découverte du chômage, et de grande ampleur. C’est un choc économique colossal. Cela s’accompagne d’une fuite vers l’Allemagne de l’Ouest afin de retrouver une situation. Je raconte l’histoire d’une femme à travers son dossier mais aussi d’entretiens récents car elle a accepté de me recevoir. De comptable à l’Est dans une entreprise, elle devient femme de ménage.

La différence entre les deux Allemagnes persiste-t-elle encore ?

Les derniers chiffres le montrent. A l’Est, les revenus sont moindres et le taux de chômage plus élevé. Dans les faits, l’Allemagne de l’Est existe encore économiquement. Peu d’Allemands de l’Est occupent des postes de dirigeants. La violence est aussi personnelle, c’est dur de vivre dans un monde où tout ce que vous avez connu a été effacé ou dévalué. Ceux qui travaillaient dans l’industrie, notamment, avaient l’habitude que leur secteur soit très valorisé. De grands combinats qui semblaient solides et faisaient figure de symbole ont sombré sans laisser beaucoup de traces.

Mais il ne faut pas non plus noircir. Beaucoup de rénovations ou de reconversions ont été opérées, en particulier dans les grandes villes qui s’en sortent souvent mieux, comme Dresde ou Leipzig.

C’est aussi toute une culture qui disparaît…

Toute une culture matérielle d’abord : les objets avaient souvent une durée de vie plus importante qu’à l’Ouest, et il n’y avait pas beaucoup de marques pour chaque produit. Tout le monde a les mêmes références, ce qui participe à construire une mémoire commune. Et donne aux objets un plus grand pouvoir d’évocation. Ces objets qu’on a jetés à la poubelle après 1990 constituent aujourd’hui un langage partagé. Et aussi tout un ensemble de références historiques communes, les héros du mouvement ouvrier dont le nom disparaît des rues. Il y eut un espoir sincère porté par des gens qui croyaient vraiment au socialisme. Même si cet Etat a fini par s’effondrer dans la dictature et le manque, il était au départ porté par de grandes croyances. Le contre-modèle était le nazisme, l’idée était de construire autre chose.

L’espoir subsiste d’ailleurs au moment du tournant de 1989-1990 ?

Beaucoup d’Allemands de l’Est espèrent alors que le véritable socialisme va enfin se réaliser. Ou qu’au moins, on va garder ce qui était le plus positif des deux côtés du Mur. C’est ce qu’on a appelé la «troisième voie», cette idée qu’on pouvait réaliser autre chose que le capitalisme ou la dictature. On pensait garder la protection sociale, la promotion des femmes… et supprimer les aspects répressifs.

La Stasi a beaucoup focalisé l’attention des historiens…

Cela reste un aspect important. Il ne faut pas le minimiser. Mais c’est faire de l’histoire par le haut, en ne se concentrant que sur le pouvoir et le régime. La RDA ne se réduit pas aux archives de la Stasi. C’était le pire aspect, il en existait d’autres. Le fait d’ouvrir des pans entiers d’archives si peu de temps après la chute du Mur était une démarche violente. Normalement, il existe des règles concernant les ouvertures d’archives, on doit toujours laisser passer du temps, parfois plus d’une génération. Les gens concernés ont découvert un niveau de surveillance qu’ils ne soupçonnaient pas. Ils étaient plus marqués par tout ce qui ne fonctionnait pas au quotidien, tout ce qui manquait.

L’ouverture de ces archives a jeté sur le passé de la RDA une sorte de regard policier et judiciaire, cela déteint sur la façon de raconter l’ensemble de l’histoire. Après la chute du Mur, on a aussi valorisé l’histoire de la «double dictature». Comme s’il y avait une continuité entre le IIIe Reich et la dictature communiste. Dans la même phrase, on parle parfois de l’idéologie nazie et marxiste. Cette mise en continuité des deux dictatures pose problème. On ne peut tout de même pas comparer la répression de la Stasi avec le génocide juif et les millions de morts causés par l’expansionnisme guerrier des nazis. C’est un discours historique problématique. Il y a aussi un discours historique téléologique. Comme si on racontait l’histoire de la RDA en connaissant déjà la fin. Donc on raconte l’histoire d’un Etat voué à l’échec. Et de la réunification comme si elle était prévisible et souhaitable.

Finalement, beaucoup de lieux de RDA sont devenus des non-lieux…

C’est l’aspect le plus fascinant ! Des fleurons de l’industrie, des lieux triomphaux de la RDA ne sont même plus identifiables. Ils ne font plus sens. Ce ne sont plus que des friches, du bâti abandonné, au mieux des bâtiments sans indications.

Quel est l’objet qui vous a le plus marqué ?

Justement, le dossier de cette comptable, trouvé dans une usine abandonnée. J’ai rencontré cette femme, elle m’a très bien accueilli, avec beaucoup d’humilité. C’était un entretien extraordinaire. Elle était dans la droiture de l’expérience, d’une grande honnêteté intellectuelle, cherchant à faire la part des choses. Ce qu’elle me racontait correspondait au contenu du dossier. Je n’ai pas eu le courage de lui dire que je l’avais vu sur le sol d’un bâtiment en ruine. D’un abandon, j’ai fait une histoire.

N’avez-vous pas peur d’être accusé d’«ostalgie» (nostalgie de la RDA) ?

Non, parce que je ne suis pas dans le jugement, et que ce ne fut pas mon monde. En exhumant des objets et des lieux, j’essaye de raconter une autre histoire, peut-être moins binaire et simpliste que celle qu’on entend le plus souvent, montrer les enchevêtrements compliqués du passé et du présent. C’est un exercice d’anthropologie symétrique : éviter de ne raconter que l’histoire des vainqueurs par les vainqueurs. Redonner au modèle de la RDA la même consistance que des modèles qui ont réussi. Ce n’est en rien une tentative de relativisation mais une méthodologie qui consiste à essayer de regarder tous les possibles d’une époque, sans tenir compte de l’échec qui suit, et surtout de voir ce que les gens en font aujourd’hui.