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"Les philosophes doivent se pencher sur la technologie blockchain"

Lien publiée le 16 septembre 2018

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://www.nouvelobs.com/debat/20180914.OBS2364/les-philosophes-doivent-se-pencher-sur-la-technologie-blockchain.html?xtor=RSS-41

Le philosophe Thibaut Gress explique en quoi cette technologie, à l'origine du Bitcoin, est révolutionnaire pour les sociétés humaines. Entretien.

Et si la "blockchain" n’était pas seulement l’outil de la nouvelle ruée vers l’or digital ? Si cette technologie était surtout l’instrument d’un monde paradoxal où triomphent, en même temps, les crypto-anarchistes, qui veulent échapper à la surveillance des Etats, et les adeptes d’une transparence individuelle telle que nul ne pourra plus jamais échapper à son passé ?

Un livre rédigé en français – ce qui n’est pas commun dans ce domaine – est sorti cet été avec l’ambition de vulgariser les aspects techniques et économiques de la blockchain, mais également de présenter ses applications susceptibles de révolutionner la société. Les auteurs de "Blockchain : Vers de nouvelles chaînes de valeur" (éditions Accuracy), Martin Della Chiesa, François Hiault et Clément Tequi, sont des analystes financiers, aidés par Nicolas Bouzou, essayiste et enseignant en économie à l’université Paris-Assas. Thibaut Gress, agrégé et docteur en philosophie, a également participé à sa rédaction. Il répond aux questions de "l'Obs".

Vous venez de collaborer à la rédaction d’un ouvrage de 300 pages sur la technologie de la blockchain. Pouvez-vous en donner une définition en quelques mots ?

La blockchain est une technologie dont le sens est contenu dans le nom. En tant que "bloc", elle consigne des données portant la plupart du temps sur des transactions. Mais en tant que "chaîne", elle relie l’ensemble des utilisateurs et met à la disposition de tous les différents blocs. Horodatées et enregistrées dans un bloc, les données sont jugées incorruptibles et parfaitement certifiées. Quant à la chaîne, elle peut être décrite comme un livre d’opérations. En somme, il s’agit d’une technologie de stockage et de diffusion de l’information dont on peut dire qu’elle est à l’heure actuelle la plus sécurisée au monde en vertu de la cryptographie sur laquelle elle s’appuie.

En quoi réside sa dimension révolutionnaire en informatique ?

Dans la décentralisation du système qu’elle permet. Rompant avec un contrôle unique ou hiérarchique, la blockchain substitue à l’autorité centrale la multiplicité des "mineurs", c’est-à-dire des ordinateurs du réseau qui, par des calculs cryptographiques, garantissent la validité de chaque bloc ajouté à la chaîne. Cette décentralisation est la base de la sécurité du système car toute tentative de piratage supposerait, pour aboutir, de parvenir à corrompre plus de la moitié des ordinateurs du réseau, ce qui paraît globalement improbable.

Il s’agit donc de valider des transactions sans recourir à l’autorité d’un tiers ?

En effet, la blockchain est structurellement "trustless", en ceci qu’elle ne nécessite aucunement de placer sa confiance en une institution censée garantir la validité de la transaction. Le processus de chiffrement et déchiffrement indéfiniment réitéré par les "mineurs" du réseau se substitue en effet à l’autorité d’un tiers. Pour le dire plus simplement, la quantité de confirmations prend la place de la qualité d’une autorité centrale. Dans le domaine monétaire, la notion même de banque centrale devient obsolète et la blockchain permet de développer des crypto-monnaies rétribuant les agents ayant traité des transactions selon un protocole échappant en totalité au contrôle bancaire. De ces monnaies, les plus connues sont sans aucun doute le bitcoin, ou l’ether, qui sont les monnaies respectives des blockchain Bitcoin et Ethereum.

En dehors de cette dimension monétaire, quelles sont actuellement les principales applications économiques de la blockchain ?

L’une des applications les plus prometteuses concerne les "smart contracts" ["contrats intelligents", NDLR]. Il s’agit de contrats autonomes exécutant automatiquement les conditions dudit contrat à condition que celles-ci soient inscrites dans la blockchain. On cite souvent le cas des retards aériens pour illustrer cette possibilité. Supposons que les passagers contractent une assurance compensant financièrement le retard d’un avion et qu’ils oublient de remplir les formulaires permettant de percevoir une indemnisation en cas de retard ; si le contrat est automatisé en vertu d’une connexion de la blockchain à la base de données de l’aéroport, alors l’indemnisation sera versée automatiquement, sans l’intervention du passager effectuant la demande ni même de l’assureur devant satisfaire les conditions du contrat. Cette application s’étend désormais facilement à d’autres branches de l’assurance. Par exemple aux sinistres en cas d’intempéries.

Quelles en sont les applications qui ne sont pas directement économiques ?

