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IBIZA : Ile Paradis HIPPIE

Lien publiée le 22 septembre 2018

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

http://laboratoireurbanismeinsurrectionnel.blogspot.com/2012/03/ibiza-ile-paradis-hippie.html

IBIZA 1968, image du film MORE

Every day is my day

Pink Floyd


 

"Un des plus beaux spectacles auxquels on puisse assister est leur bain matinal qui ressemble à un rire. Celui qui les voit pense inévitablement que c'est ainsi que s'éveillaient nos ancêtres au Paradis."

Diario de Ibiza, 6 septembre 1969



 

Baignées dans les eaux méditerranéennes et espagnoles, les Iles Baléares ont été à plusieurs reprises la proie d'envahisseurs : phéniciens, grecs, romains, arabes, pirates, avant de connaître de nouvelles invasions pacifiques cette fois ; ce fut une terre d'exil pour les réfugiés fuyant l'Allemagne nazie, fréquentée également par l’intelligentsia européenne, tombée sous le charme de l’île : de grands écrivains français, en particulier, y vinrent, nous laissant de précieux témoignages. Comme Saint Tropez ou l’île de Capri, Ibiza est sur l’itinéraire de la jet-set des années 1950, stars du cinéma, de la chansonnette et milliardaires, portés par leurs yachts jettent l’ancre ici, profitant de la relative tranquillité d’une île sauvage encore préservée du tourisme ; ont-ils influencés les premiers freaks à venir la visiter ? 
Nul ne le sait exactement, mais en ce milieu des années 1960, commence l'invasion hippie. 



L'île  littéralement colonisée par l'utopie immédiate et anti-autoritaire exigeant l'amour, la fraternité, l'esprit de la fête permanente, devint mythique, et plus encore Formentera, la petite soeur d'Ibiza. C'est sur cette île minuscule, pauvre, aux terres désertiques et aux plages de rêve, habitée par deux mille habitants seulement, que s'exprimera au mieux la radicalité hippie dans son refus de participer à la société de consommation. Au-delà des clichés, la petite communauté hippie résidente à Ibiza et Formentera organisera entre 1967 et 1975, des structures tout à fait originales permettant à ses membres et à leurs enfants de vivre sinon en autarcie mais en marge du système commercial et des institutions de l'Espagne qui, rappelons-le, était sous le contrôle de la dictature de Franco. Une dictature qui avait abandonné les îles Baléares à leur sort, pauvreté qui explique, en partie, les bonnes dispositions des Ibicencos à accepter l'arrivée de cette étrange population, très différente et insolente mais qui se révèle être bonne et fidèle cliente. 

Plus tard, victime de son succès, Ibiza devint alors la proie du tourisme de masse mais orienté vers la folklorisation du mouvement hippie qui s'exprima par la commercialisation de ces valeurs : l'amour libre se métamorphosa en tourisme sexuel, l'esprit festif improvisé en boîtes de nuit et de jour  gigantesques, les drogues en un commerce lucratif,  les fantaisies vestimentaires remplacées par ceux des drag-queens, les écoles internationales destinées aux enfants et aux adolescents fermeront une à une, et les portes ouvertes au monde entier des vieilles masures retapées se transformeront en vastes demeures luxueuses fermées et sécurisées, pour certaines habitées par d'anciens hippies huppés ayant fait fortune... 

Que reste-t-il de la grande communauté hippie ? Quelques marchés hippies pathétiques rappelant, avec tristesse, leur grande aventure aussi belle qu’éphémère, où les personnes ne se différentiaient pas par leurs classe ou origine sociales, mais à leur appartenance à un mouvement, une nébuleuse désirant une autre vie ; la guerre du Vietnam a été le catalyseur lui conférant une dimension planétaire et, surtout, pacifique. Mais la politique ne sera pas leur enjeu.

Il faut souligner la différence entre hippy, mouvement né aux USA et selon leurs initiateurs déjà moribond en 1967 (le 6 octobre 1967, les piliers hippies du quartier Haight-Ashbury à San Francisco, organisèrent l’enterrement de leur mouvement, {The Death of Hippie}) et néo-hippy, nébuleuse qui marche sur ces traces mais s’en différencie par une radicalité moins éprouvante et un sens du pragmatisme plus développé.


Cet article est construit avec des extraits de Tourisme et utopie aux Baléares : Ibiza, une île pour une autre vie, édité en 1990, écrit par la sociologue Danielle Rozenberg, qui, en cet été 1969, n’est pas encore chercheuse au C.n.r.s. mais une jeune étudiante hippie arpentant Ibiza. En future sociologue, elle sondait inlassablement cet ailleurs entre ciel et eau, ausculte les mœurs de ses congénères. Les chapitres signés par Danielle Rozenberg sont signalés.


LA NAISSANCE DU MYTHE

 

Bien avant la vague hippie, d'autres voyageurs avaient cherché refuge dans l'île d'Ibiza, conquis par « cet ailleurs à l'image d'un univers idyllique et exotique, loin des bourrasques qui agitent le monde » [Mary Stuart]. Le succès durable du mythe vient de la période 1930 jusqu’à 1936 et la guerre civile, pendant laquelle les touristes, les voyageurs et les réfugiés politiques allemands vinrent y passer quelques mois et repartirent avec le souvenir d’un refuge agréable, libre, insouciant, goûtant la quiétude de l’art de vivre. Fascinés par la culture insulaire primitive, ces artistes ou écrivains, critiques de leur société, ont écrit la légende des îles. Ils composèrent l’image d’un espace touristique mythique comme le suggère le titre du livre de M. Segui Llinas, Les Nouvelles Baléares. Ainsi Albert Camus avec son « Amour à la vie » dans « L’envers et l’endroit » inspiré par un voyage aux Baléares en 1935 :

« À Ibiza, j'allais tous les jours m'asseoir dans les cafés qui jalonnent le port. Vers cinq heures, les jeunes gens du pays se promènent sur deux rangs tout le long de la jetée. Là se font les mariages et la vie tout entière. On ne peut s'empêcher de penser qu'il y a une certaine grandeur à commencer ainsi sa vie devant le monde. Je m'asseyais, encore tout chancelant du soleil de la journée, plein d'églises blanches et de murs crayeux, de campagnes sèches et d'oliviers hirsutes. Je buvais un orgeat doucâtre. Je regardais la courbe des collines qui me faisaient face. Elles descendaient doucement vers la mer. Le soir devenait vert. Sur la grande face des collines, la dernière brise faisait tourner les ailes d'un moulin. Et, par un miracle naturel, tout le monde baissait la voix. De sorte qu'il n'y avait plus que le ciel et des mots chantants qui montaient vers lui, mais qu'on percevait comme s'ils venaient de très loin. Dans ce court instant de crépuscule, régnait quelque chose de fugace et de mélancolique qui n'était pas sensible à un homme seulement, mais à un peuple tout entier. Pour moi, j'avais envie d'aimer comme on a envie de pleurer. Il me semblait que chaque heure de mon sommeil serait désormais volée à la vie … c'est-à-dire au temps du désir sans objet. Comme dans ces heures vibrantes du cabaret de Palma et du cloître de San Francisco, j'étais immobile et tendu, sans forces contre cet immense élan qui voulait mettre le monde entre mes mains. »


Walter Benjamin, fuyant l'Allemagne nazie, trouva refuge à Ibiza, d'avril à juin 1932, puis de mars à septembre 1933,  qui lui inspira sa Suite Ibicenca.  Peut-être est-ce dans sa correspondance que se retrouvent les échos les plus riches de son séjour ibizan, comme dans cette lettre du 10 juin 1933 adressée à Gretel Karplus (son amie depuis 1928, qui se maria avec Adorno) : 

« Nous sommes partis de bon matin à cinq heures avec un pêcheur de langoustes et l'on a commencé par rôder trois heures sur la mer, où nous avons tout appris de l'art d'attraper les langoustes. [...] Puis on nous déposa dans une crique inconnue. Et là s'offrit à nous une image d'une perfection si accomplie qu'il se produisit en moi quelque chose d'étrange mais qui n'est pas incompréhensible ; c'est qu'à proprement parler je ne la voyais pas ; elle ne me frappait pas ; sa perfection la mettait au bord de l'invisible ».

Jean Selz et Walter Benjamin (transat)
Ibiza 

Jean Selz, déjà installé, devint un proche ami et raconte sa vie sur l'île: 

« Un matin d’avril, je débarquai à Ibiza. Je n’étais pas certain de m’y plaire assez pour y séjourner plus de quinze jours : je devais y rester près de deux années. Ibiza était alors peu fréquentée par les touristes. Mais, à Santa Eulalia, sur la côte est, vivaient quelques Américains et à San Antonio, sur la côte ouest, quelques Allemands s’entraînaient bénévolement à un exil qui bientôt allait devenir pour eux obligatoire. Entre les deux, dans la petite ville d’Ibiza, j’étais à cette époque le seul Français habitant de l’île. Il ne devait guère s’établir de relations entre les Allemands de San Antonio et les Américains de Santa Eulalia. Pourtant, ces deux petits ports abritaient la résidence de deux écrivains d’une bien curieuse personnalité: Walter Benjamin et Elliot Paul. Il faut dire que tous deux étaient des ours. Mais je me suis toujours assez bien entendu avec les ours et je ne tardai pas à faire leur connaissance. Elliot Paul, qui avait fondé la revue d’avant-garde Transition et qui devait connaître, quelques années plus tard, un grand succès aux États-Unis avec le livre qu’il écrivit sur la guerre civile à Ibiza (Vie et mort d’un petit village espagnol), était un ours intelligent, souriant et gentil. Mais c’était un ours d’intérieur. J’entends par là que la campagne d’Ibiza et ses plages désertes semblaient le laisser tout à fait indifférent. Lui et sa femme Gertrude habitaient à la Fonda Cosme, petite auberge rustique et sans charme. Elliot Paul ne quittait presque jamais sa chambre inconfortable, d’où s’échappait du matin au soir, par la fenêtre ouverte, le crépitement de sa machine à écrire. Cela ne facilitait guère les rapports avec lui. Pourtant tous deux vinrent quelquefois chez moi – j’avais loué une grande maison tout en haut de la petite ville – et quelquefois j’allais déjeuner avec eux à la Fonda Cosme. Après le déjeuner il allait chercher son accordéon et passait un long moment à jouer de joyeux airs populaires. ' (…) Benjamin habitait dans la baie de San Antonio une petite maison de paysans, la maison de Frasquito, entourée de figuiers de Barbarie et devant laquelle se trouvait un moulin aux ailes brisées. J’ai raconté à la Radio, en 1952, dans une émission sur Ibiza, ses mystères et ses mythes, l’histoire de Frasquito et de son moulin dans lequel nul n’était autorisé, à pénétrer : il avait fait cadeau de ce moulin a son fils et il attendait depuis trente-cinq ans le retour de ce fils disparu en Amérique du Sud. Benjamin écrivit une brève nouvelle inspirée de la famille Frasquito ...»


Michel Leiris y vint également et note, dans son journal à propos de Raymond Queneau: "Je me rappelle que nous étions allés en vacances ensemble à Ibiza, dans les Baléares, juste à la veille de la guerre d'Espagne.”


L’ARCHITECTURE


Des architectes viennent s’y établir, fascinés par la beauté de l’île et l’architecture traditionnelle rurale, dont le dépouillement et la rationalité impressionnent et inspirent les architectes de la modernité.  

 

Raoul Haussmann
Maison paysanne
Ibiza | Can Rafal | 1934


 

Raoul Hausmann
Ibiza | Santa Eulalia
Finca  Puy di Missa 

Raoul Hausmann, l’un des pères fondateurs du mouvement Dada, qui menacé par les nazis qui le considèrent comme un artiste dégénéré, doit quitter précipitamment l’Allemagne. Il se réfugie à Ibiza et sera le précurseur admirateur de l’architecture des fincas ibicencas. Pendant trois ans, il va alors photographier l’île, s’intéressant notamment à ses fameuses maisons rustiques. Il capturera aussi des objets et scènes du quotidien, des détails de chaises rustiques aux réunions entre hommes du village dans las cafés de San Josep.  Raoul Hausmann publiera un long article consacré à l’architecture rurale en 1936 dans la revue AC. Documentos de Actividad Contemporánea, Número 21, organe de diffusion du groupe d’architectes modernistes Grupo de Arquitectos y Técnicos Españoles para el Progreso de la Arquitectura Contemporánea (GATEPAC).

 



Revue AC. Documentos de Actividad Contemporánea.  Número 21, 1936.
 



L’architecte espagnol Josep Lluís Sert, membre du  GATEPAC, appréciait une architecture originale, non contaminée car sans ornements ou motifs de décoration, minimaliste donc, et la beauté de ses formes pures pour ne pas dire cubistes faisant un lien avec le mouvement pictural du même nom ; il soulignait également une architecture à l’échelle humaine, fonctionnelle. Une architecture sans architecte, sans plan, construite par des simples paysans avec les matériaux locaux et des techniques archaïques, des temps immémoriaux, qui loin de transfigurer ou d’altérer le paysage, s’y inscrivait en toute harmonie avec la terre. Sert écrivait en 1934 que c’était une architecture sans style et purement utilitariste, un exemple de dignité à l’échelle humaine.  Fonctionnaliste lui-même,  Josep Lluís Sert établissait un dialogue entre l’architecture rurale d’Ibiza et les concepts de l’architecture rationnelle, comme ceux développés par Le Corbusier. Ainsi Josep Lluís Sert et les architectes du  GATEPAC  s’inspirèrent librement et prirent comme modèles, les vieilles demeures paysannes. Bien plus tard, en 1973, Josep Lluís Sert expliquait lors d’un symposium au Musée Contemporain d’Art d’Ibiza :

« Germán Rodríguez Arias, a été le premier explorateur d'Ibiza de ce groupe. Germán a été le premier à venir ici et il a apporté à Barcelone une impression d'Ibiza si attrayante que nous étions tous intéressés. D'autres sont venus plus tard, mais Germán a été le premier architecte espagnol à remarquer l'intérêt de cette île. Je me souviens qu'il nous avait apporté des photos d'Ibiza. […]  L'architecture rurale d'Ibizan a été une découverte pour nous. Je vais essayer de l'expliquer. Nous avons été impressionnés par l'architecture moderne qui était alors fabriquée en Europe. Au début des années 1930, l'architecture moderne représentait un renouveau de tout ce qu'il faisait. Elle n'a pas utilisé des styles historiques, mais des matériaux que la nouvelle technologie lui a permis d'utiliser (béton armé, fer, verre, etc.). Mais la révolution du mouvement moderne était plus une révolution de l'esprit qu'une révolution technologique. C'était une nouvelle façon de voir l'architecture, de sentir l'espace ; une manière pure au-delà de tous les ajouts que le temps et l'histoire avaient déposés, formés et déformés. Cette nouvelle architecture a accepté, entre autres, les toits plats parce que les nouvelles technologies ont permis ce type de toiture. Elle permettait de grandes lumières et de grandes fenêtres, bien que nous nous soyons rendu compte qu'il s'agissait d'éléments qui ne correspondaient pas à notre climat méditerranéen. Ainsi, lorsque nous avons vu ce qui se faisait en Europe et, d'autre part, lorsque nous avons vu ce qui se faisait à Ibiza, sur les îles grecques et dans la région méditerranéenne en général, nous avons vu les affinités entre les deux choses et nous avons réalisé les énormes possibilités que nous avions pour développer une nouvelle architecture qui, en même temps, était méditerranéenne ; et par Méditerranée, je veux dire des siècles de culture et des siècles de formes créées dans cette région. C'était à peu près le même vocabulaire véritbale et humain qui répond à certains besoins humains. C'est une architecture faite pour servir l'homme et par des architectes anonymes. Nous ne connaissons pas leurs noms. Nous ne savons pas qui a construit cette merveilleuse ville autour de nous maintenant. C'est une construction spontanée qui s'est développée comme une plante. » (« Intervenciones de Josep Lluis Sert en la charla coloquio celebrada en el Museo de Arte Contemporáneo de Ibiza.»)

Carte postale
Formentera 
Iglesis del pilar
 

Carte postale
Ibiza
Santa Eulalia del rio


Alfredo Baeschlin Oettinger, architecte, peintre et poète suisse allemand, publia un recueil remarqué sur l'architecture vernaculaire des îles Pityuses en 1934, intitulé : Ibiza. Cuadernos de Arquitectura Popular.

Erwin Broner, de son vrai nom Erwin Heilbronner, architecte allemand d’origine juive,  vient s’installer en Espagne dans les années 1930 pour fuir la montée du nazisme. Après un passage par Barcelone, il arrive à Ibiza en 1934 et reçoit une première commande pour la construction d’un établissement de bains à Talamanca, en bord de mer, premier édifice de l’architecture moderne sur l’île. On le retrouve dans le numéro d’AC. Documentos de Actividad Contemporánea, Número 21. La guerre menaçant, il se réfugie aux USA, revient à Ibiza entre 1952 et 1956, repart puis s’installe définitivement avec sa famille en 1959 ; installé il fera une carrière d’architecte et bâtira nombre de résidence, dont sa propre résidence en 1960, aujourd’hui musée. 


EMIGRATION


Si l’on venait visiter Ibiza, les plus humbles habitants de l’île la désertaient pour émigrer vers l’Algérie, l’Argentine, les USA ou Cuba. Au début du 20e siècle, lors d’années de grande sécheresse, quand travail et nourriture venaient à manquer, des bateaux faisaient route vers la colonie française. Selon Danielle Rozenberg, “ces émigrants, mariés pour la plupart, n’envisageaient pas une expatriation définitive ; après plusieurs mois, voire quelques années, ils rentraient au pays. L’émigration vers l’Amérique latine est de toute autre nature. Rendue nécessaire par la misère, elle semble avoir atteint sa courbe maximale dans les années 1920. les cadets émigraient, encore adolescents. Ils ne partaient pas à l’aventure : un oncle, un frère ou un cousin pus âgé déjà installé se chargeait de les héberger et de leur procurer du travail. Les jeunes gens maintenaient d’abord le contact avec l’île, puis ils fondaient une famille et renonçaient à toute idée de retour. l’émigration a joué un rôle régulateur à Ibiza : en absorbant le surplus de population des campagnes, elle a permis à ceux qui demeuraient sur place de subsister.”

Raoul Hausmann
Ibiza | 1933

 

Raoul Hausmann
Señor Mariano Ribas
Ibiza | 1933



 

AVANT L'INVASION 


[Danielle Rozenberg]


En 1960, l'île compte 34.000 habitants, 45.000 en 1970. Un tiers de la population vit concentrée dans la capitale. En dépit du récent développement touristique ayant lui-même entraîné un essor de l'industrie de la construction et de l'hôtellerie, elle conserve son caractère rural (en 1965, l'agriculture occupe 45 % de la population active). La petite exploitation, directement cultivée par son propriétaire, demeure le modèle dominant de la campagne ; l'élevage ibicenco n'a jamais exercé d'influence déterminante dans la mesure où il est orienté vers l'autoconsommation. Bien qu'Ibiza soit une île forestière par excellence, l'exploitation de la montagne en général, et du pin en particulier, ne représente qu'un apport mineur, tout comme la pêche qui n'a qu'un rôle d'appoint dans l'économie familiale en dépit de l'extension des côtes.  En 1965, le secteur secondaire regroupe un quart de la population active. L'extraction du sel - l'activité la plus ancienne d'Ibiza s'il on exclut l'agriculture - a, au cours des siècles passés, fourni le revenu le plus sûr des ibicencos. Elle a notamment servi à financer les principaux travaux publics et, aux époques de piraterie, à payer la libération des insulaires pris en otage. On a pu écrire que l'île d'Ibiza était le pourvoyeur de sel de la Méditerranée. 


Ville et Campagne


L'absence de gros propriétaires citadins, la division des terres, le retard économique lié à l'inexistence d'un marché concurrentiel ont empêché l'accumulation de capital et la formation de groupes antagonistes. Ibiza s'est longtemps singularisée par une structure sociale relativement égalitaire et une opposition ville-campagne recouvrant les seules différences notables. D'un côté se dresse la ville, en acropole, limitée par ses murailles, de l'autre s'étend une vaste campagne avec ses cultures céréalières et arboricoles, son habitat dispersé, ses collines boisées. Au plan économique, le commerce et l'artisanat de la ville s'opposent à l'agriculture, à l'élevage et à l'exploitation forestière de l'île qui ne compte pas de marchés intermédiaires ou de centres secondaires. Lieu d'échange, centre artisanal, Eivissa assure aussi une fonction portuaire exclusive : exportation des surplus de la terre et de la production des salines, importation de biens de première nécessité. Enfin, Eivissa concentre la plupart des fonctions politiques, administratives et religieuses. L'opposition entre gens de la ville (senors) et paysans (pagesos) s'exprime dans des genres de vie diamétralement distincts qui n'interdisent cependant pas une réelle complémentarité entre les deux communautés. 

 



Tourisme

L'essor du tourisme constitue la nouvelle donne de l'économie ibicenca. Entre 1960 et 1965, le nombre de visiteurs hébergés dans l'île est passé de 30.000 à 102.000 et cet afflux d'étrangers entraîne une élévation générale du niveau de vie. L'industrie du bâtiment est devenue, à partir des années 1960, une activité clé. L'extension des zones urbanisées, l'édification d'hôtels, de villas, de commerces le long du littoral constituent un fait patent. Ce développement de la construction, directement générateur d'emplois, contribue également à l'élargissement de toute une production dérivée : fabrication de ciment, de briques, de vitres, céramique, meubles, etc.

 

*

*     *


Certains affirment qu'Ibiza, après la seconde guerre mondiale, sera le refuge, encore une fois mais pour d'autres raisons, de nazis réfugiés en transit vers d'autres horizons, grâce à la générosité de l'Opus Dei et la bienveillance du dictateur Franco (le cinéaste Barbet Schroeder se rappelle que les voisins proches de la résidence de vacances de ses parents étaient des vétérans nazis qui, en ce début des années 50, recevaient souvent l'audacieux officier SS Otto Skorzeny). Ils laisseront la place dès les années 1950 à une nouvelle petite colonie d'artistes étrangers et Espagnols, visiteurs dont nombre vont s’installer à Ibiza pour un temps ou définitivement. Séduits par la beauté du lieu, les facilités de la vie, l'hospitalité des insulaires, ces résidents bénéficient là d'un environnement propice à une activité créatrice. Ibiza a rapidement acquis une réputation auprès des voyageurs, artistes et badauds-flâneurs, attirés par la douceur du climat, le charme du paysage et le dépaysement. Ils forment un milieu bohème et cosmopolite auquel viendront s'annexer les immigrations postérieures. Le mode et la qualité de vie des premiers arrivants, leur quête d'authenticité ébauchent un modèle dont s'inspirera la grande vague migratoire des décennies suivantes, nouveaux installés qui ont toujours cohabités pacifiquement avec les autochtones dans une relative ignorance mutuelle. Parmi les plus connus citons des peintres : Erwin Broker, Alan Schmer, André Kuyten, Bert Schierbeeck, Carlos Dudek, Cliford Irving, Cornelis Bastiaan, David Walsh, Edith Sommer, Erwin Bechtold, Frank El Punto, Hans Laabs, Harry Mulisch, Heinz Trökes, Hugo Claus, Ignacio Aldecoa, Ingeborg, Ivan Spence, Jan Cremer, Jan Gerhard Toonder, Janet Frame, José Fin, Katya Meirowsky, Laurie Lee, Paul Brunswick, Paul Grant, Phil Hoffman, Rafael Azcona, Sioma Baram, Stephen Seley, Vert Schierbeeck, Waldemar Post, etc..  De même, les luxueux yachts de la jet-set européenne emmènent acteurs,  stars du show business, lords anglais ou princesses yougoslaves vers cette île, accessible seulement en bateau depuis Barcelone, leur assurant la protection et l'assurance d'un tourisme discret et mesuré. Un tourisme concentré d’ailleurs à Ibiza ville et San Antoni.

Cela étant, la situation change rapidement, le pessimiste Emil Cioran visiteur de l’île en 1966, témoignait déjà des méfaits du tourisme et d’une certaine évolution des mentalités :

“ Un maçon d'Ibiza raconte qu'il y a dix ans, avant l'invasion des touristes, les habitants étaient gentils, affables, vous invitaient à manger avec eux, laissaient la maison ouverte nuit et jour ; maintenant, ils la ferment à clef, sont devenus égoïstes, vous parlent à peine, sont renfermés et soupçonneux, et mangent mieux. Mais, qu'ils vivent mieux, qu'ils soient plus heureux, c'est douteux. Avant, ils gagnaient peu, mais n'avaient pas de besoins ; aujourd'hui, ils en ont beaucoup, qu'ils doivent satisfaire. Aussi travaillent-ils beaucoup plus qu'avant, ils se fatiguent, se crèvent, mais, pas plus que les touristes, ils ne peuvent se reposer. Le silence a disparu de l'île : nuit et jour les avions la survolent et font un vacarme, qui est le prix que les indigènes payent pour le privilège qu'ils ont obtenu de pouvoir manger à leur faim. Les ravages de la « civilisation » sont si évidents qu'on a honte de les signaler encore.” (Cahiers de Talamanca-Ibiza).

Cioran vogue entre son pessimisme naturel et sa perception des attraits de l’île.  Le ton est donné dès le premier soir : 

« pendant que je faisais toutes sortes de réflexions amères, je regardais ces pins, ces rochers, ces vagues " visitées " par la lune, et sentis soudain à quel point j'étais rivé à ce bel univers maudit ».  

Suivent plusieurs constats acerbes : 

« ma stérilité ressentie comme une faute dont je perçois la gravité encore mieux sous ce soleil universel d'Ibiza ». « Cette île que j'ai aimée tant, n'est pas mon " genre " »; « Ibiza me réussit aussi mal que Valldemosa à Chopin » ;

mais, finalement : 

« Quelle chance de souffrir dans un cadre pareil ! ».

Tant il est vrai que les photographies et les cartes postales de l’île, les témoignages des écrivains, révèlent pour les années 1950 et les premiers temps des années 1960, de superbes paysages, et de rivages encore sauvages, non urbanisés, non dénaturés par les futurs hôtels et complexes hôteliers s’érigeant presque dans les flots ; Ibiza ville semble même préservée de la modernité, peu de voitures, et souvent ces mêmes silhouettes de femmes toutes vêtues de noir. Les touristes sont déjà bien présents au milieu des années 1960, mais ils se font discrets. C’est dans et pour ce cadre idyllique qu’apparaissent les hordes de chevelu-e-s.
 


 

FUGUEURS DE LA MODERNITE


 

Qui fut le premier hippie à venir profiter de la beauté d'Ibiza ? Nul ne le sait exactement, mais il semblerait qu'en 1961, un américain « original » s'établit dans l'ile, après un séjour en France où il tenta d'introduire, sans succès, la mode du LSD. Il vécu ici, se nourrissant du lait de sa chèvre. D'autres affirment que plusieurs déserteurs de l'armée américaine – en guerre contre le Vietnam – s'installeront ici. Ils seront d'ailleurs nombreux depuis l'après guerre à suivre les traces de Kerouac, et à ouvrir de nouveaux chemins inconnus, partout dans le monde, à la recherche du paradis. Carlos Gil Munoz n'affirme pas autre chose à propos de la communauté hippie de Formentera : 

« La raison pour laquelle les îles de Formentera et d'Ibiza font partie de l'itinéraire hippie est peu claire. On est surpris en effet de voir nos îles Pitiusas si populaires non seulement en Europe mais encore aux Etats-Unis. La Californie, Londres, Paris, Ibiza, Formentera, le Maroc, l'Inde constituaient pour un jeune américain l'itinéraire habituel et quasi obligatoire. »



NOMADISME

Ibiza sera donc une de leurs destinations favorites, dans leur voyage, ou plutôt leur quête du bonheur, au même titre que Goa, Kabul, Tanger, Katmandu, Bali, San Fransisco, Amsterdam... Une destination seulement, et Ibiza constituait non un refuge définitif, mais bien une étape, plus ou moins longue, et le plus généralement en été,  sur la longue route de la félicité. On ne saurait négliger le poids du nomadisme hippy. Au cours des années 1960-1970, des milliers de hippies se lancent sur les routes du Sud et de l'Orient, à la recherche d'une vérité qui passe par le renoncement à toute insertion sociale, le mysticisme et la drogue. Ces migrations pacifiques contribuent à leur tour à la diffusion de la protestation américaine. L'insolente liberté de ces jeunes marginaux, qui annoncent la venue d'un monde d'amour et de paix, prend valeur d'exemple pour tous ceux qui hésitent encore à rompre leurs amarres.

Le nomadisme est une donnée constante de la vie hippie. Migrants provisoires et installés, nouveaux néo-ibicencos ayant coutume de voyager plusieurs fois par an créant un flux d'échanges permanent entre l'île et l'étranger : 

« Ibiza, c'était un peu notre porte ouverte, une halte entre différents voyages... Les gens allaient à Goa, Katmandou et puis venaient à Ibiza. Donc on rencontrait des gens qui venaient d'un peu partout et ça donnait envie de voyager (…) En fait, les gens ne restaient pas totalement dans l'île : tous les étrangers que je fréquentais passaient trois ou quatre mois à Ibiza, puis ils partaient en voyage (…) Moi, je partais pour trois mois. J'achetais des choses pour payer le voyage – que je revendais au retour. »


Ce nomadisme ambiant, ces ponts jetés à travers l'espace par les résidents mêmes, débouchent sur un foisonnement d'expériences et de courants de pensées. Ibiza, la petite île baléare, se révèle ainsi pour ceux qui y ont trouvé refuge, paradoxalement, également terre d'ouverture... Puis, certains voyageurs lassés de ces lentes transhumances ponctuées d'étapes, décideront de s'y installer durablement et organiseront des colonies freaks dont l'existence précaire est basée sur la survie. En considérant cependant, que parmi eux, un certain nombre était issu de la bourgeoisie et bénéficiaient des largesses familiales et de leur compréhension pour subvenir à leurs besoins. 


L'INVASION HIPPIE

Ainsi à partir de 1967, c'est par centaines que les jeunes révoltés de la société industrielle débarquent chaque semaine du bateau de Barcelone. Eté 1968, l'île est désormais mythique, « l’île magique », comme la nommaient les Hippies,   les plus grandes stars de la contre-culture y viennent, de Bob Dylan à Kevin Ayers, musicien des Bee Gees (dont le disque « Joy of a toy » est conçu à Ibiza),  de même dans un autre registre, Enrico Macias et Johnny Halliday... Devenu une escale du pèlerinage hippy entre l’Amérique et l’Orient, « le paradis formentéréen » fit l’objet de  films, musiques, et de nombreux articles et reportages déployant des perspectives cosmologiques, accentuant le caractère utopique de l’île. Bod Dylan y passa quelque semaines et Barbet Schroeder y tourna son film  More. Les Pink Floyd, auteur de la bande son du film, y viennent. 

 

André Perlstein
Ibiza | 1970

Eté 1969. L'affluence des jeunes étrangers à Ibiza atteint des records absolus. Depuis deux-trois ans déjà, les hippies - Nord Américains pour la plupart - ont envahi le quartier du Port, les ruelles de la vieille ville, les plages et la campagne environnante. Cheveux longs, barbus, vêtus de tenues multicolores d'inspiration indienne, ils s'étalent aux terrasses des cafés dans l'attente du bateau qui les conduira à l'île voisine de Formentera. Ils jouent de la flûte, lézardent au soleil, se baignent puis, le soir venu, s'assemblent au clair de lune pour bivouaquer, faire de la musique, "voyager" à l'herbe ou à l'acide... Ces visiteurs d'en genre nouveau qui sourient aux passants, déconcertent et fascinent tous ceux qui les approchent. 

La population ibicenca accueille d'abord avec détachement les quelques "bizarreries hippies", les peluts (les chevelus). Puis elle réagit, à la suite de faits divers ressentis comme de véritables provocations et après la publication dans plusieurs journaux espagnols d'articles à sensation évoquant la drogue et la "débauche". Une violente campagne, lancée à la mi-septembre dans le Diario de Ibiza déclare les hippies indésirables et réclame leur expulsion des Baléares. Le quotidien local publie de larges extraits de lettres d'Ibicencos qui s'insurgent contre "la légende noire qui frappent les îles", l'invasion de la "drogue et de la saleté", "le mauvais exemple donné à la jeunesse"... 

Un des principaux problèmes sera pour la population locale d'accepter la nudité de leur corps sur les plages ; un témoin raconte : 

« ce fut difficile de faire du "naturisme" sur les plages. Au début, les locaux venaient voir, stupéfaits, ils étaient fortement christianisés.  Une amie a dit à l'un d'eux qui s'en offusquait (mais venait contempler !) que Dieu ne nous avait pas fait naître avec un maillot de bain ; donc que soit Dieu était malsain, voyeur... soit que lui, ce brave paysan, refusait le travail de son Dieu ! Ce fut un choc ! Il y a eu beaucoup de réactions policières contre la nudité sur Aqua Blanca, LE lieu de la nudité. » 

Image extraite du film MORE, Barbet Schroeder, 1969.


La police péninsulaire, appelée en renfort, est chargée de "nettoyer" les plages. Dormeurs à la belle étoile, fumeurs de haschich, nudistes et autres suspects se voient confisquer leur passeport qu'ils ne récupéreront qu'au moment de l'embarquement pour Barcelone. Les départs se font dans une relative bonne humeur, l'automne allant inévitablement marquer la fin de l'aventure pour nombre d'étudiants. 


IBIZA : L'INSTALLATION AU PARADIS
[Danielle Rozenberg]

Plusieurs milliers de jeunes utopistes ont depuis lors jeté l'ancre dans l'île d'Ibiza. Ils ont tenté - le temps d'une escale ou au fil des ans - d'y inscrire le rêve d'une autre vie. Un rêve nourri de refus personnels, de rejets à l'égard de la société industrielle mais qui s'alimente aussi de représentations mythiques d'Ibiza véhiculées à la fois de bouche à oreille et par les médias. L'installation se réalise à travers un réseau de connaissances ou d'amis, selon plusieurs scénarios.

Plus généralement, c'est après un ou plusieurs séjours estivaux dans l'île que s'affirme la volonté d'émigrer. Comment se résigner à la banalité du quotidien au souvenir de l'heureuse parenthèse ibicenca ? Celle-ci a pris pour beaucoup la forme d'un parcours initiatique – fraternité des marginaux, sensualité d'une vie au soleil dégagée de toute contrainte, communion avec la nature, « voyage » au LSD ou à la marijuana... - lequel rend le retour insupportable. La décision est parfois prise sur un coup de tête. Il arrive que le changement de vie soit le fruit d'une maturation progressive, notamment lorsqu'existent des enjeux familiaux ou professionnels. Une proposition de travail, un événement d'ordre privé produisent le déclic :
« J'étais venue pour une semaine. » 
déclare Ellen, américaine, installée depuis huit ans.

« Ce n'était pas une décision de changer de vie. Je suis arrivé comme ça à Ibiza, en voyageant. Après un long hiver en Amérique. Je faisais de l'artisanat : je travaillais le cuir. J'ai trouvé ici des gens pour faire des choses et vendre un peu et je suis restée un an et demi sans partir. J'avais rencontré un ami de New York qui avait une maison et je restais comme ça. Ce n'était pas une décision. Après oui. » 
Monique, française, arrivée en 1969.

« J'étais venue à Ibiza en vacances, comme touriste. Et là, j'ai rencontré G. peintre, qui vivait ici. Donc ça s'est fait un peu sans réfléchir vraiment. Je voulais peindre. C'était un peu l'idéal non ? Je me suis mariée et on s'est installés à Ibiza. » 
Béatrice, française.

« J'avais une amie qui me disait toujours : 'Pourquoi est-ce que tu ne montes pas avec moi un truc d'antiquités ? Il y a un local excessivement bon marché, il y a de bonnes conditions...' A cette époque-là, bon marché c'était du 1200 pesetas par mois [environ 10 euros], avec un bail de cinq ans, je crois. Alors je suis allée en France redemander un peu d'argent et c'est comme ça qu'on a installé Isla Bella. »

Ines.
« Je suis venu en vacances. Puis j'ai eu l'occasion d'acheter un petit bout de terrain. J'ai construit une maison. Comme j'étais professeur, j'avais trois ou quatre mois de vacances par an et je venais ce temps-là. J'ai fait ça pendant trois ans. Et en 1973, j'ai décidé de sauter le pas. J'ai tout vendu, tout liquidé et je suis venu ici ».

La presse nationale et étrangère accorde une large place aux hippies d'Ibiza et de Formentera : un tel écho incitant nombre de lecteurs à rejoindre à leur tour le lieu paradisiaque.

Destino, Barcelone, 10 novembre 1969 :
"Ils habitent une hutte à la campagne, un moulin abandonné, une cabane inhabitée ou destinée aux animaux domestiques (...). S'y abritent, six, dix, vingt hippies. D'autres vivent dans les grottes face à la mer... Au réveil, ils déjeunent d'une figue fraîche de rosée." 

 

Image extraite du film MORE, Barbet Schroeder, 1969.

Madrid, et Diario de Ibiza, 6 septembre 1969 :
"Un des plus beaux spectacles auxquels on puisse assister est leur bain matinal qui ressemble à un rire. Celui qui les voit pense inévitablement que c'est ainsi que s'éveillaient nos ancêtres au Paradis." 
"En fait, ils ont besoin de peu de choses. Quelques pierres autour d'un tronc indiquent l'habitat. A l'intérieur, un sac de couchage, quelques bouteilles et vêtements. On les voit fréquemment partager un énorme pain insulaire, lentement comme s'ils dégustaient le mets le plus délicieux". 

Diario de Ibiza, 16 septembre 1969 :
"Il existe entre eux une grande solidarité. Ils se répartissent tout ce qu'ils possèdent. Il est fréquent de voir à San Fransisco une jolie tunique portée chaque soir par une personne différente. En fait, ils vivent un vie authentiquement communautaire au sens le plus large du terme." 
"(On trouve) des porte-monnaie en tissu qui semblent cousus par une princesse du moyen-âge... Une autre fabrique des sandales en cuir, sur mesure, en pleine rue. Un autre, des objets de peau. Celui-ci, des vêtements extrêmement originaux. Celui-là sculpte en bois d'olivier. Beaucoup peignent..." 

Diario de Ibiza 10 juillet 1971 :
“Ibiza est une île à caractère unique. tout comme sa petite soeur Formentera, elle constitue le lieu idéal pour rencontrer, dans leur refuge, ces êtres, en général jeunes et artistes qui ne demandent à la vie que l'amour, le naturel, la beauté, la paix... et ceux qui se désintéressent de la célébrité, des ambitions de la société de consommation. Des gens que l'on désigne sous le terme un peu primaire de "hippies"".

Elle magazine, 10 juillet 1972 :
"Les nouveaux émigrés d'Ibiza (...) ne débarquent pas avec l'idée de faire fortune mais avec celle de vivre heureux".

Frankfurter Rundschau, 9 septembre 1972 :
"Les petits étrangers de 6 ans apprennent les lois de l'univers dans une bergerie aménagée et à avoir le courage de contredire". 

Paris-Match, mars 1972 :
"Un instituteur milliardaire (...) a transformé sa finca en école de la liberté (...) Les petits écoliers de ce monde sans frontières respirent au coeur de l'hiver, sous les amandiers et les citronniers chargés de fruits un air de vacances sans fin." 

Rheinische Post, Düsseldorf, 14 mai 1974 :
“Ibiza, royaume des marginaux, des "flowers children" à la recherche d'autre valeurs.”

Le designer Philippe Starck, ancien hippy ayant connu Ibiza et Formentera à l'âge d'or se souvient : 
“Les hippies c'étaient des gens qui avaient la beauté extérieure de leur beauté intérieur ;  c'était époustouflant...”

 

Image extraite du film MORE, Barbet Schroeder, 1969.


FINCA

Avec l’essor du tourisme, et l’augmentation du niveau de vie des habitants d’Ibiza, les paysans ne rechignaient pas de vendre leurs biens et terres pour se construire une demeure plus moderne et confortable… Dans les années 1960 - 70, on pouvait trouver une antique finca à louer ou à acheter pour une poignée de pesetas. Les paysans cédaient volontiers ces demeures dont ils ne savaient que faire aux nouveaux arrivants. Le squat se pratique également, ou bien, l’on laisse les squatters tranquilles à la condition de préserver la finca. Valentina, Belgo-Italienne tombée amoureuse de l’île, raconte sa résidence dans une finca inoccupée appartenant à un vieux lord anglais : 

« Au début, on dormait où l’on pouvait, le plus souvent sur la plage. On a rencontré beaucoup de gens – artistes, artisans, musiciens, saisonniers – qui vivaient au jour le jour. » Elle a rencontré Moncho. « Il nous a fait venir à Can Mestre, une grande maison abandonnée où plein de gens s’étaient installés. J’arrivais de la ville, je ne m’attendais pas à ce que quelque chose de ce genre existe. Vivre en communauté, dans la cambrousse, construire sa propre maison, sans eau courante ni électricité, avec la douche à l’extérieur…»

Image extraite du film MORE, Barbet Schroeder, 1969.


La faune hippie était socialement homogène, la plupart des premiers protagonistes venaient des classes bourgeoises de la société, au contraire des adeptes du rock, issus de milieux plus populaires ;  le néo-hippisme s’adressa à toutes les classes de la société, de tous les pays du monde, mais ceux et celles ayant les moyens financiers de se maintenir pendant de longs mois ou années à l’étranger étaient pour beaucoup des rangs de la bourgeoisie, ce que leur reprochaient justement les jeunes plus politisés de la nouvelle gauche notamment maoïste en France (Cheveux longs... Idées courtes, disaient-ils). Pour les plus aisés, pas forcément hippy mais appréciant l’ambiance joyeuse de l’île enchanteresse, l’on songe à y bâtir sa demeure, un type de résidence de villégiature plus ou moins luxueuse, mais pour les plus soignées, reprenant le charme discret et le style épuré de la maison  rurale traditionnelle. La construction de résidences explose littéralement à partir des années 1960, en parallèle du nombre hôtels qui chassent des plus belles plages les communautés hippies. D’ailleurs à ce titre, il semblerait que l’administration ait fait preuve d’un certain laxisme concernant l’implantation de ces nouveaux monstres de béton au plus près de la rive.

Le grand architecte espagnol Josep Lluís Sert prévenait en 1973, lors d’une conférence :

« Le danger actuel d'Ibiza est que l'harmonie que l'île cultive depuis des siècles soit détruite par une mauvaise utilisation des moyens modernes qui créent toutes sortes de changements dans les villes. Je vis aux États-Unis depuis 33 ans et j'ai pu voir les catastrophes qui se produisent dans ces villes, où les conditions de désordre sont optimales parce qu'il y a beaucoup d'argent, et l'argent est parfois utilisé pour la folie. D'autre part, l'une des grandes choses à propos d'Ibiza était qu'il n'y avait pas beaucoup de gens sur cette île qui avaient de l'argent et pouvaient se permettre de faire des choses stupides. […] Je crois que les îles Baléares se trouvent à un moment très dangereux. Je pense qu'il n'y a qu'une seule chose qui peut les sauver : une dépression économique [ce qui arriva effectivement quelques mois plus tard, mais qui ne changea rien à l’affaire...].  Il est scandaleux, comme c'est le cas ici, de consacrer tout l'espace au développement du tourisme. C'est la façon de tuer cet espace. C'est ce qu'il y a à Miami Beach, ce qui est horrible. Le volume de ce qui est construit à Ibiza dépasse les possibilités de l'île. C'est un problème de mesure. Il y a un excès de construction, un excès de routes larges, un excès de voitures. Si cela continue, la fin est l'impasse. La catastrophe. »


N’empêche, Josep Lluís Sert multiplie les chantiers, principalement pour la bourgeoisie locale et étrangère, certes avec un talent certain. Entre 1964 et 1969, avec la collaboration de Rodriguez Arias et Antoni Ferran, il construit le complexe résidentiel de Can Pep Simo à Cap Martinet, plusieurs résidences et un immeuble connu sous le nom Els Fumerals (1970) :
• Casa Jutta,  1965
• Casa Valls, Josep Lluís Sert, 1968
• Casa Gomis, 1968
• Casa Sert, 1968
• Casa Francisco Sert, 1968
• Casa Zao-Wo-Ki, 1968

 

Josep Lluís Sert & Co
Complexe résidentiel de Can Pep Simo à Cap Martinet
1964

Josep Lluís Sert expliquait :

“Il n'y a rien d'extraordinaire dans l'urbanisation de Punta Martinet. Il est fait avec très peu d'éléments, dont certains ne proviennent pas du vocabulaire architectural d'Ibiza. Ce que je pense qu'il est important de souligner, du moins pour les architectes, c'est qu'il y a une communauté de mesure dans ce développement. Dans toutes ces maisons, nous avons toujours utilisé un système de mesure conçu par Le Corbusier appelé modulor et basé sur le nombre d'or. C'est un système de fourniture de choses, et c'est la répétition d'éléments (fenêtres, par exemple) qui leur donne l'échelle humaine, qui humanise cette architecture. Peut-être le fait que nous utilisons ici, en plus du blanc, le ton de la terre est également frappant. Ce n'est ni une aventure ni un caprice, car vous aurez vu que dans de nombreuses maisons de campagne, en dehors de la façade principale et des couronnes des murs et des fenêtres, le reste est généralement en pierre apparente, la couleur de la terre. Il s'agissait d'harmoniser la construction avec le paysage, sans tomber dans des sujets faciles. La seule chose que nous avons faite dans cette urbanisation a été d'essayer de perpétuer un langage, un système de formes qui existent depuis des siècles, et de les adapter aux usages et aux besoins des gens d'aujourd'hui. (…).”


L’architecte et artiste, Erwin Broner, présent sur l’île depuis 1959, enchaîne également les contrats, dont les :
• Casa Broner, sa propre résidence en 1960
• Casa Kaufmann, 1960
• Casa Strauss. 1960
• Casa Elmir d'Ory Legros, 1964
• Casa Paniker, 1969
• Casa Tur Costa, 1970
• Ca Na Putxa, 1970
• Casa Dodane, 1971

 

Erwin Broner
Ibiza ville
Casa Broner | 1960
 

Erwin Broner
Ibiza
Casa Kaufmann | 1960
 

Erwin Broner
Ibiza 
Casa Bonga
 

Erwin Broner
Formentera
Casa Marcet

L’architecte canadien Rolph Blaskstad est également un précurseur, venu visité Ibiza en 1956, il s’y installe avec sa famille en 1967 et fonde son agence. Passionné par l’architecture vernaculaire, qu’il analysera, il  affirmait :
“The architecture of Ibiza is only a part of an organic, living relationship between man and nature”.  Rolph Blaskstad construira de nombreuses luxueuses villas à Ibiza, dans un style architectural compris entre plagiat folklorique et modernité.

Henri Quillé, architecte français, ayant travaillé au sein de l'atelier d'architecture de Le Corbusier à Paris, découvre Formentera en 1962, puis s'y installe définitivement en 1968 avec sa famille. Il commence une oeuvre architecturale dans laquelle progrès techniques et modernité sont tempérés par la sagesse de la tradition. Avec une trentaine de réalisations, les maisons conçues par Quillé ont été pionnières dans la recherche de l'autosuffisance énergétique, de l'utilisation durable de l'eau et de l'intégration paysagère. Parmi les caractéristiques de son architecture, il est important de souligner dans ses premiers travaux l'utilisation de murs d'une largeur importante afin d’atteindre une plus grande inertie thermique, puis par un plus grand soin pour l'isolation de la toiture (maison Ana Lenz, tête de Barbaria, 1993-97). Formellement, l'architecture d'Henri Quille est clairement reconnaissable grâce à la configuration volumétrique compacte des ouvertures, à l'austérité d'une petite palette de matériaux. Quillé a également été urbaniste en collaborant avec Felix Julbe et Raimon Torres dans la conception du Plan Général d'Ordination Urbaine de Formentera de 1975-77, qui n'a finalement pas été approuvé, mais qui a servi de base aux règlements d'urbanisme, approuvés en 1989. 

 

Henri Quillié
Formentera
Casa Fidelli

Henri Quillié
Formentera


Le Belge Philippe Rotthier, associé à l'architecte André Jacqmain, s’installe en 1973 à Ibiza où depuis il a réalisé et réhabilité quelque 80 maisons, pour la plupart luxueuses. Il est l’auteur de diverses publications, dont : Ibiza. Le Palais Paysan – essai sur les formes et techniques dans l'habitat archaïque-, 1984.


L'UTOPIE AU QUOTIDIEN
[Danielle Rozenberg]

Progressivement, un espace parallèle s'est donc constitué, avec ses lieux et dormes de sociabilité. Ici, le monde des « freaks » rejoint celui des artistes : acteurs, écrivains, peintres étrangers plus anciennement établis – principalement anglo-saxons ; jeunes plasticiens espagnols résidents ; estivants de milieux analogues.

Il y a d'abord le marché et les commerces où l'on se croise : boulangeries vendant du pain complet, épiceries pourvus d'aliments naturels, l'herboristerie où l'on fait provision de miel, de tisanes et d'herbes culinaires... On se retrouve encore chez le marchand de journaux pour feuilleter les titres de la presse étrangère ou acheter le « Diario ». Sans oublier les « tiendas » de campagne, épiceries-bazars aux ressources variées allant des allumettes aux produits d'entretien, de la soubressade aux boîtes de conserve et du cahier d'écolier au peigne à cheveux. Quelques établissement enfin, exercent une fonction incontournable. C'est le cas du « Ganga », spécialisé en objets d'occasion. Ce magasin, tenu par une écrivain irlandaise, Edevain, propose au néo-résident des romans policiers, des ustensiles de ménage, du petit mobilier...qu'il pourra revendre selon le même procédé en cas de départ.

 

Formentera
Fonda Pepe
 

Jean-Claude Deutsch
Ibiza | 1972
 

Jean-Claude Deutsch
Ibiza | 1972

 

Ibiza 
Bar Anita


Les courses en ville sont ponctuées d'escales – qui sont autant de parcours d'initiés. Pauses-café aux terrasses du bar Domingo, de l'Alhambra, de l'Estrella, du Mariano pour prendre le soleil matinal ; longues parties d'échecs au coin du feu, au Clive's, par les froids après-midi d'hiver. D'autres bars à Santa Eulalia ou San Carlos ont une vocation comparable.

Cette population désargentée se restaure à bas prix dans quelques restaurants et crèmeries du Port. Une clientèle hétérogène a ses habitudes à Pasajeros, Es Quinques, chez Juanito Bahia, à la fonda Formentera... où l'on se voit offrir un potage ou un plat de lentilles pour quelques pesetas.

Sous la superficialité ambiante se cachet toutefois d'autres audaces. Une extraordinaire réceptivité aux influences d'avant-garde, le talent de nombreux installés construisent un lieu de créativité qui fait exception dans une Espagne franquiste, muselée et conservatrice. Des librairies « alternatives » surgissent, ciblées sur une production par ailleurs introuvable de livres espagnols, français, anglais et allemands : sciences ésotériques, philosophies orientales, ouvrages de la contre-culture... elles périclitent rapidement, confrontées à d'inextricables problèmes d'acheminement et à la faible solvabilité du public potentiel.

Un ciné-club est créé à l'instigation d'un petit groupe d'intellectuels et d'artistes, ibicencos, catalans et résidents étrangers. Dès 1969 il propose, pour la première fois à Ibiza des films en version original.

La région de San Carlos regroupe une importante colonie étrangère - sans doute en raison de sa nature préservée et des nombreuses fermes ibicencas proposées en location. Face à l'église, le bar d'Anita s'affirme comme un lieu-clé de la sociabilité bohème. Bazar, épicerie, café, bureau de tabac, poste restante, l'établissement constitue un point de passage obligatoire pour la population des environs. Artistes et " freaks " y côtoient pacifiquement les paysans du coin, lesquels viennent traditionnellement s'accouder au comptoir après la messe, jouer aux cartes ou boire un verre de " hierbas " lorsqu'ils ont à faire au village. La clientèle cosmopolite y a d'autres habitudes. Occupent durant des heures les tables du patio  ombragé, un public haut en couleurs rêve éveillé devant une consommation, échange des bribes de conversation, lit brode, enfile des perles, dessine... dans une atmosphère de confiante insouciance. Sur un panneau de bois sont épinglés les messages les plus divers : salutations d'un ami indiquant ses coordonnées, appel angoissé d'un industriel d'Alicante à la recherche de sa fille en fugue, billets d'avion à destination d'Amsterdam ou de Düsseldorf, vente d'une motocyclette, offres de réchauds, tables, chauffages d'appoint, petits travaux rémunérés, etc. Toutes propositions et demandes qui laissent filtrer le type de préoccupations des néo-ruraux. Dans la chaleur de l'été, alors que le soleil écrase les ruelles de San Carlos sous une lumière aveuglante, loin de l'agitation des plages de la capitale, le bar d'Anita constitue un havre de fraîcheur où le temps semble immobile.


La fête 

Le soir venu, d'autres lieux prennent la relève : trois ou quatre bars concentrés dans les mêmes ruelles de la Pena et surtout La Tierra, l'établissement à la mode. Arlene, sa propriétaire-animatrice new-yorkaise, a su, par le choix d'une musique de qualité et d'un décor chaleureux fait de coussins et de lampes orientales, convertir La Tierra en point de ralliement des noctambules. Royaume d'une sociabilité sans contrainte, le bar d'Arlene accueille tout ce que l'ïle compte de personnages cosmopolites et hauts en couleurs : freaks résidents mais également visiteurs en quête d'exotisme. Les uns viennent y converser durant des heures devant un verre de thé et des « pipas » ; d'autres ondulent en mesure, perdus dans leurs songes artificiels ; d'autres encore, debout, guettent l'arrivée d'un ami.

Les plus belles fêtes occupent les plus belles plages de l'île, où l'on admire aux sons des guitares, flutes et tambours le coucher du soleil. Les nuits peuvent être longues, les fincas laissent leur porte ouverte à l'improvisation festive ou plus simplement à des grands repas, puis aux paradis artificiels. Souvent, les stars et autres personnalités du monde artistique, présentes sur l'île, les invitent fraternellement à partager leurs fêtes. Ibiza peut être une fête permanente et hors norme.  C’est l’époque des « fool moon parties » de Benirras, tout au nord d’Ibiza, où se côtoient  les faux flower children d’un seul été et les sédentaires habitant l’île, des inconnus illustres et la jet-set (dont Polanski, Ursula Andress, Belmondo) redevenus anonymes. Danielle Rozenberg dans un entretien évoquait :

“Nous n’avions pas beaucoup d’argent mais l’argent était superflu. Ce qui comptait, c’était ces longues soirées dans les fincas où l’on discutait jusqu’au bout de la nuit, en compagnie de gens passionnants,  des artistes, des intellectuels. Ibiza avait quelque chose d’idyllique. Nous étions jeunes, beaux et dénudés. Nous fumions des joints en écoutant de la musique, nous cueillions des raisins comme au paradis. Le problème, c’est qu’on ne se rendait pas toujours compte que ces vignes avaient des propriétaires.”


Libération sexuelle et familiale
[Danielle Rozenberg]

Pacifiquement subversif, les jeunes étrangers le sont encore au regard des modèles familiaux : relations entre les sexes, rapports au sein du couple, éducation des enfants.
Si la liberté sexuelle n'est jamais revendiquée comme un dogme, il est clair que la conception traditionnelle du couple se trouve globalement contestée. Au nom de l'épanouissement individuel, les nouveaux immigrés revendiquent une sexualité sans entrave et la libre expression de leur affectivité. Bien entendu, de tels principes n'excluent pas une certaine stabilité affective et la présence de couples mariés, notamment chez les plus âgés. Globalement cependant, les marginaux se révèlent réfractaires aux engagements stables, hostiles à tout risque d'enfermement. Le nombre des unions libres, la fréquence des relations impliquant des partenaires de nationalités différentes sont révélateurs à cet égard. Au recensement de 1970 un foyer étranger sur sept était binational. Une estimation très en deçà des réalités, compte tenu du fait que la population immigrée la plus fluide – celle qui se trouve concernée au premier chef – échappe aux recensements.

 

Image extraite du film MORE, Barbet Schroeder, 1969.


Le refus d'un repli sur la cellule familiale n'a pas pour seul corollaire la multiplication des partenaires. Il s'incarne d'abord dans une ouverture aux autres, la valorisation d'un esprit de fraternité, la cohabitation d'amis sous un même toit. Mais il est également vrai que la déculpabilisation du plaisir et le goût des expériences n'incitent pas à la fidélité... Et les nouveaux venus ont coutume de dire que : « les couples ne tiennent pas à Ibiza ». Les « déviants » ont naturellement leur place dans ce dédain des normes. Les tendances homosexuelles s'épanouissent sans entrave. Au point que les îles vont bientôt devenir une destination « gay ». Quant aux mères divorcées ou célibataires, elles trouvent à Ibiza des conditions psychologiques et matérielles d'existence plus faciles.
Contestation encore des rapports traditionnels entre les sexes : les rôles masculins et féminins, banalisés, tendent à devenir inter-changeables tandis que s'instaure un nouvel égalitarisme. Au sein de l'espace domestique chacun participe aux tâches ménagères : courses, préparation des repas. Les uns et les autres subviennent aux besoins du foyer en fonction de leurs possibilités de travail.

Fringues
[Danielle Rozenberg]

Les goûts vestimentaires obéissent aux mêmes principes : refus des diktats de l'élégance et du conformisme, rejet des circuits commerciaux, relayés par l'imagination, l'improvisation et le savoir-faire. Par leur extrême créativité, les marginaux d'Ibiza ébauchent un style nouveau qui s'imposa bientôt comme contre-mode. Cousues main, tricotées, teintes ou brodées, les tenues jouent d'abord sur le naturel : jupes larges, amples pantalons de coton, chemises en pilou ; tuniques tissées, pulls en laine rustique de Formentera, gilets en peux de mouton, sandales et ceintures de cuir... Un naturel qui s'inspire de la tradition payssane locale : châles et jupons longs, espadrilles de sparte... Mais qui n'hésite pas à puiser dans les folklores plus lointains : robes mexicaines, blouses et foulards indiens, ponchos péruviens, etc. 

 


Photo by Karl Ferris
100% Birgitta (Bjerke)
Ibiza  | 1969
 

Photo by Karl Ferris
100% Birgitta (Bjerke)
Ibiza  | 1969

La pratique du troc, le goût des fripes et la récupération tous azimuts, s'expriment par une étonnante diversité. Le plaisir de transgresser les normes classiques conduit à des combinaisons incongrues... Les cheveux longs, barbes hirsutes et chemises bariolées des hommes affichent leur mépris ds conventions. Tout comme l'absence de soutien-gorge et le port des voiles transparents chez les jeunes filles provoquent la morale à laquelle elles sont coutumièrement assujetties. Des parfums orientaux accompagnent parfois l'ensemble, notamment le patchouli...

Plus tard, quand les « flower children » se seront assagis, une mode se réclamant de leur héritage deviendra, sous le label « Adlib », l'un des signes distinctifs d'Ibiza.


L'ARTISANAT HIPPY
[Danielle Rosenberg]

Parce qu'il se veulent marginaux et redoutent toute forme de récupération,les nouveaux arrivants d'Ibiza demeurent à l'écart de l'économie locale. La plupart résident à la campagne, ce qui leur permet plus aisément de vivre à leur aise.

Nombre de nouveaux résidents se consacrent à l'artisanat du cuir. Sandal Shop, boutique atelier nichée au coeur de la vieille ville, a pour noyau fondateur deux américains déserteurs, dit-on, de la guerre du Vietnam. On y propose aux passants des tuniques à franges et des mocassins ornés de perle multicolores inspirés de l'artisanat amérindien. En quelques heures, un barbu blond peut vous confectionner, sur mesure, des sandales inusables et originales. Il arrive qu'un gros acheteur, commerçant péninsulaire ou étranger, passe une commande importante. Celle-ci vient à point pour rétablir un équilibre financier toujours instable et plonge, durant quelques jours, l'atelier dans une activité fébrile.

L'échoppe d'Isabelle résonne du matin au soir des coups de martaeu sur l'établi. Ses copains ont un jour débarqué d'Argentine, avec dans leurs bagages d'étranges boîtes grandes comme des nécessaires à chaussures. Ils en ont extrait quantité de poinçons et fers à dessin en lui promettant fortune. Devant le succès remporté par les premiers peignes à cheveux et ceinture décorées mis en vente, Isabelle, Jorge, Ruben et Raoul se sont associés pour se lancer dans l'aventure. Le défilé ininterrompu des visiteurs, l'intérêt des boutiques, ont fait le reste. Bien vite, les tâches se sont spécialisées, chacun se piquant au jeu de battre son propre record de vitesse. Jorge, l'architecte, conçoit les modèles et réalise les patrons ; Ruben, le champion de la rapidité, est capable de graver le motif d'un sac en un quart d'heure ; Isabelle est préposée à la teinture tandis que Raoul assure les finitions. La monotonie n'est pas au programme. Car on innove en permanence : les mocassins, les ceintures à boucle compliquées, succèdent aux articles classiques que sont les peignes et sacs à bandoulière. (…) Cette activité de ruche se déploie sur fond de musique : Joan Baez, Bon Dylan ou Leonard Cohen accompagnent de leurs « protest songs » le travail de l'atelier. L'équipe se déplace en hiver. Diverses boutiques renommées séduites par ces créations à la pointe de la mode leur ouvrent un marché inespéré. Pendant quelques mois, la bande connaîtra l'euphorie de ceux pour qui occupation ludique rime avec prospérité.

Ces américains et argentins pionniers vont faire quantité d'émules. Ici et là des jeunes gens se regroupent, transformant un appartement ou une maison de campagne en atelier. L'association, qui ne dure parfois qu'un été, permet aux uns et aux autres de commercialiser une production et d'en vivre. C'est d'abord le soudain engouement de la vague touristique déferlante pour les objets en cuir qui engendre cette explosion d'artisanat local. Pas de touriste étranger qui ne songe, à l'heure des achats-souvenirs, à acquérir plusieurs barrettes à cheveux, ceintures ou sacs faits main ; cette tendance se trouvant elle-même encouragée par le prix modique des articles proposés au regard des prix européens.

En second lieu, les conditions de production d'un tel artisanat cumulent divers avantages. L'apprentissage est un jeu d'enfant. Les rudiments du métier – découpage de la peau, décoration par le martelage de différents motifs, utilisation des couleurs – s'acquièrent en quelques jours. Libre par la suite à chaque artisan d'affiner sa technique et de sophistiquer ses créations, en fonction de son niveau d'exigence ou de son imagination. La mise de fonds initiale est faible ; quelques outils de base, une douzaine de poinçons et fers à dessins, deux ou trois bouteilles de teinture, un tronc d'arbre en guise d'établi suffisent au démarrage. L'investissement le plus onéreux – les peaux de vachette ou la basane – est vite récupérée puisque les ventes se font au jour le jour.

Enfin, la commercialisation du cuir n'exige pas davantage de capital – si l'on excepte quelques artisans plus ambitieux (ou plus chanceux) que la moyenne optant pour l'ouverture d'une échoppe. Pour la majorité, la vente au public laisse la part belle à l'improvisation. Les uns pratiquent le dépôt dans les boutiques de cadeaux et souvenirs : le prix de vente est fixé à l'amiable entre l'artisan et le commerçant, étant entendu que ce dernier s'en attribue le tiers au titre d'intermédiaire. Les autres se chargent d'écouler eux-mêmes leurs créations. La nouvelle foire d'Es Canà, qui draine un public nombreux, est leur centre hebdomadaire de ralliement. Plus habituellement, les vendeurs se postent dans des lieux touristiquement stratégiques pour proposer leurs articles à la foule des passants. Ces installations sommaires (un tissu étalé par terre, deux cordes tendues vite remballés), plus ou moins tolérées par les autorités, donnent lieu à d'étranges jeux de cache-cache quotidiens avec la police : un harcèlement sans sanction réelle, qui ne décourage pas véritablement les vendeurs postulants.

Ainsi, l'artisanat de cuir est-il appelé, du modeste peigne à cheveux au coûteux sac de voyage ouvragé, à jouer un rôle essentiel dans la survie de la communauté marginale des années 1970-1973.

Inévitablement ce développement « sauvage » de l'artisanat et la relative prospérité qu'il induit amorcent un déclin. En raison d'abord de la saturation du marché : les objets en cuir, constamment offerts au regard, répétés à des dizaines d'exemplaires sur de multiples points de vente, se déprécient. D'autant plus qu'une production comparable a progressivement envahi les grandes villes européennes dont les touristes sont originaires. Le coup fatal est porté par la concurrence des entreprises industrielles qui, après avoir copié les modèles artisanaux, inondent le marché ibicenco d'articles à bas prix aptes à séduire une clientèle peu encline à faire la différence.

 

Josep Soler 
Ibiza
1970-80

Autrement dit, la capacité d'un individu va désormais dépendre de sa sensibilité aux oscillations de la mode. Le cuir ne devient rentable qu'en allant au plus commercial. D'autres production artisanales s'y substituent : patchworks de tissus décoratifs, châles tissés, foulards de soie peinte, bourses brodées, poteries, coffrets en papier mâché, émaux, bougies, miroirs ciselés, colliers de perles ou de coquillage, bijoux d'argent, etc. Des engouements inexplicables propulsent, le temps d'un été, un article au rang de « best seller ». A la mode des barrettes succède celle des tours du cou en métal ou en coquille d'oeufs d'autruches.

A l'évidence, cette diversité s'apparente davantage au « bricolage » qu'à ce qu'il est coutume de désigner sous le terme d'artisanat. Certes, il est quelques néo-artisans (tisserands, potiers, bijoutiers...) pour qui l'amour du métier, le travail de création, dominent sur tout autre type de considération : leur production est souvent noyée sous le flots des articles de pacotille...

L'attirance des nouveaux installés pour l'artisanat doit d'abord être comprise comme le choix d'un style de vie. L'activité artisanale procure un moyen d'existence indépendant, accompagné d'un minimum de contraintes professionnelles. Au travail salarié qui suppose une hiérarchie des rapports au sein de l'entreprise, la recherche d'une rentabilité maximale, une spécialisation des tâches confinant parfois à la routine, l'existence d'obligations horaires, l'artisanat oppose la liberté de s'organiser à son gré, un souci de créativité, la possibilité d'acquérir de nouveaux savoirs, un rythme de travail personnalisé... L'activité professionnelle n'est pas isolée du reste de la vie. Elle s'exerce à domicile ou dans un lieu agréable. Libre à l'artisan de s'interrompre pour rencontrer des amis ou aller à la plage.

Le travail marginal symbolise pour les marginaux d'Ibiza la rupture avec leur univers antérieur. C'est là, de façon spontanée, la remise en cause du mode industriel de production et l'habile utilisation d'un espace économique non codifié. 

 



LES EXPERIENCES AGROBIOLOGIQUES
[Danielle Rozenberg]

Le désir de retour à la nature est une autre dimension fondamentale de la vie marginale des années 60-70. La plupart des étrangers recherchent une existence simple et saine : ils s'installent à la campagne, modifient leur alimentation, adoptent de nouveaux comportements vestimentaires et corporels (port de cotonnades, choix de tenues amples et confortables, nudisme...). Mais seul un petit nombre pousse la logique à son terme en devenant néo-agriculteurs. 

Hans, jeune acteur suisse établi à San Miguel, figure parmi les premiers à s'être lancés dans une expérience agricole. Après avoir rénové une vieille « finca » dotée de terres irriguées propices aux cultures intensives, il monte sa propre exploitation en mettant à profit les enseignements de son entourage villageois. C'est notamment d'un jeune voisin travaillant à ses côtés qu'Hans tire les rudiments de son nouveau savoir. Tout en prenant pour modèle l'agriculture couramment pratiquée par les paysans ibicencos, il fait aussi preuve d'originalité, en s'orientant vers des cultures maraîchères et fruitières rares : choux rouge, fraise, quelques primeurs...plus rentables sur le marché local. Il élève également des faisans et des canards dont il approvisionne plusieurs hôtels et restaurants de luxe. Enfin Hans dispose, pour sa consommation propre, de poules et de nombreux arbres fruitiers.

En dépit d'évidentes similitudes quant au mode de vie, la pratique agricole des autres cultivateurs étrangers est sensiblement différente puisqu'ils optent pour l'agriculture biologique. Leur but : retrouver un équilibre perdu entre l'homme et son environnement, redonner une place essentielle aux processus biodynamiques de la nature. Ces expérimentateurs s'appuient sur quelques traités énonçant les principes fondamentaux. Leur autoformation se fait sur le tas à l'aide de manuels spécialisés enseignant les règles de fabrication du compost, d'irrigation, la compatibilité des espèces, les cycles végétatifs, etc.

Aucun étranger agriculteur n'applique à la lettre le principe d'autosuffisance dont beaucoup se réclament. Outre que l'idéal autarcique repose sur une perception du monde insulaire largement dépassés, il est difficile pour les néo)ruraux de renoncer à tout ce qui faisait jusqu'ici partie de leur confort ou de leurs plaisirs : chauffage, alimentation, boissons, vêtements, et...livres. On s'aperçoit, en y regardant de plus près, que les uns et les autres disposent de petites économies, de mandats réguliers ou épisodiques, sans lesquels l'expérience engagée serait vouée à l'échec.

