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Pierre Bitoun: "le paysan est devenu un individu mécanique"

agriculture

Lien publiée le 29 septembre 2018

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https://lemediapresse.fr/social/pierre-bitoun-le-paysan-est-devenu-un-individu-mecanique/

Pierre Bitoun est un sociologue, coauteur avec Yves Dupont du Sacrifice des Paysans, paru en 2016 aux éditions L’échappée. Interrogé par Le Média, il revient pour nous sur le fléau qu’est le suicide des paysans. Il en explique les causes, induites par un capitalisme productiviste qui tend à déshumaniser les paysans, les transformant en « agriculteurs », c’est-à-dire en « individu mécanique », en un matériau destiné à produire du profit. 

Pierre Bitoun : « Le paysan est devenu un individu mécanique »

Le Média : Le secteur agricole est, selon Santé public, parmi les plus touchés par le suicide. On explique ce mal-être par des problèmes économiques (surendettement, baisse des revenus) et sociaux (isolement, pression familiale, etc). En quoi les politiques agricoles menées actuellement sont-elles responsables ?

Pierre Bitoun : J’ajouterais d’abord aux facteurs explicatifs que vous citez, le sentiment qu’ont de nombreux agriculteurs de voir le sens de leur métier complètement dévoyé par des pressions de toutes sortes : performance technique, course au rendement et à l’agrandissement des exploitations, mise en concurrence à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières, etc. Ces pressions sont directement liées aux politiques productivistes suivies dès les lendemains de la Seconde Guerre mondiale, durant les « Trente Glorieuses » (1945-1975), et qui n’ont fait que s’accélérer au cours des « Quarante Honteuses » de l’ère néolibérale. Au lieu de satisfaire dans la sérénité à ses missions – nourrir ses proches, ses voisins, ses compatriotes, l’humanité tout entière et entretenir le milieu social et naturel dans lequel il vit –, le paysan, devenu agriculteur pris dans la spirale du productivisme, est progressivement devenu un « individu mécanique » astreint à des tâches répétitives, taylorisées, doublé d’un « être coupable » d’être « assisté » pour produire pollutions et malbouffe. Ce sont les finalités mêmes du métier qui ont été subverties, voire anéanties.

Y a-t-il des facteurs inhérents au capitalisme et à la modernité qui peuvent conduire les agriculteurs à un tel mal-être ?

Oui, bien sûr. Mais il faut aussi souligner à quel point ce mal-être est commun à quasiment toutes les couches sociales qui se trouvent prises, elles aussi, dans la logique déraisonnable et dangereuse du productivisme. Par quoi il faut entendre, non pas seulement le « toujours plus », le « toujours plus de croissance » dont on nous rebat les oreilles, mais un phénomène beaucoup, beaucoup plus grave. Le productivisme c’est l’idée, consubstantielle à l’esprit de la modernité et du capitalisme, que tout, absolument tout – êtres humains, sociétés, produits de la science et de la technique ou des technosciences, animaux, nature, information, etc. –, doit devenir un matériau au service de la quête de Puissance et de Profit de l’État et du capital, désormais de plus en plus confondus dans l’État néolibéral. De cette logique du « tout est ressource », « tout est matériau », qui est aujourd’hui effective et illimitée, tous ne meurent ou ne se suicident pas évidemment, mais tous sont touchés, épuisés, ainsi qu’en témoignent la pandémie des burn-out, la consommation de psychotropes ou les faux amis du coaching personnel qui font un paquet d’argent sur ce mal-être.

Chez les agriculteurs, cet épuisement productiviste est vécu de façon particulièrement aiguë et douloureuse parce qu’ils ont aussi le sentiment – et hélas à juste titre ! – de faire partie d’un catégorie sociale condamnée, en dépit de tous les discours hypocrites et rassurants que tiennent les gouvernants à leur égard. Deux chiffres, qui correspondent aux tendances lourdes de nos sociétés dites modernes, le prouvent. En 1945, en France, pays représentatif des nations dites développées, plus d’1/3 de la population active vivait de l’agriculture tandis qu’aujourd’hui on en est à 2-3%. Et au niveau mondial, les chiffres sont également vertigineux : en 1950, on comptait 80% de la population active totale dans l’agriculture, ils ne sont plus que 40% aujourd’hui.

Pourquoi l’agriculture est-elle à ce point délaissée par les pouvoirs publics ?

L’agriculture n’est pas « délaissée » par les pouvoirs publics. Elle est constamment remodelée par eux, soumise chaque jour davantage au modèle capitaliste-productiviste dominant, où s’insèrent sans pouvoir pour l’instant le remettre en cause des îlots alternatifs d’agriculture paysanne, bio, etc. La situation actuelle de l’agriculture française en est une bonne illustration. On vit aujourd’hui une cohabitation totalement schizophrénique des types d’agriculture, avec pour compenser cette schizophrénie, les thèses gentillettes et mensongères sur la possible compatibilité de l’agriculture duale, « industrielle » et « de niche », qu’on nous sert régulièrement.

Résumé à grands traits, on a, d’un côté, des agriculteurs productivistes, dont une fraction construit maintenant des fermes-usines avec de gros appuis financiers, tandis que l’autre est en crise, subit des revenus négatifs, et se fait éliminer au nom du tri des plus « performants ». Performants voulant dire aujourd’hui de plus en plus robotisés, numérisés, biotechnologisés. Certains tentent bien de décélérer, de réduire les intrants chimiques, d’opérer des reconversions, mais cela n’est pas facile et ne remet pas en cause, de toute façon, le système dans son ensemble. Et de l’autre côté, on rencontre une minorité de paysans, soutenus par des consommateurs solidaires, conscients des enjeux d’environnement ou de santé, qui mettent en œuvre l’agriculture paysanne, bio, les circuits courts, et fournissent des produits de qualité pour certaines catégories de la population, souvent aisées. Ils vivent généralement mieux que beaucoup d’agriculteurs productivistes – quoique chichement ! – mais ils font aussi face à toutes sortes de difficultés : le manque de soutiens financiers publics, la multiplication des normes bureaucratiques, environnementales ou sanitaires, qui en empêche plus d’un de travailler, le prix du foncier qui s’envole, la raréfaction des terres agricoles qui ne cesse de s’aggraver.

D’où la question : cette cohabitation schizophrénique est-elle durable ? Les fermiers-usiniers ne vont-ils pas, à plus ou moins long terme, devenir le modèle hégémonique, comme c’est déjà le cas dans d’autres pays ? Et cette autre question qu’on ne pose pas aussi suffisamment : en étant survalorisés médiatiquement, par rapport à son poids réel en terme de producteurs ou de consommateurs concernés, les îlots d’agriculture paysanne ne sont-ils pas le meilleur alibi pour ceux qui souhaitent poursuivre et accélérer l’industrialisation de l’agriculture ?