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Politique et théorie marxiste. Entretien avec la revue Période
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
http://www.contretemps.eu/entretien-revue-periode/
Toute une constellation de revues et de journaux anticapitalistes en ligne a émergé au cours des dix dernières années, contribuant à la construction de nouvelles formes d’intellectualité critique, alternatives aussi bien aux médias dominants qu’à la « fachosphère ».
Contretemps, dont le site avait été créé en 2008 en pleine indépendance de la revue imprimée du même nom, souhaiterait donner la parole à celles et ceux qui les animent, pour mieux comprendre leurs projets éditoriaux, leurs objectifs politiques, les obstacles qu’ils rencontrent ou ont rencontré, leurs modes de fonctionnement. Dans ce deuxième entretien, réalisé au début de l’année, nous avons posé trois questions à Félix Boggio Éwanjé-Épée, co-animateur de Période, une revue marxiste lancée en 2014 et se proposant d’ « intervenir politiqyement dans la théorie et d’intervenir théoriquement dans la politique ».
Voir notre précédent entretien avec Raphaël Schneider, l’un des principaux animateurs du site Hors-Série.
Période est une revue en ligne de théorie marxiste, dont l’enjeu est d’« intervenir politiquement dans la théorie, intervenir théoriquement dans la politique ». Pourriez-vous éclairer ce propos ?
Notre projet est en effet bien éclairé par cette formule parce qu’il se situe à la frontière de deux « façons d’écrire » aujourd’hui très présentes dans le paysage marxiste. D’une part, on trouve des revues, des ouvrages, des brochures à visée essentiellement « intervenante », c’est-à-dire qui prennent pour objet la conjoncture immédiate, qui décrivent la situation, formulent des critiques, et éventuellement proposent des axes programmatiques ou stratégiques. Nous avons, à Période, un profond respect pour cette tâche et cette ambition mais, quand nous avons débuté en 2014, nous estimions qu’il manquait un type de publication dans l’espace intellectuel marxiste.
En effet, à l’autre extrémité du champ, il y a tout l’éventail de publications liées au travail académique. Là encore, nous n’avons aucune objection à l’égard des publications universitaires – et Période publie son lot de chercheurs et chercheuses en poste à l’université –, mais l’université française a bel et bien ses limites en ce qui concerne la recherche marxiste : les paradigmes qui dominent (ou dominaient à l’époque) les départements de sociologie, de sciences politiques, de littérature, de philosophie, d’économie ou encore de géographie, y compris dans les domaines « critiques », ne sont (ou n’étaient) pas spécialement réceptifs aux théories marxistes qui se développent depuis une trentaine d’années dans les départements analogues des universités anglophones.
Par ailleurs, plusieurs autres corpus théoriques marxistes restaient loin des espaces militants : un certain nombre de théories féministes marxistes, les études gramsciennes, althussériennes, les théories esthétiques, la tradition noire radicale ou les critiques de la blanchité, par exemple.
Pour nous, il est crucial que les mouvements d’émancipation, dans toute leur diversité, puissent s’approprier les points hauts de la recherche marxiste contemporaine, y compris quand les thèmes abordés semblent loin de la « pratique » militante. Même si on a à cœur de connecter « théorie » et « pratique », il faut avouer que les décennies de défaite, à l’échelle mondiale, comme les transformations du capitalisme, imposent de redécouvrir certaines questions abordées par le passé, de réinventer les traditions du mouvement ouvrier, ou de repenser notre présent et passé historiques pour rénover nos pratiques.
Notre projet est donc, pour en revenir à la question initiale, d’envisager les objets théoriques actuels ou plus anciens, comme les moyens de nous réarmer politiquement après la défaite et la contre-révolution néolibérale, dans un contexte (en 2014) où les espaces spécifiquement marxistes étaient peu nombreux.
Lancée en 2014, Période publie régulièrement deux textes par semaine. Quels sont les auteurs, les courants et les disciplines mis en avant, et pourquoi ?
Nos publications sont en effet axées autour de différentes disciplines et courants privilégiés, mais aussi différentes démarches.
Premièrement, en ce qui concerne les publications inédites ou originales (celles que nous commandons aux auteurs et autrices, ou les traductions de textes récents que nous pratiquons), nous avons en effet privilégié, au moins dans un premier temps, certaines orientations théoriques. À Période, nous considérons que certains thèmes philosophiques sont sous-estimés en France, pour des raisons diverses. Par exemple, nous avons mis en avant une certaine tradition althussérienne, parce qu’il y a, chez Althusser, une élaboration méconnue et qui peut s’avérer très utile aux luttes sociales. Cette orientation insiste sur l’importance des rencontres en politique, sur la façon de les faire « durer », mais aussi sur la façon dont différentes sphères idéologiques ou l’instance politique « surdéterminent » les luttes sociales et économiques. Althusser a aussi proposé une autre façon de philosopher et de lire la philosophie : une « pratique marxiste » de la philosophie. D’autres courants philosophiques sous-estimés, comme les Neue Marx Lektüre des années 1960 en RFA et leur héritage, en étroite connexion avec l’École de Francfort, ont été mis à l’honneur.
