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Marx, une passion française

Marx

Lien publiée le 6 octobre 2018

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://dissidences.hypotheses.org/10320

Un compte-rendu de Jean-Guillaume Lanuque

Triste bicentenaire que celui de la naissance de Karl Marx. Les maisons d’éditions n’ont en effet guère cherché à le marquer par des publications inédites, et il faut aller chercher l’excellente biographie de Jonathan Sperber traduite par Piranha pour trouver la dernière publication d’importance en date [1]. L’ouvrage dirigé par Jean-Numa Ducange [2] et Antony Burlaud [3], est donc d’autant plus notable. Il rassemble en effet pas moins d’une trentaine de contributions différentes, dont cinq d’entre elles signées d’ailleurs par des membres de Dissidences. L’axe commun est celui de la réception de Marx et de son œuvre en France, sous toutes ses formes, y compris les plus inattendues. La pluralité des marxismes et des interprétations est donc de mise ici.

Anthony Burlaud, en guise de prélude, retrace les liens entre la France et Marx de son vivant, évoquant en particulier la rupture avec Proudhon, les difficultés pour lier socialismes français et allemand, ou les cas pratiques d’importance que sont l’analyse du phénomène bonapartiste et son contraire, la Commune de Paris. Viennent ensuite les éclairages centrés plus spécifiquement sur les cultures politiques. Jean-Numa Ducange aborde ainsi le Marx socialiste à l’époque de Guesde et de Jaurès. Outre la simplification propagandiste opérée par les guesdistes, et l’inspiration puisée par Jaurès pour son Histoire socialiste de la Révolution française, il insiste sur un Marx encore « périphérique » au sein du mouvement ouvrier français, n’engendrant pas de discussions théoriques dignes de ce nom. Raymond Huard, de façon plus originale, s’empare de la célébration du centenaire de la naissance de Marx, en pleine guerre mondiale, qui suscita une vague critique de la presse et même de l’Académie française, allant jusqu’à faire de Marx un pangermaniste ! L’ampleur de cette célébration socialiste demeura limitée, prenant surtout la forme d’articles dans Le Populaire et L’Humanité.

Le Marx des socialistes est ensuite appréhendé par deux auteurs sur deux séquences chronologiques successives. Thierry Hohl, pour la période de l’entre-deux-guerres, relève son caractère de marqueur identitaire, surtout incantatoire, utilisé entre autre pour délégitimer l’URSS et le PCF, accusés de ne pas être marxistes. L’utilisation de Marx dans la formation idéologique des militants est assurément un des points les plus intéressants, ne concernant que quelques écrits et des analyses de seconde main, comme la brochure de Deville. Mathieu Fulla embrasse pour sa part toute la période courant depuis 1945, soulignant le rôle de Marx comme élément de l’identité politique socialiste, mais sous une forme figée, tout au moins jusqu’à la réappropriation dans le sillage de Mai 68, de la part du PSU mais également du PS (via le CERES en particulier) qui adopta un langage fortement marxisé. La pratique du pouvoir à compter de 1981 se fit pourtant sans aucune influence de Marx, étape vers l’abandon des références au cours des années 1980 et 1990, en même temps que l’anticapitalisme était enterré.

Le Marx des communistes est traité par Serge Wolikow de 1920 à 1955 – Marx en tant qu’outil politique, avec une vitalité intellectuelle contrainte – et Anthony Crézégut de 1955 à nos jours. C’est cette dernière approche qui se révèle la plus détaillée. D’un « marxisme vulgaire » mais à l’influence large, le PCF tenta à partir de la fin des années 1950 de conserver le contrôle d’un marxisme croisé et revisité (par Louis Althusser ou Roger Garaudy), jusqu’à ce que l’essor du marxisme universitaire ne conduise à un réel enrichissement dans les domaines de l’économie ou de la géographie. L’extrême gauche, enfin, est abordée par Patrick Massa, auteur d’une contribution dans le volume 8 de Dissidences. Ce dernier insiste sur l’« excellence théorique » et le « tropisme théoricien » (p. 99) de cette nébuleuse politique, abordant plus particulièrement quelques thèmes – la critique de l’URSS, du capitalisme ou la question des alliances, comme pour les maoïstes – et mettant l’accent sur des auteurs issus principalement du courant de la Ligue communiste (Ernest Mandel, Daniel Bensaïd) et de l’OCI (Pierre Fougeyrollas). Cette prise en compte est de manière générale valorisante et pertinente.

