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Comment l’évasion fiscale détruit l’environnement

Lien publiée le 16 septembre 2018

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Comment l'évasion fiscale détruit l'environnement

Nombre de mécanismes d’évasion ou d’optimisation fiscale conduisent à financer des actions de destruction de l’environnement : c’est ce que vient d’établir une recherche scientifique. Dix ans après la crise financière mondiale, plus de 60 organisations appellent à une semaine d’action pour « prendre le contrôle sur la finance et sur notre avenir ».

On les savait nocifs pour les États, mais les voici nocifs pour la planète. Les paradis fiscaux pourraient avoir un lien avec la surexploitation des océans et la déforestation. C’est ce que révèle une étude intitulée « Paradis fiscaux et dégradations environnementales ». Publiée en août dernier dans la revue Nature Ecology & Evolution, elle montre pour la première fois comment ces places offshores sont fortement connectées à deux secteurs économiques potentiellement responsables d’impacts environnementaux globaux : la déforestation de l’Amazonie et la pêche illicite.

« Les Panama et les Paradise Papers [1ont surtout été analysés d’un point de vue de l’impact social et économique, explique Jean-Baptiste Jouffray, membre de l’équipe du Stockholm Resilience Center à l’origine des travaux. Il n’y avait pas, ou très peu, de dimension environnementale. » Il n’en fallait pas plus pour attiser leur curiosité scientifique. Les chercheurs ont alors choisi deux écosystèmes aux fonctions vitales pour notre planète et a fortiori pour l’humanité — les océans et l’Amazonie — puis se sont mis en quête d’indices.

Une tâche ardue, tant les documents en provenance des paradis fiscaux sont rares. « Une des principales difficultés pour cette recherche a été le manque de données disponibles, dû à l’opacité qui entoure ces juridictions », précise le chercheur. D’un côté, ils ont épluché les papiers d’Interpol et des organisations régionales de pêche, et de l’autre, ils ont déniché des registres de la Banque centrale du Brésil, rendus publics entre 2000 et 2011. Après plusieurs mois, leur travail minutieux porte ses fruits. « En moyenne, 68 % des capitaux étrangers — sur lesquels nous avons enquêté — investis dans des secteurs liés à la déforestation de la forêt amazonienne entre 2001 et 2011 ont été transférés par le biais de paradis fiscaux, écrivent les auteurs. Et 70 % des navires de pêche reconnus comme ayant été impliqués dans la pêche illicite, non déclarée et non règlementée sont ou ont été enregistrés dans des paradis fiscaux. »

« L’opacité financière entrave la capacité d’analyser la manière dont les flux financiers affectent les activités économiques sur le terrain et leurs impacts environnementaux. » 

Pour la forêt brésilienne, les chercheurs se sont focalisés sur les neuf principales firmes multinationales impliquées dans la culture de soja et l’élevage bovin, deux activités qui nécessitent le déboisement de la jungle sinon y incitent. 80 % des terres défrichées sont ensuite occupées par des pâturages, indiquait l’Institut de recherche sur le développement en 2014.

Parmi ces neuf géantes, on retrouve les poids lourds du secteur, tel JBS, multinationale brésilienne qui représente environ un quart du marché mondial du bœuf, les groupes céréaliers Louis Dreyfus et Archer Daniels Midland, ou encore l’entreprise étasunienne Cargill, présente dans près de 70 pays. Pour s’implanter ou développer leurs activités au Brésil, « ces compagnies dépendent des capitaux extérieurs, tels des prêts ou des paiements anticipés », écrivent les chercheurs. Avec une nette préférence pour les capitaux offshores. Ainsi, leur analyse montre que sur un total de 26,8 milliards de dollars de capitaux étrangers investis dans ces sociétés entre 2000 et 2011, environ 18,4 milliards de dollars ont été transférés depuis des paradis fiscaux, les îles Caïman principalement.

Déforestion dans l’État brésilien du Maranhão, en 2016.

Côté pêche, l’équipe suédoise s’est concentrée sur le fléau de la pêche illicite, non déclarée et non règlementée (« illegal, unreported and unregulated fishing » — IUU), qui représenterait entre 11 millions et 26 millions de tonnes de poissons capturés chaque année. « Cette activité est une vraie menace, précise Frédéric Le Manach, de l’ONG Bloom. Non seulement elle participe à la surexploitation des océans, mais elle a des impacts sociaux et politiques colossaux pour les communautés côtières dans les zones où elle se pratique, principalement en Afrique, en Asie et en Amérique du Sud. » L’étude a établi que, sur 209 navires impliqués dans ces pratiques illicites, 70 % étaient enregistrés, ou l’avaient été, dans un pays répertorié comme paradis fiscal, notamment au Panama et au Belize.

