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Berlin 1933 vu de la Méditerranée en 2018
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://lundi.am/Berlin-1933-vu-de-la-Mediterranee-en-2018-Serge-Quadruppani
SERGE QUADRUPPANI
À propos du dernier livre de Daniel Schneidermann
On connaît Daniel Schneidermann, qui se définit lui-même comme « critique média », c’est-à-dire journaliste dont le métier est d’exercer une critique de l’exercice réel du métier de journaliste. Son livre Berlin 1933, est né d’une interrogation : « Six ans durant, de 1933 à 1939, les envoyés spéciaux [en Allemagne] et les correspondants d’une presse démocratique se confrontent à un régime raciste et totalitaire. Deux logiques. Deux langues. Pourquoi ne hurlèrent-ils pas le péril aux oreilles du monde ? » Plus loin, il nous confie : « ce livre est né de l’effroi Trump ». