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Quand Plekhanov a basculé dans l’opportunisme
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
http://www.matierevolution.fr/spip.php?article5038
Pendant de longues années où la révolution sociale restait une perspective lointaine en Russie, Plekhanov a défendu fermement le marxisme révolutionnaire et, curieusement, a basculé quand la question de la révolution s’est trouvée posée par l’Histoire...
Ce que disait Plekhanov, avant de basculer
Pendant la Première Guerre mondiale, il prit une position « défensiste » (au nom de la défense nationale de la Russie !!!), ce qui le plaçait parmi les social-chauvins, à l’extrême droite de la social-démocratie. Il soutenait qu’une victoire de l’Entente serait positive tandis qu’une victoire de la Triplice serait catastrophique. Il publia à la veille de la Révolution de Février 1917 dans un journal américain un article déclarant qu’il serait criminel pour les ouvriers russes de se mettre en grève au risque d’affaiblir militairement la Russie. Il est alors en Finlande, province russe à l’époque.
Après le renversement du tsarisme, Plékhanov resta sur des positions patriotiques mais, cette fois, au nom de la défense de la démocratie russe contre l’impérialisme allemand.
Après la révolution de février 1917, il soutient le gouvernement provisoire bourgeois. Dans L’Etat et la Révolution, Lénine le nomme « le renégat Plekhanov ».
Léon Trotsky en 1940, dans sa lettre ouverte au camarade Burnham (« Défense du marxisme ») :
« L’exemple de Plekhanov, qui parait une exception, ne fait en réalité que confirmer la règle. Plekhanov fut un propagandiste remarquable du matérialisme dialectique mais, de toute sa vie entière, il n’eut jamais l’occasion de participer à la lutte des classes réelle. Sa pensée était en divorce avec sa pratique. La révolution de 1905 et la guerre mondiale qui suivirent le jetèrent dans le camp de la démocratie petite-bourgeoise et le contraignirent à renoncer au matérialisme dialectique. Pendant la guerre mondiale, Plekhanov se fit ouvertement le propagandiste de l’Impératif catégorique kantien dans le domaine des relations internationales : "Ne faites pas aux autres ce que vous ne voulez pas qu’ils vous fassent". L’exemple de Plekhanov prouve seulement que le matérialisme dialectique par lui-même ne suffit pas pour faire d’un homme un révolutionnaire. »
Qu’avait été Plekhanov :
Lénine le rappelait dans son « Discours sur les conditions d’admission à l’Internationale Communiste », le 30 juillet 1920
« Quand, en 1902 1903, nous élaborions le premier programme de notre parti, nous avions toujours sous nos yeux l’exemple du programme d’Erfurt, à une époque où Plekhanov, le même Plékhanov qui disait alors avec juste raison : « Ou bien Bernstein enterrera la social démocratie ou bien c’est la social démocratie qui enterrera Bernstein. » Plekhanov soulignait tout particulièrement ce que si le programme d’Erfurt ne disait rien de la dictature du prolétariat, c’était une erreur sur le plan théorique sur le plan pratique, une concession pusillanime faite aux opportunistes. Aussi la dictature du prolétariat a t elle été incluse dans notre programme dès 1903. »
Sans être ouvertement adversaire de la seconde révolution (Octobre 1917), Plekhanov affirmait en prévoir les conséquences catastrophiques. Dans le journal Iedinstvo du 28 octobre 1917, il publia un article intitulé « Lettre ouverte aux ouvriers de Pétrograd », dans lequel il écrivit :
« Si les événements des derniers jours m’affligent (le coup d’état bolchévique), ce n’est pas parce que je ne veux pas le triomphe de la classe ouvrière en Russie, mais justement parce que je l’appelle de toutes les forces de mon être. Il convient de se rappeler la remarque d’Engels selon laquelle il ne peut y avoir pour la classe ouvrière de pire catastrophe historique que la prise du pouvoir à un moment où elle n’y est pas prête. Cette prise du pouvoir la fera reculer loin des positions acquises en février et mars de cette année. »
Le stalinisme pourrait nous faire croire à une capacité supérieure de l’analyse de Plekhanov mais cela aurait nécessité non seulement qu’il estime le prolétariat non préparé en Russie mais aussi dans toute l’Europe puisque celle-ci, dans la foulée d’Octobre, allait proclamer la révolution soviétique. C’est Plekhanov qui avait une vision proprement russe et non les bolcheviks. C’est l’échec des révolutions européennes qui, en isolant le prolétariat russe, allait sembler lui donner raison.