Toute une série de contributions s’arrêtent ensuite sur la traduction et l’édition de Marx. Guillaume Fondu et Jean Quétier insistent ainsi sur la difficulté de rendre certains termes en français, comme celui d’aliénation, et sur certaines discussions comme celles entre Étienne Balibar et Jean-Pierre Lefebvre, à la fin des années 1970, sur le choix de la survaleur au lieu de la plus-value… Marie-Cécile Bouju traite des éditions du PCF, au sein desquelles l’édition scientifique de Marx connut une genèse laborieuse, freinée par la supervision de Moscou et le souci d’efficacité politique, et qui ne devint effective qu’après la Seconde Guerre mondiale. C’est de la même époque que date l’entrée de Marx dans la Pléiade, retracée par Aude Le Moullec-Rieu. Ce fut là l’œuvre obstinée de Maximilien Rubel et de sa « marxologie » contre le marxisme, excluant Engels par exemple, mais utilisant des traducteurs issus de traditions politiques diverses, bien que « non-orthodoxes » (communistes de conseils ou bordiguistes). Julien Hage, pour sa part, brosse le tableau de l’âge d’or éditorial de Marx au cours des années 1960 et 1970, conjuguant retour aux textes (les Grundrisse) et développement d’éditions militantes concurrentes des Éditions sociales (Maspero et Anthropos principalement), avant le coup d’arrêt brutal de la fin des années 1970, la série sur le marxisme contemporain chez 10-18 demeurant inachevée, cinq volumes seulement ayant été traduits. Il est seulement dommage que rien ne soit dit sur E.D.I., qui publia pourtant un ouvrage collectif à l’occasion du centenaire de la mort de Marx.

Concernant l’appropriation contrastée de Marx par les sciences sociales, Isabelle Gouarné souligne en particulier les efforts déployés par les communistes afin de franciser Marx, relié au rationalisme français, aboutissant à une synthèse fructueuse entre Marx et Durkheim, en lien également avec l’École des Annales, tous efforts qui se retrouvèrent brisés par la guerre et la guerre froide. Thierry Pouch retrace de son côté l’intérêt variable des économistes français pour Marx : pris en compte à compter de l’après Seconde Guerre mondiale, grâce en particulier à Henri Denis (pourtant ancien sympathisant du régime de Vichy), on le retrouve au cours des années 1960 et 1970 via une grande diversité de pôles, l’économie du développement (Charles Bettelheim), des revues comme les Cahiers d’économie politique ou Critique de l’économie politique, jusqu’au cœur de l’INRA ! Le reflux vient ensuite très vite, parallèlement aux progrès de l’expertise des universitaires et du néo-libéralisme, Henri Denis de nouveau classant Marx parmi les néo-classiques – qu’il critique. Il est toutefois dommage que Thierry Pouch ne s’intéresse pas davantage aux changements éventuels intervenus depuis 2007, avec des économistes hétérodoxes s’emparant de tout ou partie de l’héritage marxien (Thomas Piketty, par exemple), ni aux programmes d’économie du lycée (filière B, puis ES) afin d’y discerner la place faite à la théorie marxiste.

On retrouve peu ou prou la même articulation chronologique s’agissant d’autres sciences humaines. La sociologie, étudiée par Gérard Mauger, méfiante vis-à-vis du marxisme dans ses origines avec Durkheim, s’en imprégna dans le cadre d’une véritable reconstruction après 1945, connaissant son apogée dans les années 1960-70, avant de refluer, son héritage critique demeurant marqué chez un Bourdieu, en particulier. L’histoire, retracée par François Dosse, eut d’abord, avec les Annales, une relation de proximité relative avec le marxisme, avant l’apport marquant d’Ernest Labrousse, mais aussi, sous l’influence d’Althusser, d’un marxisme ouvert stimulant les approches linguistiques ou d’histoire des mentalités. Le recul eut ses propres causes, progrès en humilité contre tout déterminisme, tournant vers les acteurs individuels (et l’auteur lui-même, la fameuse égo-histoire) et ouverture des possibles allant à rebours de la téléologie [4]. La critique littéraire, enfin, vit dans l’après-guerre se développer des approches marxistes hétérodoxes contre la « théorie du reflet » privilégiée par le PCF, celles de Lucien Goldmann par exemple, connaissant une vitalité forte dans les années 1960 (influence sur Roland Barthes, progrès d’une approche scientifique chez Pierre Macherey…) avant que la socio-critique, inspirée du marxisme, ne s’en détache et finisse par le supplanter.

Les contributions suivantes se font plus variées, plus libres, à commencer par celle de Stéphanie Roza sur la matrice du XVIIIe siècle pour Marx et le marxisme. Le jugement double porté par le penseur allemand, à la fois révolution bourgeoise portant l’illusion de l’émancipation politique et origine du communisme moderne dans ses idées et ses pratiques (le 1793 jacobin), connut en effet une pérennité durable et profonde. Il est seulement frustrant que certains auteurs postérieurs seulement soient traités, Lafargue et Guesde, Althusser et Soboul en particulier, ce dernier apportant plus de complexité dans l’analyse. Sont également traités la phénoménologie par Alexandre Feron, avec les figures de Maurice Merleau-Ponty ou Tran Duc Thao, le structuralisme par Frédérique Matonti, avec celles de Lucien Sebag ou Maurice Godelier (mais l’étude demeure incomplète), ou les avant-gardes artistiques par Frédéric Thomas. Ces dernières, le surréalisme principalement, se servirent de Marx comme d’une arme, y compris après-guerre pour les représentants du surréalisme révolutionnaire contre le retour de Breton à Fourier. Les situationnistes firent de même, mais Guy Debord témoigne d’une bien meilleure connaissance du marxisme, influencé en particulier par les travaux d’Henri Lefebvre.

