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La gauche peut-elle être protectionniste ?

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Lien publiée le 16 septembre 2018

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://www.liberation.fr/politiques/2018/09/14/la-gauche-peut-elle-etre-protectionniste_1678666

Un pan de la gauche n'hésite plus à plaider pour cette doctrine économique. Une forme d'opposition au libre-échange qui fait sens, mais aussi une décision qui remet en cause, selon certains, des fondamentaux.

Des «salutations internationalistes», adressées comme un reproche. Fin août, un tweet de Jean-Luc Mélenchon, critiquant «ceux qui organisent l’immigration par les traités de libre-échange et qui l’utilisent ensuite pour faire pression sur les salaires et les acquis sociaux», a fait tiquer Olivier Besancenot. Mise au point de ce dernier : «Ce ne sont pas les immigrés qui font pression sur les salaires, mais le profit que les capitalistes extirpent du travail des salariés, français ou immigrés, en France comme dans le monde entier. Salutations internationalistes». Simple «trollage gauchiste», pour un militant insoumis débarqué dans la joute, l’échange est pourtant révélateur d’un débat qui agite la gauche: peut-elle, doit-elle être protectionniste ?

Doctrine économique visant à protéger l’économie nationale de la concurrence étrangère par le biais de barrières douanières, le protectionnisme – sans qu’il ne soit encore théorisé comme tel – a longtemps été la norme en France. Alors que le Royaume-Uni renonce à la protection douanière et délègue la régulation de ses échanges aux forces divines du marché dès le début du XIXsiècle, la France reste adepte du mercantilisme: ouvrir les vannes pour l’exportation, les fermer pour l’importation.

Le discours de l’adversaire

Le débat sur les droits de douane émerge finalement avec l’essor du libéralisme, dans la deuxième partie du XIXe siècle. En 1892, il se concentre autour de la loi Méline (du nom du député des Républicains progressistes Jules Méline, futur président du Conseil), qui renforce la protection douanière sur les importations agricoles. Dès lors, la gauche est gênée. D’un côté, le libre-échangisme est associé aux industriels, de l’autre, le protectionnisme «c’est le discours de l’adversaire, la droite tradi», rappelle l’historien Alain Garrigou. «La gauche est gênée aux entournures, d’autant qu’elle se réclame de valeurs universalistes.» Marx a indiqué la consigne en 1948, dans son Manifeste du parti communiste : «Prolétaires de tous les pays, unissez-vous.» Le protectionnisme, à l’inverse, ne propose aucune modification des rapports de production et d’exploitation. Le peuple «est conçu comme un tout cohérent et non comme une entité traversée de conflits»explique le sociologue Dominique Baillet. Plus de tensions à l’intérieur de la nation donc, seulement une menace venant de l’extérieur. Plus d’ouvriers et de patrons, seulement des Français et des étrangers.

«On parle surtout de la concurrence étrangère et on néglige les autres causes du mal, même celles sur lesquelles on pourrait agir; c’est que la question la plus facile à résoudre semble la question douanière. Et aussi c’est que, pour résoudre les autres problèmes, une meilleure distribution de l’impôt, une meilleure répartition de la propriété foncière, il faudrait demander des sacrifices à ceux qui possèdent, et qu’on aime mieux, en se bornant à des tarifs de douane, en demander à ceux qui ne possèdent pas», explique ainsi Jean Jaurès lors des débats sur la loi Méline. Et de poursuivre, sans choisir: «Le socialisme […] exclut, à la fois, et la protection qui ne peut guère profiter aujourd’hui qu’à la minorité des grands possédants, et le libre-échange, qui est la forme internationale de l’anarchie économique.» «On n’arrive pas vraiment à comprendre sa position sur le sujet. Au sein même de la gauche, il y a des nuances, des désaccords sur le sujet», explique Alain Garrigou.

Pour ajouter à la gêne, le protectionnisme est très vite associé au nationalisme et à la xénophobie. Bien avant la crise des années 30 qui, alliant repli économique et identitaire, mènera cette association à son paroxysme. L’historien David Todd rappelle ainsi qu’en 1846, le principal lobby protectionniste fait imprimer des affiches sur lesquelles on peut lire : «N’est-il pas vrai que c’est en travaillant qu’on gagne de quoi vivre, et que faire travailler l’Anglais pour habiller le Français, c’est donner le pain du Français à l’Anglais?»   

Impasse

Un discours toujours actuel, pour une partie de la droite, allant de Laurent Wauquiez à Marine Le Pen, qui revendique un droit de préemption sur l’alliage protectionnisme-souverainisme-patriotisme. Mais l’impasse de plus en plus évidente dans laquelle mène le système actuel – urgence écologique, inégalités croissantes, délocalisations – a changé la donne. Première étape du chantier intellectuel: faire le constat de l’association entre protectionnisme et nationalisme; et la déconstruire. François Ruffin, journaliste-essayiste et désormais député de la France insoumise, écrit ainsi dans Leur Grande Trouille, journal intime de mes pulsions protectionnistes : «Année après année, à force de répétition, une idée semble s’être imposée: s’opposer à la libre circulation des produits équivaut à s’opposer au métissage et à l’amitié entre les peuples.»