Mais Plekhanov, qui avait défendu becs et ongles les idées révolutionnaires prolétariennes, n’attendit pas la première guerre mondiale ni la révolution d’Octobre pour se détourner de la révolution prolétarienne en chair et en os, dès lors qu’elle avait lieu. Ainsi, ce fut le cas dans la révolution ouvrière de 1905 où il déclarait qu’ « Il n’aurait pas fallu prendre les armes » !!!
Lénine écrit dans sa préface aux lettres de Marx à Kugelmann :
« Plékhanov, en novembre 1905, un mois avant l’apogée du premier assaut révolutionnaire russe, loin de mettre résolument le prolétariat en garde, lui parlait au contraire nettement de la nécessité d’apprendre à se servir des armes et de s’armer. Lorsque, un mois après, la bataille s’engagea, Plékhanov, sans essayer le moins du monde d’en analyser l’importance, le rôle dans la marche générale des événements, le lien avec les formes de lutte antérieures, se hâta de jouer à l’intellectuel repentant : « Il ne fallait pas prendre les armes. » »
Plekhanov décrit par Trotsky dans son ouvrage « 1905 » :
« Plekhanov fut le premier à avoir le triste courage de considérer les événements de la révolution comme une série d’erreurs. Il nous a donné un exemple extraordinairement frappant de la manière dont un homme peut, pendant vingt-cinq ans, défendre inlassablement la dialectique matérialiste contre toute forme de raisonnement dogmatique et d’utopisme rationaliste, pour se montrer utopique dogmatiste de l’eau la plus pure . Dans tous ses écrits sur la période révolutionnaire, vous chercherez en vain ce qui compte le plus : le mécanisme immanent des relations de classe, la logique interne du développement révolutionnaire des masses.
Plékhanov se livre plutôt à des variations sans fin sur le thème de ce syllogisme vide dont la principale prémisse est que notre révolution est une révolution bourgeoise et que nous concluons que nous devons faire preuve de tact dans nos relations avec les Kadets. Il ne nous donne ni analyse théorique ni politique révolutionnaire, mais seulement un raisonnement fastidieux en marge du grand livre des événements. La plus haute réalisation de sa critique est une morale pédagogique : si les sociaux-démocrates russes étaient des marxistes plutôt que des métaphysiques, notre tactique à la fin de 1905 aurait été complètement différente.
Il est tout à fait vrai que Plekhanov a formulé, quelques années plus tard (en 1914), une vision des particularités de l’évolution historique de la Russie, très proche de celle évoquée dans le chapitre précité du livre Notre révolution. Plekhanov rejette à juste titre les théories schématiques des « Occidentaux » doctrinaires et des Narodniks slavophiles à ce sujet et, au contraire, réduit la « nature spéciale » de la Russie aux particularités matérielles et matériellement déterminées de son développement historique. Il est radicalement faux d’affirmer que Plekhanov en a tiré des conclusions compromettantes (dans le sens de former un bloc avec les Kadets, etc.), ou qu’il aurait pu le faire avec un semblant de logique….