Dans sa contribution, Antoine Aubert se fixe un objectif prometteur : nuancer la disparition supposée du marxisme dans le champ intellectuel français à la fin des années 1970, liée à la mise en cause des idées de Marx. Il insiste ainsi sur d’autres facteurs en jeu, la professionnalisation accrue des universitaires (et leur spécialisation plus poussée), les mutations du secteur de l’édition, ce qui est utile mais certainement insuffisant. Il insiste surtout sur des hybridations continues du marxisme au cours des décennies suivantes, révision de certains aspects comme le sujet révolutionnaire, ou apparition de nouvelles revues carrefours de recherches et d’expérimentations, Actuel Marx et Futur Antérieur faisant partie des plus connues. Quant à Sylvie Chaperon et Florence Rochefort, elles retracent les relations complexes entre marxisme et féminisme depuis le XIXe siècle. Parmi leurs principaux axes, la distance maintenue à l’égard du féminisme dit bourgeois, un PCF profondément féministe dans ses revendications (tout au moins jusqu’au Front populaire), ou les débats du XXIe siècle marqués par la question du genre et le risque d’insister trop exclusivement sur l’individu au détriment des conditions socio-économiques.

Jacqueline Cahen, décédée en 2015, avait mené une thèse sur la réception de Marx par les économistes français contemporains. Jean-Numa Ducange et Guillaume Fondu ont élaboré un article à partir de ses recherches, montrant que Le Capital avait alors été lu par des représentants de deux courants distincts, Maurice Block pour les libéraux, Emile de Laveleye pour le socialisme de la chaire, tous deux déconnectant le propos économique de l’historicité tant utilisée par Marx, aboutissant à une approche castratrice et réductrice de l’apport marxien. Gwendal Châton, quant à lui, se penche sur Raymond Aron, grand lecteur de Marx, et dont la critique fut toujours nuancée. L’intellectuel de droite s’en prit surtout à Sartre et Althusser, rejetant la fameuse « coupure épistémologique » allant selon lui à rebours de la complexité de Marx. Son antitotalitarisme ne le conduisit pas à repérer un lien de cause à effet entre Marx et Staline, incriminant davantage Lénine, même si une inflexion est sensible au cours des années 1970-1980, retrouvant finalement la coupure repérée par Jacqueline Cahen, puisque Aron défend l’économiste mais rejette le « prophète ». Denis Pelletier s’intéresse pour sa part aux catholiques français entre les années 30 et 1968, l’apogée du dialogue avec le marxisme prenant place juste après la Seconde Guerre mondiale, dans un contexte mis en parallèle avec le XIIIe siècle, où Thomas d’Aquin dut s’efforcer d’intégrer Aristote à la doctrine chrétienne.

Les deux dernières contributions sont plus « limites », plus proches du hors-sujet en cela qu’elles concernent des publics étrangers. Françoise Blum étudie ainsi l’influence de Marx et du marxisme sur l’Afrique francophone, relayée principalement par le mouvement communiste. L’idée dominante est celle du métissage, nombre d’intellectuels réintroduisant la religion (à travers la figure de Teilhard de Chardin, surtout) ou privilégiant une approche en termes de « peuple-classe ». L’approche se révèle intéressante, mais en partie frustrante (le Parti de l’indépendance africaine, fondé en 1957 comme premier parti marxiste de l’aire africaine occidentale, n’est pas évoqué quant à son histoire ultérieure). Kaixuan Liu et Wenrui Bi se consacrent à un micro-sujet, celui des étudiants chinois venus étudier en France entre 1919 et 1925, parmi lesquels nombre de futurs cadres communistes, tels Zhou Enlai ou Deng Xiaoping, qui furent confrontés à la réalité du capitalisme réellement existant (ils étaient contraints de travailler en usine pour financer leur formation) et à un marxisme relu à l’ombre du communisme de la révolution russe. On le voit, Marx, une passion française est un ouvrage extrêmement riche, une mine d’informations ouvrant et invitant à de multiples prolongements sur la diversité des sujets abordés.

[1]    Voir sa recension sur notre blog : https://dissidences.hypotheses.org/9251

[2]    Jean-Numa Ducange, maître de conférences en histoire contemporaine (histoire politique et sociale des XIXe et XXe siècles en Europe) à Rouen, auteur de nombreux ouvrages ou articles, est également membre de la rédaction de Dissidences.

[3]    Antony Burlaud, doctorant au Centre européen de sociologie et de science politique, prépare une thèse sur « Les socialistes face aux réorientations de la politique économique (1981-1986) ».

[4]    Sur ce sujet, voir Quentin Deluermoz, Pierre Singaravélou, Pour une histoire des possibles. Analyses contrefactuelles et futurs non advenus, prochainement recensé sur notre blog.