« Ce nombre de 146 navires peut paraître faible, mais il ne s’agit que des bateaux dont Interpol ou les organisations régionales de pêche ont eu connaissance, il est donc vraisemblable que le chiffre réel soit beaucoup plus élevé », précise Jean-Baptiste Jouffray. D’ailleurs, parmi les 250.000 navires de pêche recensés en situation régulière, seuls 4 % sont enregistrés sous pavillon d’un paradis fiscal. « Nombre de paradis fiscaux sont aussi des pavillons de complaisance, souligne Frédéric Le Manach. Ces pays offrent des règlementations très faibles, ce qui permet de contourner des régulations sur des quotas, l’entretien des bateaux, les conditions de travail. Et cela permet de brouiller les traces : en quelques clics sur Internet, vous enregistrez votre bateau sous un nouveau nom et un nouveau pavillon, même s’il navigue à l’autre bout du monde. » De l’évasion à l’évanescence, la limite est ténue.

Paradis fiscal, enfer environnemental ? Le chercheur ne se risque pas à des conclusions hâtives : « Il est très difficile de démontrer un effet de causalité entre paradis fiscaux et dégradations environnementales, même si on peut pointer des corrélations, avance-t-il. Si le recours aux paradis fiscaux n’est pas illégal en soi, l’opacité financière créée par l’utilisation de ces juridictions entrave la capacité d’analyser la manière dont les flux financiers affectent les activités économiques sur le terrain et leurs impacts environnementaux. »

« Ne pas payer d’impôts, c’est nous condamner collectivement » 

Pourtant, d’étranges coïncidences ont déjà été établies. L’an dernier, les Paradise Papers ont révélé que plusieurs entreprises du secteur des énergies fossiles - Total, Engie, Glencore - avaient recours à des sociétés offshore« Elles utilisent des montages financiers complexes, via des paradis fiscaux, pour investir dans des projets charbonniers, gaziers ou pétroliers, écrivait alors Nicolas Haeringer, de 350.org, sur ReporterreElles escomptent ainsi augmenter leurs ressources, tout en préservant leur image. »

Selon les chercheurs suédois, la pêche « illicite, non déclarée et non règlementée » représenterait entre 11 millions et 26 millions de tonnes de poissons capturés chaque année.

De là à parler d’un lien systématique entre évasion fiscale et crise écologique, il n’y a que trois pas, qu’esquissent les chercheurs dans leur étude. « D’abord, la perte éventuelle de recettes fiscales en cas d’“optimisation fiscale”, recettes qui pourraient être utilisées par les États pour financer des politiques sociales ou des politiques environnementales, glisse Jean-Baptiste Jouffray. Un deuxième problème est que l’utilisation des paradis fiscaux pourrait être comparée à des subventions cachées. Elles payent moins d’impôts, et ont donc plus de capital qui peut être utilisé pour étendre leurs opérations, ou tout simplement pour redistribuer plus de dividendes et ainsi attirer plus d’investisseurs. Enfin, l’utilisation de paradis fiscaux empêche de savoir d’où vient et où va l’argent. La gestion des écosystèmes en devient donc d’autant plus difficile. »

« Payer moins d’impôts, éviter les règlementations trop contraignantes permet aux entreprises de gagner plus d’argent, résume Frédéric Le Manach. Pêcher moins et proprement coûte plus cher que pêcher salement. » Voilà pour le mobile. Quant aux conséquences, elles sont dramatiques pour tous, explique l’économiste Maxime Combes, membre d’Attac : « C’est la triple peine pour les pays, notamment africains et latino-américains, qui voient leurs ressources extraites ou détruites, sans en récupérer les bénéfices en argent public via les impôts, ce qui entrave ensuite la capacité des États à réguler et à règlementer ces activités. »

« Il faut arrêter de parler de “paradis”, renchérit Claire Nouvian, de Bloom. Ne pas payer d’impôts, c’est nous condamner collectivement. » En France, on estime à 80 milliards d’euros par an le manque à gagner du budget national causé par l’évasion fiscale. Or, « on ne pourra pas faire de transition vers un monde plus juste et écologique si on n’a pas un investissement massif de l’État, ajoute la militante. L’évasion fiscale nous empêche d’y aller, et les pouvoirs publics préfèrent fermer les yeux. » Pour Bloom comme pour Attac, le projet de loi contre la fraude fiscale, très prochainement en discussion à l’Assemblée nationale, ne va pas assez loin : « Il contient pour l’essentiel des aménagements à la marge et de nombreuses dispositions créent les conditions d’un accroissement du contournement de l’autorité judiciaire »expliquaient plusieurs ONG en juillet dernier.

Pourtant, les solutions existent pour enrayer le fléau… à condition de faire preuve d’un peu de volonté politique. « Séparer les banques d’affaires des banques de dépôt, mettre en place une taxe sur les transactions financières efficace, renforcer les sanctions contre l’évasion fiscale, taxer les multinationales sur la base de ce qu’elles produisent dans chaque pays », énumère Maxime Combes. Pour inciter chacun à « reprendre le contrôle », Attac et d’autres ont lancé une semaine d’action », allant du 8 septembre — journée mondiale d’action pour le climat — au 15 septembre — 10e anniversaire de la chute de la banque d’affaires Lehman Brothers.