La faiblesse de la bourgeoisie russe et le caractère illusoire de la démocratie bourgeoise russe représentent sans aucun doute des aspects très importants du développement historique de la Russie. Mais c’est précisément à partir de cela, compte tenu de toutes les autres conditions existantes, que naissent la possibilité et la nécessité historique de la prise du pouvoir par le prolétariat. Certes, Plekhanov n’est jamais arrivé à cette conclusion. Mais il ne tire pas non plus de conclusion indiscutable, à savoir : « Le mouvement révolutionnaire russe triomphera en tant que mouvement ouvrier ou ne triomphera pas du tout ». Si nous confondons tout ce que Plekhanov a dit contre les Narodniks et les vulgaires marxistes avec son kadetophilia et son patriotisme, il ne restera plus rien de Plekhanov. Cependant, en réalité, il reste beaucoup de choses à Plekhanov, et il ne fait aucun mal d’apprendre de temps en temps avec lui. »
Léon Trotsky, le 1er mai 1916, contre la brochure patriotique de Plekhanov :
« En Suisse vit, et depuis longtemps, comme réfugié politique, Plekhanov : près de 40 ans, assez pour tremper un homme ! Et pourtant ! Peu avant la guerre, Plekhanov insistait sur la nécessité absolue d’envoyer au poteau les « liquidateurs », ceux dont les relations avec le régime étaient trop suivies. Et voilà que cet homme, auteur de la brochure sur Tikhomirov, avec d’autres émigrés plus ou moins privés de leurs droits, adresse un manifeste au peuple travailleur ! Un manifeste de révolutionnaires patentés, de Genève... en pleine guerre !... Mais l’ex-pompadour Khvostov, qui commande à un de ses Rjevsky de supprimer Raspoutine, laisse se diffuser la brochure de Plekhanov. Nous regardons cette combinaison Khvostov¬-Plékhanov comme plus incroyable que tout ce que le fantastique russe actuel peut nous offrir. »
Léon Trotsky, “Georges Valentinovitch Plekhanov”, le 24 avril 1922 :
« La guerre a fait le bilan de toute une époque du mouvement socialiste ; elle a jugé et pesé les chefs de cette époque. Parmi ceux qu’elle a liquidé sans pitié, se trouve G.V. Plekhanov. C’était un grand homme. Il est attristant de penser que toute la jeune génération actuelle du prolétariat qui a rejoint le mouvement depuis 1914 ne connaît Plekhanov que comme protecteur des Alexinsky [1], collaborateur des Avksentiev [2] et de pensée presque parallèle à celle de la trop célèbre Breshkovskaya [3]. Cela revient à dire qu’ils ne connaissent de Plekhanov que l’homme de l’époque de déclin « patriotique ». Mais c’était véritablement un grand homme et une grande figure de l’histoire de la pensée sociale russe.
Plekhanov n’a pas inventé la théorie du matérialisme historique ; il ne l’a pas non plus enrichie de nouveaux résultats scientifiques. Mais il l’a introduite dans la vie de la Russie, et c’est là une réussite d’une grande signification.
Il était nécessaire de dépasser les préjugés révolutionnaires nationaux de l’intelligentsia russe, dans lesquels s’exprimait une arrogance d’arriérés. Plekhanov « nationalisa » la théorie marxiste, et par là, « dénationalisa » la pensée révolutionnaire russe. A travers Plekhanov, elle commença à parler pour la première fois le langage de la véritable science : elle établit son lien idéologique avec le mouvement ouvrier mondial et ouvrit de véritables perspectives et possibilités pour la révolution russe en lui trouvant un fondement dans la loi objective du développement économique.
Plekhanov n’a pas inventé la dialectique matérialiste, mais il fut son défenseur convaincu, passionné et brillant en Russie depuis le début des années 80. Ceci exigeait la plus grande pénétration, une vision historique large et une pensée noble et courageuse. Chez Plekhanov, ces qualités étaient mêlées à une brillante expression et à un esprit doué. Le premier défenseur russe du marxisme maniait merveilleusement bien l’épée. Combien de blessures a-t-il données ! Certaines étaient fatales, comme celles qu’il infligea à Mikhailovsky, le talentueux épigone du narodnikisme. Afin d’apprécier la force de la pensée de Plekhanov, il faut comprendre combien était tendue cette atmosphère de préjugés narodnikistes, subjectivistes, idéalistes, qui dominaient dans les cercles radicaux de la Russie et de l’émigration russe. Et ces cercles représentaient la force la plus révolutionnaire qui surgit de Russie dans la deuxième partie du XIX° siècle. Le développement de la conscience de l’actuelle jeunesse travailleuse avancée emprunte (heureusement) des chemins tout autres. Le plus grand soulèvement social dans l’histoire se situe entre nous et l’époque où eut lieu le duel Beltov-Mikhailovsky. (Sous le pseudonyme de Beltov, Plekhanov arriva à faire passer, malgré la censure tsariste, son pamphlet brillant et triomphal, (« Sur la question du développement de la vision moniste de l’histoire ».) C’est pourquoi la forme des meilleures œuvres polémiques de Plekhanov, c’est-à-dire précisément les plus brillantes, ont vieilli, comme a vieilli la forme de l’Anti-Durhing » d’Engels. Pour un jeune travailleur qui réfléchit, le point de vue de Plekhanov est infiniment plus compréhensible et plus près de lui que les points de vue qu’il détruisit. En conséquence, il faut au jeune lecteur plus d’attention et d’imagination pour reconstruire dans son esprit et des subjectivistes qu’il ne lui en faut pour apprécier la force et la justesse des coups de Plekhanov. C’est pourquoi ses livres ne peuvent avoir aujourd’hui une très grande diffusion. Mais le jeune marxiste qui a la possibilité de travailler régulièrement à l’élargissement et à l’approfondissement de sa vision du monde, se tournera inévitablement vers la source originale de la pensée marxiste en Russie — vers Plekhanov. Pour cela, il sera chaque fois nécessaire de se remettre rétrospectivement dans l’atmosphère idéologique du mouvement radical russe des années 60 aux années 90. Ce n’est pas une tâche facile, mais en échange, la récompense sera un élargissement des horizons théoriques et politiques, et le plaisir esthétique que donne l’effort couronné de succès vers la pensée claire dans la lutte contre le préjugé, la stagnation et la bêtise.
Malgré la grande influence qu’exercèrent les maîtres de la littérature française sur Plekhanov, il resta tout entier un représentant de la vieille école des publicistes russes (Bielinsky), Herzen, Tchernytchevsky. Il aimait écrire longuement, et n’hésitait jamais à faire des digressions ni à amuser le lecteur avec un trait d’esprit, une citation, encore une histoire spirituelle... A notre époque soviétique, qui coupe en morceaux les mots trop longs et puis comprime les parties de plusieurs mots en un seul, le style de Plekhanov semble être passé de mode. Mais il reflète toute une époque et, à sa manière, reste magnifique. Il bénéficie de l’influence française en ce qui concerne la justesse de la formulation et la lucidité de l’exposition.
A son avantage et à son désavantage, Plekhanov, comme orateur, se distinguait par les mêmes qualités qu’il possédait en tant qu’écrivain. Quand on lit des livres de Jaurès, même ses œuvres historiques, on a l’impression de lire le discours d’un orateur. Avec Plekhanov, c’était juste le contraire. Dans ses discours, on entend parler l’écrivain. La littérature oratoire aussi bien que le discours littéraire peuvent atteindre à de très grandes réussites. Mais malgré tout, la littérature et le discours sont deux domaines très différents, et deux arts bien distincts. C’est pourquoi les livres de Jaurès lassent par leur intensité oratoire. Pour la même raison, l’orateur Plekhanov donnait souvent l’effet double — donc refroidissant — d’être le lecteur habile de son propre article.
Il atteignit les hauteurs des controverses théoriques dans lesquelles des générations entières de l’intelligentsia russe n’étaient jamais de se plonger, car là, la matière même de la controverse rapprochait davantage l’art de l’écriture et celui du discours. Sa plus grande faiblesse était dans les discours de caractère purement politique, c’est-à-dire ceux dont la tâche était de rapprocher l’auditoire par l’unité des conclusions concrètes, et de fondre ses volontés en une volonté unique. Plekhanov parlait comme un observateur, comme un critique, un publiciste, mais pas comme un dirigeant. Il ne devait jamais avoir la possibilité de s’adresser directement aux masses, de les appeler à l’action, de les conduire. Ses faiblesses avaient la même source que son plus grand mérite : c’était un précurseur, le premier défenseur du marxisme sur la terre russe.