«Le problème du débat politique, c’est la polarité, juge Alain Garrigou. On écoute plus ceux qui veulent parler simplement que ceux qui veulent entrer dans des subtilités. Mais si on est protectionniste, on n’est pas forcément nationaliste. On peut de façon pragmatique se dire qu’on ne peut pas s’interdire des leviers politiques au nom de loi divine du marché à laquelle seuls quelques illuminés croient encore». Et on pourrait même le faire en étant internationaliste. «Nous avons tellement intériorisé le cadre de la concurrence internationale que nous n’osons plus imaginer de véritables mécanismes coopératifs, au niveau commercial, mais aussi dans la sphère non marchande»assure ainsil’essayiste de gauche Aurélien Bernier.  

«Protectionnisme solidaire»

Ce travail de clarification permet aujourd’hui à Jean-Luc Mélenchon de plaider pour un «protectionnisme solidaire»«C’est un sujet qui, paraît-il, est délicat pour nous. Il ne l’est nullement», a-t-il ainsi averti à Marseille début septembre. «C’est indispensable pour avoir une réponse cohérente vis-à-vis de l’impératif environnemental, explique Manuel Bompard, directeur des campagnes de la France insoumise. Il faut conditionner l’entrée de produits à des conditions sociales et écologiques, c’est une harmonisation par le haut.»

Pour un pan de la gauche, il est donc désormais clair que le socle de la souveraineté populaire ne peut être – en tout cas pour l’instant – que la nation. «N’en déplaise à l’internationalisme abstrait, la souveraineté suppose la circonscription d’un territoire», écrit ainsi le chercheur Frédéric Lordon. Certains, à l’image du chef de file des insoumis, n’hésitent donc plus à opposer souverainistes et «mondialistes», bien que le mot soit associé aux Le Pen.

A LIRE AUSSI :Immigration : Jean-Luc Mélenchon tente de dissiper les ambiguïtés

Mais le sujet est encore délicat, notamment car il implique celui des flux humains. Quand Jean-Luc Mélenchon n’hésite plus à dénoncer le libre-échange comme un moyen de faire baisser les salaires par le biais de l’immigration, Benoît Hamon critique la «tentation d’attribuer la précarité du travail aux migrants». Début septembre, en déplacement dans la vallée de la Roya, il a «tiré la sonnette d’alarme» face au risque de l’émergence d’une «gauche nationaliste»«Le nationalisme de gauche, je vous le dis, ça n’existe pas, ça finit en nationalisme tout court.»

«Un train en cache souvent un autre»

Interrogé par Libération, Olivier Besancenot abonde: «On nous dit qu’il ne s’agit que des flux commerciaux; et finalement, on en arrive à la question de l’immigration. J’entends qu’il faille un terrain national plus concret pour nos projets d’émancipation mais je dis attention, un train en cache souvent un autre. La question c’est: comment on se protège? Est-ce que les frontières sont la réponse? Aujourd’hui, on supprime des emplois dans des secteurs non délocalisables comme la fonction publique. Ceux qui exploitent le font ici et ailleurs. J’ai plus de points communs avec un retraité grec ou un chômeur espagnol qu’avec un quelconque capitaliste français. L’illusion, c’est de penser que protectionnisme et libre-échange sont des alternatives alors que ce sont deux facettes d’un même système.» Le porte-parole du NPA appelle donc à «une discussion publique de la gauche radicale sur le sujet, plutôt qu’un changement de position qui s’opère à bas bruit».

«Le gros problème du débat public, c’est qu’on considère qu’il y a une contradiction entre la mondialisation et la souveraineté nationale, juge le sociologue Jean-François Bayart. La gauche est piégée par le néolibéralisme.» Selon le chercheur, un système, qu’il nomme le national-libéralisme, domine l’histoire depuis la fin du XVIIIsiècle. Il reposerait sur trois logiques: l’intégration du système international via le commerce, la technologie ou encore la religion, l’universalisation de l’Etat-nation et le particularisme identitaire. «On dit que l’Etat perd ses prérogatives mais l’Etat-nation est un enfant de la mondialisation. Il ne s’agit pas d’un recul, mais d’une délégation au privé», explique-t-il. De la même façon «l’identitarisme» n’est pas selon lui une résistance à l’immigration mais son produit. Incarnation de ce cocktail national-libéral selon lui, Macron : «Néolibéral par excellence, il va en même temps faire ses dévotions à Jeanne d’Arc.» «Mélenchon est intéressant, car on le voit se débattre dans cette contradiction. Si elle n’arrive pas à penser cette triangulation, la gauche n’aura aucune réponse à apporter. C’est la condition du renouvellement de la pensée de la gauche.»