Mais surtout, le métier d'agriculteur ne peut être conçu comme une activité temporaire. Il exige, pour atteindre un minimum de rentabilité que l'on se projette à moyen ou à long terme – ce que refusent obstinément la plupart des nouveaux arrivants. Quant aux astreintes spatiales et temporelles inhérentes au travail de la terre, elles sont malaisément compatibles avec l'état de disponibilité permanente prôné par ces rebelles de la société industrielles...


LE RÊVE AUTARCIQUE et « NATUREL »
[Danielle Rozenberg]

Dès lors, chaque immigrant conjugue à sa manière l'art de se rapprocher de la nature. Ceux qui habitent la campagne entretiennent parfois un petit potager et des plantes d'ornement. En dehors de quelques salades cultivées sans engrais chimiques, de deux ou trois variétés de fleurs ou encore de diverses espèces aromatiques, la plupart des nouveaux ruraux se contentent de prendre soin des végétaux se trouvant déjà sur la propriété. Une ribambelle de chats et de chiens, vivant en semi-liberté, atteste de leur sympathie pour le monde animal.
Les maisons paysannes sont généralement dépourvues d'eau courante et d'électricité. Ce qui amène leurs nouveaux habitants à découvrir la valeur de l'eau, l'usage des puits et des citernes. Comme autrefois, ils s'éclairent à la chandelle ou à la lampe à pétrole. Enfin, il leur faut ramasser le bois de chauffage, le découper et l'entreposer au sec pour alimenter la cheminée de la cuisine qui constitue souvent l'unique source de chaleur de la demeure.

De certains projets autarciques avortés subsistent parfois quelques lambeaux d'autonomie. Tel architecte, après l'échec de la communauté rurale qu'il souhaitait fonder et équiper en énergies renouvelables, continue à produire sa propre électricité à partir d'une éolienne et de plaques solaires. Mettant un point d'honneur à subvenir à ses propres besoins, il a su convaincre maints résidents de l'intérêt des énergies alternatives.

On peut enfin, à propos du rapport au corps (alimentation, santé), évoquer une série de comportements assez généralisés. La majorité des étrangers accordent une importance primordiale à la façon de se nourrir. Convaincus de la nocivité des excitants, des conserves et autres aliments industriels, des matières grasses..., ils consomment de préférence des produits frais, du pain et du riz complets, des céréales, du sucre doux, des mets cuisinés au four ou à la vapeur. Les plus extrémistes se font végétariens ou adeptes de la macrobiotique.

Toutes sortes de pratiques relevant des médecines douces viennent se substituer aux soins médicaux réservés aux solutions d'urgence. L'utilisation des principes actifs des plantes environnantes sous forme de tisanes, l'usage du jeûne comme thérapeutique de désintoxication, l'emploi des massages... visent à soulager sans recourir à l'allopathie. 


L'AVENTURE COMMUNAUTAIRE
[Danielle Rozenberg]

On ne saurait restituer le climat des années 60/70 sans évoquer la dimension communautaire présente dans divers projets d'installation. 

Pour Jöchen et le groupe de S'HORT, tout a commencé par un conte oriental... Quelques amis avaient déniché dans un recueil de légendes soufies, un conte intitulé « l'histoire de Mushkil Gusha », qui ne pouvait – prétendait-on – être relaté qu'un  jeudi. La première lecture publique du récit ayant enchantée l'assistance, on s'était donné rendez-vous le jeudi suivant. Répétée semaine après semaine, la narration du conte en espagnol, en catalan, en français, en allemand... par un récitant chaque fois différent, jouant d'effets tout à tour drôles ou dramatique, s'était convertis en prétexte de retrouvailles dans la demeure de Selim. Une assemblée toujours plus nombreuses assistait aux réunions, apportant victuailles et rafraîchissements. Devant le nombre de convives, la fête était devenue itinérante. On se retrouvait désormais pour faire de la musique, danser et bavarder ensemble. En quelques mois, c'est une centaine de personnes habitant la région de San Miguel qui avait pris l'habitude de se fréquenter. Et l'idée s'était mise à germer d'une aventure communautaire.

Une grande maison près de San Juan – Can Tirurit – allait permettre de la concrétiser. Mise à la disposition du collectif par un sympathisant absent pour une longue durée, elle s'adaptait parfaitement à l'objectif qui lui était assigné : devenir un espace de rencontre et de création doté d'ateliers, de salles d'expositions, d'un jardin pour enfants...édifiée à partir de dons et sur une base de bénévolat, la communauté de Can Tirurit s'est dans un temps distinguée par son rayonnement et son inventivité... avant d'éclater sous le poids des dissensions internes. Refusant la résignation, une partie de ses fondateurs se sont alors déplacés à San Miguel pour créer S'Hort – qui existe toujours. 

Il faut souligner l'originalité des expériences communautaires menées dans l'île. Celle-ci repose en premier lieu sur le fait que la force du collectif ne domine pas les individualités. Alors que la majorité des communautés créées à cette époque se présentent comme une alternative à la famille, les regroupements existants à Ibiza ne revendiquent rien de semblable. Certes, la remise en cause des rapports traditionnels hommes-femmes, l'importance accordée à l'affectivité, à la sensualité, perturbent l'équilibre des couples, induisent des comportements sexuels d'une grande liberté, engendrent des relations différentes aux enfants, mais sans déboucher pour autant sur un nouveau modèle familial de type tribal. Chacun conserve son foyer, ce qui n'exclut pas l'ouverture et l'entraide. Inversement l'habitude très généralisée de partage à plusieurs une maison de campagne ne suppose pas l'échange des partenaires.

Les essais communautaires repérés ici et là sont essentiellement orientés vers la créations, la convivialité et l'approfondissement spirituel. Ainsi le projet de Fondation élaboré par un petit noyau de résidents français, belges et espagnols, qui visait l'édification d'un nouveau village. Partant de la conviction que la course aux armements, la nucléarisation croissante, mènent le monde à sa perte et que l'île d'Ibiza est destinée à survivre à un désastre planétaire, les concepteurs du projet se proposaient de créer un lieu exemplaire et anticipateur. Tout en respectant l'autonomie de ses membres, ce phalanstère moderne, fondé sur l'agriculture et l'artisanat n'aurait privilégié la recherche spirituelle, une vie en harmonie avec la nature, une pédagogie alternative... La Fondation n'a jamais vu le jour par manque de moyens et en raison de divergences quant aux priorités à retenir. Elle illustre néanmoins, dans ses ambitions, un type d'aspirations assez répandu au sein de la mouvance marginale. On peut observer ici et là d'autres tentatives éphémères : potager cultivé collectivement, réseau de presse parallèle... vite abandonnées devant la difficulté à mobiliser les participants de façon suivie. 


L'éducation alternative

Entourés de jeunes enfants nés à l'étranger ou durant leur séjour à Ibiza, les immigrés de l'utopie sont tout naturellement confrontés à des problèmes de garde et d'éducation. Leur façon de vivre et leur commune critique du système éducatif traditionnel les portent vers une pédagogie alternative. Un souhait auquel ne peuvent satisfaire les écoles de l'île, publiques ou privées. Sans oublier, en cette époque franquiste, l'imposition du castillan à des écoliers qui l'ignorent majoritairement puisqu'élevés dans la langue catalane. D'où l'idée d'écoles internationales. Ainsi, se créeront des structures d'accueil selon l'âge et la langue. Can Arnau School, voit le jour en 1971, parce que John, jeune éducateur a des idées de pédagogie plein la tête et que Mary, mère de famille, ne parvient pas à résoudre les problèmes de scolarité de ses propres enfants. Dans une ancienne bergerie réaménagée, John fonde un établissement inspiré de l'exemple de Summerhill. Blat, créée en 1970 par deux universitaires valenciens, rassemble des enfants hispanophones dont les parents, artistes et intellectuels dans leur majorité, refusent le carcan moral des écoles d'Ibiza. Un an plus tard est créé l'Ecole internationale qui accueille une soixantaine d'élèves anglais, américains, canadiens, hollandais et allemands. Son ambition : préparer les enfants à vivre dans un monde où n'existeront plus les barrière nationales. Point sensible des visées utopiques, l'éducation alternative témoigne chez les jeunes adultes immigrés d'Ibiza d'une immense confiance en l'avenir et en leur capacité à changer la vie... 

 

Jean-Claude Deutsch
Ibiza
Salle de classe Hippie
1972

MORE  -  DROGUES

Mais, encore ne faut-il ne pas tomber dans le piège de la nostalgie nous entraînant dans un passé hippy par trop idéalisé, reconnu comme un havre de paix et de bonheur partagé en communauté. Le film More de Barbet Schroeder en témoigne ; premier film français du réalisateur traitant du phénomène hippy, alors même que la France est encore plus ou moins préservée par ce phénomène : les yéyés y règnent, alors qu’à Amsterdam et, donc, Ibiza, les hippies prennent leur aises.  More, pour peut-être plus de drogue pour atteindre le nirvana ou éteindre ses angoisses. C’est un film tragique narrant l’itinéraire d'un jeune idéaliste cultivé allemand qui décide à la fin de ses études de parcourir l’Europe du sud, prêt à être le « Fils du Soleil », dépasser toutes les frontières (extérieures et intimes), et croquer la vie dans l'instant présent en échappant à la morosité d’une société qu'il juge dépassée. À Paris, il rencontre la sublime et troublante Estelle, une américaine qui l’embarque à Ibiza, lieu de liberté relative et de soleil. Mais Estelle est déjà accroc à diverses drogues douces ou plus dures, et son dealer avec qui la jeune américaine cultive une relation ambiguë avec une figure locale de l’île, le mystérieux Ernesto Wolf,  secrètement ancien officier de la SS. La quête de Stefan, jouissive, ensoleillée et multicolore dans un premier temps, va se transformer inéluctablement en tragédie, l’impasse sordide et définitive où mène toutes dépendances aux drogues.

 

Pink Floyd | More | 1969


Très tôt, à l’origine même hippy, apparaissent les premiers signes d'auto-destruction, après l'entêtement aveugle de la quête du bonheur ou du rêve, s'érige le temps des déceptions, une combinaison pessimiste quant au « moi » et au monde. Le combat pacifique n'aura abouti à aucune structure durable, aucune aspiration commune. Les hippies cessent de croire aux vertus de l'ouverture de la conscience, et plutôt que de se rendre, reprendre le chemin tracé, nombreux sont ceux qui préfèrent aller jusqu'au bout, jusqu'à l'OD, l’OverDose. En 1975, c'est l'hécatombe plus ou moins accidentelle : Janis Joplin, Jimi Hendrix, Jim Morrison, tous morts d'un excès de drogue. Parmi les hippies, combien ne reviendront plus. Morts eux aussi. Ou emprisonnés dans les geôles le long de la Route de Kabul ou de Goa, pour trafic ou possession de drogue et Ibiza deviendra un des premiers ports d’Europe où transitent les drogues, alimentant les escouades de jeunes touristes.  Danielle Rozenberg soulignait dans un entretien :

« Dès la sortie du film “More”,  les Allemands ont commencé à débarquer sur le port à la recherche exclusive de ces paradis chimiques. Le reste de l’Europe a suivi.» 

L’île s’y prête d’autant mieux qu’au sein de la communauté hippie nombreux séjournent fréquemment en Asie. De Kaboul, de Delhi ou de Bali, on ne rapporte plus seulement des shalwar-kamiz pachtouns, des colliers d’argent du Rajasthan ou des sandales balinaises. Lætitia Ney d’Elchingen, ancienne hippie installée sur l’île raconte :

« Le summum fut 1974,  ce fut l’année “déglingue”. Je me souviens de ma première nuit à Ibiza, quelques années auparavant. J’avais été conviée à dîner dans sa finca par une riche Américaine, propriétaire de La Tierra, un bar où tout le monde se réunissait. Au dessert, on nous a servi un gâteau au haschisch. Résultat : je me suis retrouvée perdue, en rase campagne, avec deux pneus crevés... Mais sans plus de dommages. Plus tard, on a pris du L.s.d., de la psylocibine, des trips qui duraient trois ou quatre jours mais qui demeuraient joyeux et innocents. Au milieu des années 70, avec l’arrivée des drogues dures, ce bonheur a subitement disparu.»