La blockchain peut fonctionner partout où est requise une certification. On peut ainsi la retrouver dans un registre administratif. Par exemple, le Honduras a récemment opté pour un registre cadastral certifié par la blockchain afin de lutter contre la fraude aux titres de propriété. Autre exemple : la blockchain permet de lutter contre les faux diplômes. Ou, exemple plus léger et plus quotidien, le PSG vient de proposer aux supporters de participer activement à la vie du club à travers la détention de jetons numériques (token) permettant de prendre part aux décisions du club. Ils certifient l’engagement réel du supporter dans la vie du club et quantifient la place qui lui revient au sein des décisions.

Cette technologie entraîne une transformation rapide des rapports économiques, mais cette transformation sera donc aussi bientôt sociétale. Des intellectuels issus des sciences philosophiques, sociales et politiques en ont-ils pris la mesure ?

Il faut malheureusement constater une grande indifférence, pour ne pas dire une ignorance coupable, de nombre de penseurs et de philosophes en matière technologique. Beaucoup se croient affranchis de l’exigence d’en connaître le fonctionnement, soit parce qu’ils pensent avoir élaboré une sorte d’approche générale et a priori de la technologie qui suffirait à juger et condamner en bloc cette dernière, soit parce qu’ils restent spécialistes d’un domaine précis de la philosophie ou des sciences sociales constituant le prisme unique à partir duquel ils appréhendent leur époque.

Or, à partir du moment où l’on considère que la technologie blockchain est authentiquement révolutionnaire, alors les moyens de la penser doivent l’être également. On ne peut pas interroger celle-ci à l’aide de concepts passe-partout comme ceux d’égalité, d’inclusivité ou d’émancipation individuelle. Il convient d’abord de cerner la singularité de cette révolution afin de forger de nouveaux concepts destinés à en appréhender la spécificité. En somme, il paraît particulièrement stérile de considérer le monde de la blockchain comme une transposition du monde social classique qui, mutatis mutandis, reconduirait les problématiques classiques de l’accomplissement individuel ou de l’égalité des conditions. Se demander, par exemple, comment garantir la jouissance égalitaire d’un bien est un formidable moyen de renoncer à penser le sens révolutionnaire de ce bien.

Cependant, en 2000, l’économiste Jeremy Rifkin a pointé l’importance de l'"accès" comme nouvelle exigence du monde contemporain. Il a montré que la nouvelle forme du capitalisme ne reposait plus sur la propriété privée de biens concrets, mais sur la distinction entre ceux qui pouvaient accéder à des services et des réseaux, et ceux qui n’y parvenaient pas. Cette notion pourrait servir de base conceptuelle à une description correcte de la blockchain. Sur un terrain plus technique et plus juridique, Lawrence Lessig, professeur à Harvard, fait partie de ceux qui cherchent à penser les nouvelles régulations à partir de la notion de code ("code is law"), tout en en pointant les impasses.

Pourrait-on dire que la blockchain est un instrument au service d’une conception anarcho-capitaliste de la société ?

La blockchain relève plutôt de ce que l’on appelle l’idéologie crypto-anarchiste. Si le refus de l’autorité – prise en son sens traditionnel – qui structure la blockchain n’est pas sans lien avec un mouvement de fond amorcé par les sociétés démocratiques au 19e siècle, la référence la plus importante de ces concepteurs est le manifeste du crypto-anarchisme, publié en 1989 par Timothy C. May. Les concepteurs de la blockchain s’en réclament d’ailleurs explicitement, ce qui permet de lever en partie le voile quant au sens de cette dernière.

Voulant par-dessus tout échapper à la surveillance des Etats, refusant des instances dépositaires de l’autorité, les promoteurs du crypto-anarchisme ont progressivement élaboré les conditions informatiques d’un monde où il serait impossible d’identifier les agents mais aussi le contenu de leurs actions. Et c’est exactement ce qui se passe avec la blockchain. Y règnent l’anonymat des utilisateurs, mais aussi le chiffrement des données échangées, le contenu ne pouvant en aucun cas être retrouvé à partir du code. Ainsi se dessine une sorte de liberté négative, en ce sens que chacun peut échapper à toute forme de surveillance, qu’elle soit étatique, juridique ou bancaire, et ainsi reconquérir, du moins en théorie, les fondements de sa liberté.

Mais, comme tout système humain, la blockchain n’échappe guère à nombre de paradoxes, pour ne pas dire de contradictions. D’une part, il est évident que celle-ci s’insère également de plain-pied dans l’idéologie de la transparence, fort bien analysée par Byung-Chul Han, professeur à l’université des Arts de Berlin. Car la certification du réseau garantit précisément la traçabilité intégrale des données, ce qui vient nettement contrebalancer l’idée d’anonymat et de dissimulation au cœur de la philosophie crypto-anarchiste. Aucune modification ou dissimulation du passé n’est possible, et si l’utilisateur échappe ainsi à un contrôle hiérarchique, il s’aliène du même geste à son passé transactionnel. D’autre part, si la blockchain semble parfaitement coller à l’idéologie postmoderne du primat du flux et du devenir au détriment de l’identité, l’idée même de "bloc" impose de dialectiser cette impression : en trouvant le moyen ultime d’éviter l’altération des données, le système promeut l’intégrité de celles-ci et s’appuie donc sur la légitimité de l’identité qu’incarne fort bien l’image du "bloc".