Nous avons dit que Plekhanov n’avait guère laissé d’œuvres dont la classe ouvrière puisse faire un usage large et quotidien. La seule exception est peut-être l’Histoire de la Pensée Socialiste Russe ; mais cette œuvre est loin d’être irréprochable du point de vue de la théorie. Les tendances conciliatrices et patriotiques de la politique de Plekhanov dans la dernière période, réussirent — du moins partiellement — à miner ses fondements théoriques. S’enfonçant dans le cul-de-sac des contradictions du social-patriotisme, Plekhanov se mit à chercher des prémisses autres que la théorie de la lutte des classes, à la fois en ce qui concerne les intérêts nationaux et des principes éthiques abstraits. Dans ses derniers écrits, il fait des concessions monstrueuses à la morale normative, cherchant à en faire un critère politique (« la guerre défensive est une guerre juste »). Dans l’introduction à l’Histoire de la Pensée Socialiste Russe, il limite la sphère de l’action de la lutte des classes au domaine des relations intérieures ; dans les relations internationales, il remplace la lutte des classes par la solidarité nationale. (« Le cours du développement de toute société donnée, divisée en classes, est déterminé par le cours du développement de ces classes et de leurs relations mutuelles, c’est-à-dire d’abord par leur lutte antagoniste qui concerne l’ordre social interne, et deuxièmement par leur collaboration plus ou moins amicale où se pose la question de la défense du pays contre les attaques extérieures », G.V. Plekhanov, Histoire de la Pensée Socialiste Russe, Moscou, 1919, page 11, Edition russe.) Ici, il ne suis plus Marx, mais plutôt Sombart. Seuls ceux qui savaient comment il avait lutté avec succès, brillamment et sans relâche pendant des dizaines d’années contre l’idéalisme en général et la philosophie normative en particulier, contre l’école de Brentano et son falsificateur pseudo-marxiste Sombart — seuls ceux-là peuvent mesurer l’étendue de la décadence théorique de Plekhanov sous la pression de l’idéologie nationale-patriotique.
Mais cette décadence avait un fondement : le malheur de Plekhanov avait la même source que son mérite immortel : c’était un précurseur. Il n’était pas un dirigeant du prolétariat agissant, mais seulement son précurseur théorique. En polémique, il défendait les méthodes du marxisme, mais n’avait aucune possibilité de les appliquer dans l’action. Ayant vécu pendant plusieurs dizaines d’années en Suisse, il est resté un émigré russe. Le socialisme suisse municipal et cantonal, opportuniste et d’un très bas niveau théorique, ne l’intéressait guère. Il n’y avait pas de parti russe. Le « Groupe pour l’émancipation du travail » le remplaçait pour Plekhanov. C’était un petit cercle fermé de penseurs très proches les uns des autres (Plekhanov, Axelrod, Zassoulitch et Deutsch, condamné aux travaux forcés en Sibérie). Manquant de racine politiques, Plekhanov s’efforçait d’autant plus de renforcer les racines théoriques et philosophiques de sa position. En sa qualité d’observateur du mouvement ouvrier européen, il laissait très souvent de côté des manifestations politiques d’une grande importance de mesquinerie, de lâcheté, d’esprit conciliateur de la part des partis socialistes. Cependant, il était toujours sur le qui-vive en ce qui concernait l’hérésie théorique dans la littérature socialiste.
Ce manque d’équilibre entre la théorie et la pratique qui provenait des circonstances de la vie de Plekhanov, lui fut fatal. Malgré ses larges bases théoriques, il n’était pas préparé pour de grands événements politiques : déjà la révolution de 1905 le prit par surprise. Ce théoricien marxiste, brillant et profond, s’orienta dans les événements de la révolution par des moyens empiriques, par des évaluations essentiellement praticistes.
Il se sentait peu sûr de lui et, chaque fois que c’était possible, il gardait le silence, évitait les réponses claires, résolvait les problèmes par des formules algébriques ou des anecdotes spirituelles auxquelles il prenait un grand plaisir.
Je vis Plekhanov pour la première fois vers la fin de 1902, c’est-à-dire à l’époque où il terminait ses superbes campagnes théoriques contre le narodnikisme et contre le révisionnisme, et se trouvait face à face avec les problèmes politiques de la révolution imminente. En d’autres termes, le déclin de Plekhanov avait commencé. Je n’ai eu qu’une fois le privilège de voir et d’entendre Plekhanov au sommet, pourrait-on dire, de sa force et de sa renommée ; c’était à la commission du programme du Deuxième Congrès du Parti (juillet 1903, à Londres). Les représentants du Groupe « Rabotcheïe Diélo », Martynov et Akimov, les représentants du Bund, Lieber et d’autres, et quelques délégués provinciaux essayaient de faire passer des amendements au projet de programme du parti qui était surtout l’œuvre de Plekhanov. Ces amendements étaient sur le plan théorique très incorrects et très mal venus. Dans les discussions de la commission, Plekhanov était inimitable et sans pitié. Sur chaque question et même sur chaque point de détail, il obligeait, en maniant sans effort son éclatante érudition, ses auditeurs, même ses contradicteurs, à se convaincre que le problème ne faisait que commencer là où les auteurs de l’amendement pensaient qu’il se terminait. Avec, dans son esprit, une conception claire, scientifique et totale du programme, sûr de lui-même, de son savoir et de sa force ; avec une étincelle joyeuse et ironique dans ses yeux ; avec une moustache en broussaille et joyeuse aussi ; avec des attitude légèrement théâtrale, mais vivantes et expressives, Plekhanov qui était à la tribune, illuminait la nombreuse assistance comme un feu d’artifice humain d’érudition et d’esprit. Cela se reflétait dans l’admiration qui embrasait tous les visages, même ceux de ses adversaires, où le plaisir luttait avec l’embarras.
Dans la discussion des questions tactiques et organisationnelles à ce même congrès, Plekhanov était infiniment plus faible, paraissait parfois impuissant, rendait perplexes les mêmes délégués qui l’avaient admiré à la commission du programme.
Au Congrès International de Paris en 1889, Plekhanov avait déjà déclaré que le mouvement révolutionnaire en Russie vaincrait comme mouvement ouvrier ou pas du tout. Cela signifiait qu’en Russie, il n’y avait pas et ne pouvait y avoir de démocratie bourgeoise révolutionnaire capable de triompher. Mais de là s’ensuivait la conclusion que la révolution victorieuse, faite par le prolétariat, ne pouvait finir autrement que par la remise du pouvoir entre les mains du prolétariat. Mais Plekhanov reculait avec horreur devant cette conclusion. Ainsi il niait politiquement ses anciennes prémisses théoriques, sans en créer de nouvelles. D’où son impuissance et ses vacillations politiques, couronnées par sa grande déchéance patriotique.
En temps de guerre, comme au temps de la révolution, il ne restait aux véritables disciples de Plekhanov que de mener contre lui une lutte irréconciliable.
Les admirateurs et les disciples de Plekhanov à l’époque de son déclin, souvent inattendus et toujours sans valeur, ont rassemblé depuis sa mort, tous ses pires écrits en une édition séparée. Par là, ils n’ont fait qu’aider à séparer le faux Plekhanov du vrai. Le grand Plekhanov, le vrai, nous appartient entièrement et totalement. Il est notre devoir de rendre à la jeune génération sa figure spirituelle dans toute sa grandeur.
Notes
[1] Alexinsky : social-démocrate russe ; deviendra monarchiste et garde-blanc.
[2] Avksentiev : S.R. de droite (comme Kérensky, dont il sera ministre). Finira garde-blanc.
[3] Breshkovskaya : Révolutionnaire russe de la génération de 1870 ; s’opposera à la révolution d’octobre 1917.
Léon Trotsky, "En mémoire de Plekhanov", 4 juin 1918 :
Camarades,
Nous vivons une époque où la vie d’un seul homme ne semble rien, ou presque, dans le tourbillon des événements. Durant la guerre des millions ont péri et sont morts ainsi que des centaines de milliers pendant la révolution. Dans un tel mouvement, un telle lutte des masses humaines une seule personnalité est insignifiante. Néanmoins même dans une période des plus grands événements de masse, il y a des morts particulières qu’il n’est pas permis d’ignorer par un silence sans y porter attention. Telle est la mort de Plekhanov.