Il disparaît avec la dépendance pour les uns, l’OD pour les autres, la prison pour les consommateurs et dealers, ceux et celles ayant volé pour pouvoir s’acheter une dose, et avec l’apparition de la prostitution, plus ou moins volontaire, en ces temps de libération sexuelle...

INSTANT CITY

En octobre 1971, le 7e Congrès de l'International Council of Societies of Industrial Design [Conseil international des sociétés de design industriel (ICSID)] se tient à la Cala de Sant Miquel, une baie sur la côte nord-ouest d'Ibiza. Un congrès placé sous le thème Design Low Budget destiné à réunir des professionnels et des étudiants du monde entier,  pour des discussions relatives à l'architecture, au design, à l'art et la technologie.  Isolé de la grande ville, situé dans un lieu bucolique, le congrès  s'immerge dans l'esprit du temps ; et cet événement, sans véritable programme structuré, privilégie les interventions spontanées, au contraire de la rigidité des congrès traditionnels : la cérémonie d'ouverture propose ainsi un happening coloré et festif. 

Une réunion particulière car c'est une rencontre pluri-disciplinaire, entre ceux du « comment », les concepteurs professionnels, et ceux du « pourquoi », les jeunes étudiants ; particulière car si Ibiza représente un haut lieu du courant hippy, une île de liberté et d'expérimentations collectives originales, c'est bien un dictateur – Franco – qui dirige le pays ; particulière enfin, car le thème se propose d'aborder, et de tenter de répondre en théorie mais aussi en pratique, aux graves difficultés économiques que connaissent les espagnols. 

Dans ce contexte, l'une des interventions les plus importantes a été la participation de José Miguel de Poole Prada, le créateur d'Instant City  [ville instantanée], destinée à fournir un logis collectif aux étudiants  qui n'avaient pas pu obtenir de chambre dans les deux hôtels de la baie.  Instant City est une gigantesque structure gonflable provenant de la cité universitaire de Madrid,  qui sera monté collectivement par les congressistes. Une expérience collective d'installation provisoire faisant d'une structure un immense dortoir où s'installe une grande communauté : l'objectif n'est pas de faire l'apologie de l'architecture gonflable, très en vogue à cette époque, mais bien celle du communautarisme, de la solidarité et de l'autonomie. Une architecture-structure qui selon un congressiste “maximalise le contact social, créé un environnement comme un encouragement aux relations sociales”.  L'idée principale était d'avoir plusieurs "speaking rooms", où les participants pouvaient se réunir et discuter. Des artistes invités ont participé avec des interventions créatives, comme Muntadas et Gonzalo Mezza, créateurs du Vacuflex-3, une sculpture mobile constituée par un tube industriel de plastique vert de 150 mètres de long. Dans  cette intervention interactive, le tube a été déplacé à différents lieux de la baie. Josep Ponsati installa une grande sculpture gonflable à la Cala de Sant Miquel, composée de grands ballons en plastique blanc, mesurant 40 mètres de longueur à un moment donné.

 



Des utopies freaks aux années fric

Plusieurs facteurs et événements expliquent la disparition progressive des néo-hippies à Ibiza, ou  leur récupération touristique en tant que post-hippy faisant partie intégrante et intégrée du folklore de l’île, au même titre que ses plages et tapas : la transition post-franquiste et ses conséquences telles la libération des mœurs retenues en captivité par le dictateur Franco, l’intégration européenne et le développement touristique lié à la mondialisation. Ibiza passe ainsi quasi directement d’une époque pré-industrielle basée sur l’agriculture et la pêche à la société post-industrielle ; à partir de la fin des années 1980, le mythe libertaire hippy se transforme en marque, en label et en produit industriel touristique en tant que tel ; à la même époque, se déroule exactement le même processus avec les squats d’Amsterdam participant pleinement et involontairement aux campagnes de promotion touristique de la ville.

 



L’âge a également été un facteur déterminant de désintégration du phénomène néo-hippy : les jeunes étudiants entrent dans la vie active et pour ceux et celles n’ayant guère réussi dans les activités professionnelles hippies, l’heure a sonné pour eux de travailler. Comme d’ailleurs pour la mode hippie, supplantée à la fois par la mode disco et parallèlement au nouveau phénomène punk, parfait anti-thèse de l’utopie hippie : le hippy devient dès lors has been que l’on surnomme péjorativement baba cool. La nouvelle génération qui pointe vers le milieu des années soixante-dix ne croit plus en rien. No Future. L'ère punk est née. On écoute les Sex Pistols, qui clament leur désaffiliation du système sans offrir d'utopique voie de sortie. 

Leurs espaces vitaux, leurs réserves sont également menacés : les jeunes habitants des Baléares ne sont plus obligés, comme jadis, de quitter l’île pour trouver un emploi en terres étrangères : au contraire, les travaux de l’île les retiennent et dès lors les prix des loyers et des fincas grimpent en flèche. Parallèlement, la construction d’hôtels en bord de mer les prive de lieux de résidence ; l’offre hôtelière augmenta afin de faire face à l’invasion : en 1961, 42.742 visiteurs annuels, en 1970, 361.670 ! Ses hôtels bâtis pour un grand nombre au plus près des plages, et parfois pour les tous premiers, en enfreignant allègrement les règlements d’urbanisme - corruption et clientélisme faisant -, chassent ainsi les bandes hippies de leurs repaires et lieux idylliques préférés, fuyant les touristes venus en famille, ou en solitaire pour les observer. 

 



Car la réputation mondiale est faite, que l’île hippie est une sorte de baisodrome géant où il est possible de copuler avec un-e partenaire différent-e chaque nuit, ou de les voir faire. De même, la grande tolérance que l’on accorde aux habitants d’Ibiza est un appel pour les homosexuels - hippies ou non - qui y débarquent en nombre et transforment ce que l’on pourrait appeler le paysage sexuel de l’île. Et intellectuel, car en effet, l’île est désertée progressivement par l’intelligentsia et l’avant-garde étrangères qui jadis avaient forgé sa réputation et renommée d’île paisible, éloignée des bruits et de la fureur du monde : comme les hippies, ils sont relégués au statut de reliques du passé ; les stars du show-business, par contre, y demeurent, mais s’enferment dans leurs résidences et plages privées sécurisées : le temps des fiestas et des marchés hippies qu’ils fréquentaient est résolument révolu.

 




Enfin, nous l’avons évoqué, les drogues dures ont largement contribué à défoncer l’utopie hippie, à Ibiza comme dans tous les spots hippies du monde entier. En Inde, à Goa, haut lieu hippy, les membres des véritables communautés hippies dans les années 1970, refusaient les dangers des drogues dures pour s'adonner plutôt à fumer des joints autour de grands feux sur la plage ; mais  les premiers troubles apparaissent vers la fin des années 1970 avec l'arrivée des drogues chimiques. Selon un rescapé :

"Au début, on fumait du hashish, puis des voyageurs occidentaux arrivant en bus ont commencé à ramener de l'opium du nord de l'Inde et de l'héroïne. Et tout le monde est plus ou moins tombé dans le cercle vicieux des drogues dures". 

Faisant une hécatombe d’un nombre croissant de junkies et de morts par overdose. Situation identique à Katmandou. En 1969, déjà, le secrétaire du Consulat de France à Katmandou jugeait ainsi la situation : 

“Ce que vous voyez là, ce sont des lettres de pères et de mères de famille qui me supplient de leur donner des renseignements sur leur fils ou leur fille. J’ai toute une liste de descriptions, qui se ressemblent toutes. Ce sont des affaires assez particulières et des cas à traiter bien différents de ceux de mes collègues en poste en Europe. Tous les Français que je vois défiler dans ce bureau, sont des jeunes au bout du rouleau qui ont besoin de nous. Qui ont besoin d’argent et qui veulent être rapatriés en France parce qu’ils n’en peuvent plus. Une fois, j’ai eu affaire à une Parisienne complètement cinglée. Elle vivait à Pashupati, depuis six mois, avec un «sadou», un pèlerin indien chevelu qui est en constante méditation. Elle ne parlait plus. Elle était sous l’emprise du LSD.”

En 1969 sort le film Les Chemins de Katmandou réalisé par André Cayatte [avec Jane Birkin et Serge Gainsbourg], film noir adapté du roman de René Barjavel, co-scénariste du film, qui n’est pas sans rappeler More. Easy Rider est sur les grands écrans en 1969 également, aujourd’hui véritable documentaire sociologique. 

Les grandes discothèques apparues au milieu des années 1970 sont à la fois reconnues dans le monde entier pour leur ambiance festive et comme étant des lieux de débauche, où les drogues douces, dures et inimaginables sont, dit-on, en vente libre. 

« Ibiza durant les trente dernières années, c’est la rencontre de l’histoire musicale et de l’économie du divertissement nocturne, de la musique électro-house-techno et du profit, de la fête sous les étoiles et de la production industrielle. » (Yves Michaud, “Ibiza mon amour” )

Il faut pour comprendre cette évolution lire l’essai de Yves Michaud, “Ibiza mon amour” : comment une île pauvre et isolée est devenue en une quarantaine d’années un lieu mondialement connu, une véritable marque vouée à la fête, à la musique techno, une destination de rêve qui attire près de deux millions de touristes par an. Mais surtout, le propos transcende le simple exemple d’Ibiza pour nous montrer comment le capitalisme moderne transforme notre légitime recherche du plaisir en véritable industrie, ce que l’auteur appelle « l’industrialisation de l’hédonisme » :

“À Ibiza, le couple emblématique de la nuit, c'est l'oligarque et la (le) putain, le milliardaire de la mode et la (le) putain, la vedette de la publicité et la (le) putain. Quand l'industrialisation du plaisir triomphe, triomphent donc aussi cupidité, exploitation, corruption, prostitution. Le patron chrétien, conservateur, paléofranquiste bon teint, se fait tenancier de bordel. C'est bien aussi ce que mon enquête a malheureusement montré. (…) J'exagère certainement un peu, mais l'évolution d'Ibiza risque d'aller dans le sens de cette production industrielle des expériences de jouissance, avec ses corrélats inévitables que sont trafics, corruption, prostitution. Pour échapper à cette évolution, il ne suffira pas d'inventer un autre modèle du tourisme, puisque ce qui est en jeu, c'est autre chose, de plus difficile à produire : un autre rapport à la vie.”


Felix R. Cid
Ibiza
2008




ARTICLES Associés :
 


HIPPY : COMMUNAUTES et BACK-TO-LAND

USA : FREE CITY COLLECTIVE, les Diggers

DE LA MISERE EN MILIEU HIPPY




 

EXTRAITS


 

Danielle Rosenberg

Tourisme et utopie aux Baléares : Ibiza, une île pour une autre vie. L’Harmattan, 1990.



 

Flavie Rouanet

Formentera, un espace mythique



 

Carlos Gil Munoz

Juventud marginada. Estudio sobre los hippies a su paso por Formentera. | 1970


 

Bob

La célèbre auberge « Funda Pepe », à Formentera, où il est toujours possible de prendre un verre, est devenue une sorte de monument du souvenir dédié à la philosophie du flower power. Pour les nostalgiques de l'époque, l'historien local s'appelle Bob. Il possède une extraordinaire bibliothèque regroupant plus de 20.000 livres en huit langues et il est toujours prêt à vous raconter de véritables anecdotes sur le sujet.