Par ailleurs, il y a eu, après 2014, une popularité militante de plus en plus grande des textes issus de la tradition opéraïste italienne et de ses suites. Par le jeu des petits dogmatismes de chapelle, ces travaux étaient boudés par toute une partie de l’extrême gauche francophone avant d’être redécouverts par toute la génération « loi travail ».
Enfin, il y a des courants théoriques comme le féminisme de la reproduction sociale, la tradition noire radicale, ou encore les théories littéraires et esthétiques qui ne bénéficiaient pas de l’écho qu’elles méritaient. Le féminisme de la reproduction sociale, aujourd’hui une approche en effervescence, est un paradigme à même de penser conjointement l’histoire longue du capitalisme (comme chez Silvia Federici), mais aussi la diversité des modes d’expropriation et d’exploitation du capitalisme contemporain – c’est un point de vue très totalisant.
La tradition noire radicale, et plus généralement les courants antiracistes et anti-impérialistes ne présentent pas seulement l’intérêt de comprendre les segmentations actuelles ou passées du prolétariat occidental ou les fractures sociales à l’échelle mondiale. Ces élaborations mettent aussi l’accent sur des formes de solidarité transcontinentales, transatlantiques, transnationales, qui ne sont ni réductibles à des politiques identitaires, ni à du nationalisme noir (ou « arabe »), mais renvoient à des dynamiques d’auto-organisation à la base (des quartiers aux usines en passant par les campagnes agricoles) des non-Blancs et non-Blanches au sein de diverses métropoles impérialistes ou dans le Sud global. Enfin, les théories esthétiques et littéraires permettent d’approfondir considérablement la compréhension que nous avons des liens entre l’idéologie, les récits que nous forgeons et auxquels nous accordons du crédit, et nos émotions. Elles permettent aussi de penser des façons de résister à l’idéologie dominante, quelles formes pour quels contre-récits émancipateurs.
Ces quelques domaines ne résument en rien l’étendue de nos publications et des courants auxquels nous sommes collectivement attachés, et on pourrait citer pêle-mêle : les théories de l’État, de la mondialisation, des sexualités, l’écologie politique, l’histoire du mouvement ouvrier, l’historiographie marxiste (ancienne, médiéviste, moderne, contemporaine), etc.
Deuxièmement, nous avons une démarche consistant à défricher les archives des traditions marxistes, occidentales ou non, occultées ou oubliées de nos jours. C’est un travail important selon nous pour réactualiser ces approches et penser le présent historique sans nous trouver orphelins de traditions antérieures. C’est aussi l’occasion d’effectuer des traductions, et de redécouvrir des auteurs et autrices non occidentaux.
Troisièmement, nous avons depuis quelques temps une démarche pédagogique à travers les guides de lecture. Nous demandons à une personne en qui nous avons une confiance certaine sur un domaine de résumer les lectures requises pour approfondir la question pour laquelle nous la sollicitons. Nous essayons autant que possible de personnaliser ces guides, pour qu’il ne s’agisse pas de simple « bibliographies » commentées comme on en trouve dans certains syllabus académiques, mais de véritables textes de formation, qui prennent le temps d’expliciter les choix de lecture, de critiquer certains ouvrages ou articles, et de résumer la plupart des thèses pour qu’un lecteur ou une lectrice qui n’ira pas plus loin ait quand même appris quelque chose en lisant le guide.
Depuis 2016, Période n’est plus seulement une revue en ligne, mais elle a donné lieu à plusieurs initiatives, dont une collection éditoriale et plusieurs groupes de lecture en différentes ville en France : qu’est-ce qui a motivée une telle dynamique ?
Dans ce même souci d’intervenir théoriquement dans la politique, pour nous la tâche de formation collective est essentielle : c’est là encore en complément de ce que proposent les collectifs et organisations politiques ou les divers séminaires critiques ou autogérés dans les facultés. Nous avons commencé les groupes de lecture là où le besoin et les volontés se faisaient sentir, d’abord à l’extérieur de Paris (à Lyon, Strasbourg, Bordeaux, Grenoble) puis à Paris. Ces séances sont pensées comme une façon d’encourager à lire et à discuter des publications de la revue. Nous avons remarqué que les dernières générations politisées ont souvent fait leur formation politique individuellement, et que les discussions viennent souvent après, entre militants et militantes déjà organisés. Les séances sont lancées à l’initiative des lecteurs et lectrices, qui souhaitent résumer, débattre, ou contextualiser un texte de la revue, sous la forme et la durée qu’ils et elles le souhaitent. Les discussions permettent ensuite d’élargir le champ, parfois d’évoquer des choses apparemment éloignées du sujet initial, au gré des désirs et des envies, mais aussi des nécessités de la conjoncture. À notre agréable surprise, les séances du groupe parisien sont régulièrement fréquentées, par une population en général assez jeune qui vient souvent en nombre.