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La mémoire oubliée des grandes grèves de 1948
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
DES IDEES ET DES ACTES. L’historienne Marion Fontaine revient sur les grandes grèves de 1948 qui, soixante-dix ans après, ont encore des résonances dans la gauche d'aujourd'hui.
"Des idées et des actes". C'est ainsi que se résume ce nouveau rendez-vous de l'Obs. Avec des écrivains, des chercheurs, des citoyens engagés, des expériences locales, nous allons donner à voir une gauche européenne qui se cherche, le plus souvent hors des partis.
Aujourd'hui, l'historienne Marion Fontaine revient pour nous sur un épisode historique, aussi tragique que majeur, et qui pourtant n'est jamais commémoré : les grèves de 1948 dont ce sera le soixante-dixième anniversaire dans quelques jours.
Du 3 octobre au 29 novembre 1948, les mineurs des Charbonnages de France se battent contre leur patron, l'Etat, dans tous les bassins miniers français. Un conflit long, dur, animé par la CGT et dont l'ampleur de la répression menée par le ministre socialiste de l'Intérieur Jules Moch a durablement entaché les rapports entre les communistes et les socialistes. L'historienne vient d'y consacrer une note passionnante pour la Fondation Jean-Jaurès : "1948 : les gauches, le mouvement social et l'Etat". Elle y revient sur les leçons de cette grève, "la plus tragique" de l'histoire récente selon elle et qui illustre le rapport de la gauche à la grève, la haine entre les communistes et les socialistes... autant de thèmes qui traversent encore la gauche aujourd'hui.
Pourquoi avoir choisi de travailler sur les grèves de 1948 ?
Avec Xavier Vigna, nous travaillons sur les mobilisations sociales et sur les mines depuis longtemps et nous sommes toujours frappés par le fait que ces grèves de 1948 sont à la fois un élément négligé, oublié des commémorations mémorielles et une référence. Quand vous plongez dans les archives de ce conflit, vous êtes soufflé. C'est la grève la plus violente, la plus étrange, la plus tragique que je connaisse. Et elle structure encore certains bassins miniers. Dans les années 1990, dans le Nord notamment, les rapports entre les socialistes et les communistes étaient encore marqués par les séquelles des grèves de 1948.
Vous écrivez que ce n'est "pas seulement un conflit social", mais "un conflit politique qui prend très vite les allures de l'irrémédiable"...
C'est vraiment un conflit politique. La fin des années 1940 est marquée par l'après-guerre. C'est un vrai conflit de guerre froide. Le PCF peut aspirer à l'hégémonie en France et se heurte violemment aux gouvernements de la troisième force avec les socialistes. Les communistes comme les socialistes aspirent à représenter non seulement la gauche mais la nation : chacun dit qu'il est la France et que l'autre n'est pas la France. Les communistes pensent que les socialistes sont des valets de l'impérialisme américains et les socialistes pensent que les communistes sont les affidés de Moscou, des traîtres en puissance. Ce contexte politique explique ce fait unique dans l'Histoire : des grévistes vont être dégradés militairement.
L'ampleur de la répression des mineurs grévistes s'explique, selon vous, pour des raisons politiques ?
Oui, mais aussi pour des raisons sociales. Le conflit de 1948 est très lourd. Les mineurs n'obéissent pas toujours à leurs dirigeants. C'est au fond un conflit qui condense la situation : le rationnement n'a pas cessé, les mineurs sont épuisés. Et ils sont extrêmement déçus : ils ont vu dans la nationalisation des Charbonnages de France en 1946 la possibilité d'une autre gestion "la mine aux mineurs". Ils voulaient notamment punir les ingénieurs des Mines qui avaient abusé de leur autorité pendant la guerre. Or l'Etat avait besoin d'eux pour produire du charbon.
C'est aussi un conflit particulier car c'est une grève contre l'Etat.
Oui, c'est un conflit contre l'Etat-patron. Le ministre de l'Intérieur, Jules Moch le vit ainsi.
Est-ce cette dimension qui explique l'ampleur de la répression ?
Oui, l'Etat a des moyens qui ne sont pas ceux des autres patrons. Et l'Etat a très peur d'une subversion, d'une prise de pouvoir des communistes. On le voit bien dans les archives. Aujourd'hui, on sait que le Parti communiste n'avait pas les moyens de prendre le pouvoir, mais à l'époque les acteurs ne le savaient pas. La répression sécuritaire, celle des CRS et de l'armée, se retrouve lors d'autres conflits sociaux.
Ce qui est étonnant dans ces grèves, c'est l'ampleur de la répression judiciaire : le responsable de la Fédération nationale du sous-sol de la CGT parlera de 2.783 condamnations, dont 1.073 à des peines de prison ferme. Le parquet fait souvent appel des peines prononcées en première instance. Les ouvriers étrangers sont souvent expulsés, le préfet du Pas-de-Calais regrette même qu'on ne puisse pas déchoir de leur nationalité les naturalisés les plus récents. Et des grévistes sont privés des grades militaires acquis pendant la guerre.
Dans l'histoire des rapports entre socialistes et communistes, ces grèves laisseront des traces.
Des traces profondes. Quand on dit que la gauche est divisée aujourd'hui, ce n'est rien par rapport à 1948 : ils se haïssent. J'ai entendu à la fin des années 1990, un maire socialiste du bassin minier du Nord me dire "les communistes sont des ennemis". Pas des adversaires, mais des ennemis. En 1948, dans les bassins miniers, il y a des ouvriers socialistes et des ouvriers communistes. Ce n'est pas une guerre civile, mais des affrontements ont lieu dans les quartiers entre ces ouvriers. Des non grévistes sont malmenés, leurs carreaux cassés, leurs pneus crevés, le feu mis à leurs portes. Les grévistes, eux, ne pardonneront jamais aux socialistes d'avoir laissé les chars entrer dans les mines et ils n'oublieront jamais la répression du conflit. Des années 1940 aux années 1970, entre socialistes et communistes, c'est la haine. Chacun dénie à l'autre la représentation de la nation. C'est un cas extrême de division de la gauche, mais cela en dit long sur la haine à l'intérieur de ces appareils.