A cette grande réunion, pleine à craquer, il n’y a pas une seule personne qui ne connaisse le nom de Plekhanov.
Plekhanov appartenait à cette génération de la révolution russe, à cette étape de son développement où seulement quelques petits groupes d’intellectuels avaient rejoint la lutte révolutionnaire. Plekhanov est passé par « Zemlya y Volia » [Terre et Liberté] et « Cherny Peredel » [Partage Noir] puis en 1883 il organisa avec ses proches collègues, Vera Zassoulitch et Pavel Axelrod le groupe « Emancipation du Travail » qui devint la première cellule marxiste de Russie, quoiqu’au début seulement idéologique. Si il n’y a pas un seul des camarades ici présents qui ne connaisse le nom de Plekhanov, autant parmi nous marxistes de l’ancienne génération il n’en un seul qui n’ait pas étudié les travaux de Plekhanov.
C’est lui qui 34 ans avant Octobre prouva que la révolution russe triompherait sous la forme du mouvement révolutionnaire des ouvriers. Il s’est efforcé de placer le fait du mouvement de classe du prolétariat à la base de la lutte révolutionnaire des premiers cercles d’intellectuels. C’est cela que nous avons appris de lui et cela se trouve non seulement à la base de l’activité de Plekhanov, mais aussi à la base de toute notre lutte révolutionnaire. A cela nous somme resté fidèles jusqu’à présent. Dans la suite du développement de la révolution Plekhanov s’écarta de la classe qu’il avait si parfaitement servie dans la période la plus sinistre de la réaction. Il ne peut y avoir de tragédie aussi grande pour un dirigeant politique, qui inlassablement pendant des décennies prouva que la révolution russe ne pourrait se développer et atteindre la victoire qu’en tant que révolution prolétarienne, aucune tragédie ne peut être aussi grande pour un dirigeant que de refuser de participer au mouvement de la classe ouvrière à son étape historique plus cruciale, à l’époque de la révolution victorieuse. Plekhanov se trouva dans une position aussi tragique. Il n’a pas ménagé ses coups contre le pouvoir Soviétique, contre le régime du prolétariat, ni contre le Parti Communiste, auquel j’appartiens ainsi que beaucoup d’entre-vous, tout comme nous lui avons répondu coup pour coup. Et devant la tombe ouverte de Plekhanov nous restons fidèles à notre drapeau, nous ne faisons pas de concession à Plekhanov le « compromis » et le nationaliste, et nous ne retirons pas un seul des coups que nous avons porté, ni ne demandons à nos adversaires qu’ils nous ménagent. Mais maintenant en même temps qu’est entré dans notre conscience le fait que Plekhanov n’est plus parmi les vivants, nous pouvons le sentir à nos côtés avec un hostilité révolutionnaire irréconciliable envers tous ceux qui se mettent en travers de la route du prolétariat, pour cela il faut de la largeur d’esprit, afin de se souvenir de Plekhanov, non celui d’aujourd’hui, contre lequel nous luttions avec fermeté, mais de celui chez qui nous avons appris l’alphabet du marxisme révolutionnaire. Dans l’arsenal de la classe ouvrière, Plekhanov n’a pas seulement donné une simple épée qu’il avait éfilée, mais aussi une lance qui touche impitoyablement son but. Dans la lutte avec nos ennemis de classe et avec leurs mercenaires conscients ou à demi-conscients, comme dans la lutte contre Plekhanov dans la dernière époque de sa vie, nous nous servions et nous nous servirons de la meilleure partie du legs spirituel qu’il nous a laissé. Il est mort, mais les idées qu’il a forgées, à la meilleure époque de sa vie, sont immortelles, comme d’ailleurs l’est la révolution prolétarienne. Il est mort, mais nous, ses élèves vivons et luttons sous l’étendard du marxisme, l’étendard de la révolution prolétarienne. Avant que nous passions aux tâches de notre lutte quotidienne, contre l’oppression et l’exploitation, contre le mensonge et la calomnie, je vous appelle à rendre un hommage silencieusement et solennellement à la mémoire de Plekhanov, et je me lève.
Léon Trotsky
Archives - 4 juin 1918