Cette mémoire haineuse s'est-elle transmise ?
Oui, cette mémoire s'est transmise chez les acteurs locaux de ce conflit. Dans les bassins miniers, dans les années 1960-1970, les socialistes pratiquaient des alliances avec des centristes, des alliances à la En Marche ! avant l'heure, par haine des communistes.
Et la haine des communistes se cristallisait sur Jules Moch...
Jules Moch est une figure repoussoir dans la mémoire communiste. A côté, Manuel Valls est un Bisounours, chantre du dialogue social ! En 1948, le ressentiment du PCF contre la SFIO se cristallise autour de cette figure du ministre de l'Intérieur, qui a envoyé les chars dans les cités minières. Il a envoyé l'armée contre sa population. Mais c'est une histoire oubliée. Plus personne n'instrumentalise cette figure honnie, même lors de conflits sociaux quand le PS est au pouvoir. Il faut toujours resituer les grèves de 1948 dans un moment où la guerre est encore très présente.
C'est cette présence de la guerre qui explique selon vous le slogan CRS/SS qui est né dans ce conflit ?
Oui. Pour les mineurs, c'est une répression qui suit celle des nazis. Le discours communiste est inspiré par la guerre : on a incarné la Résistance contre les nazis, on continue à résister contre les collabos et les traîtres socialistes, valets des Américains. Le PCF veut incarner la France et pour lui, les traîtres ce sont les autres.
Vous écrivez qu'il n'y a aucune trace dans l'Histoire d'un autre conflit social dans lequel les grévistes ont été dégradés militairement. Comment comprendre que des grévistes de 1948 l'aient été ?
Quand vous êtes historienne, vous savez que les réactions ne sont pas toujours logiques. La seule explication à l'illogisme, c'est la peur. Les dégradations militaires sont humiliantes, absurdes. Elles sont vécues très violemment par les individus eux-mêmes, par leurs familles. Dominique Simonnot, dans son livre, raconte qu'un fils de mineur n'a pas pu trouver un emploi dans l'armée car son père avait été dégradé. On n'a pas trouvé un autre conflit où cette humiliation supplémentaire ait été utilisée.
Ces grévistes ont été réprimés par des socialistes. Et une poignée d'entre eux ont finalement été réintégrés dans leur grade militaire par un socialiste, puisque c'est François Hollande qui l'a fait en septembre 2016….
Je souligne ce paradoxe dans le texte. Cette cérémonie de réintégration arrive juste après la loi Travail. Et personne ne fait le lien entre ces différents éléments. Cette réintégration par les socialistes est aussi possible par un oubli partiel des conditions dans lesquelles ce conflit et sa répression se sont déroulés. La vieille SFIO de Jules Moch n'existe plus et les socialistes d'aujourd'hui ne se sentent pas comptables de cette histoire. Cette réintégration est, pour beaucoup, due à Christiane Taubira qui avait fait voter en 2015 un amendement à la loi de finances reconnaissant le caractère "discriminatoire et abusif " des licenciements des grévistes de 1948, permettant leur indemnisation. La réintégration militaire, parfois à titre posthume, est une réparation symbolique que l'appareil judiciaire n'avait pas pu offrir.
Quelles leçons peut-on tirer de ces grèves ?
Ce conflit marquant ne cesse de m'intéresser. C'est un événement aussi symbolique que les grèves des mineurs britanniques de 1984. Il y a une première leçon à tirer sur les nationalisations. Elles peuvent ne pas répondre aux questions de démocratisation. Les grèves de 1948 sont un échec flagrant. L'Etat a parfois fait pire que les compagnies privées qui géraient les charbonnages de France. Il y a aussi une leçon à tirer sur ce qu'est la gauche. Dans ce conflit, les deux parties sont de gauche. Cela a-t-il du sens d'entrer dans un tel conflit dans une famille politique ? Ce conflit montre aussi que les guerres intestines dans la gauche ne font que des perdants. C'est un conflit perdant/perdant. Quand la gauche se tourne vers son histoire, elle ne devrait pas seulement regarder les moments héroïques ou tragiques, ceux où les bons et les méchants sont facilement reconnaissables. La situation de 1948 ne ressemble pas à aujourd'hui, mais elle montre que la gauche peut perdre pied et que ce n'est pas toujours la faute de la droite. Il y a une exigence de lucidité sur l'histoire des gauches, pour ne pas idéaliser le passé mais y réfléchir.
Qu'est-ce que ce conflit dit du rapport de la gauche à la grève ?
C'est une banalité, mais il démontre que les attitudes de la gauche par rapport à la grève sont plurielles depuis longtemps. Depuis Jean Jaurès pour qui la grève devait être acceptée par le suffrage universel des salariés et qu'elle n'était qu'une solution en dernier recours, pour faire avancer les choses, parce que sinon elle plongeait les ouvriers dans la misère. Ce ne fut jamais l'attitude de la CGT qui, à la même époque, prêchait la grève générale et révolutionnaire. La gauche a un rapport différent à la grève en fonction de ses composantes et des moments. En 1948, au début, une partie de FO et de la CFTC sont pour la grève. A gauche, menacer ou pas l'outil de travail est une question qui divise toujours. Ce que l'on peut retenir de 1948 c'est que le raisonnement : la gauche est gréviste et la droite non gréviste, n'est pas toujours juste.
Propos recueillis par Cécile Amar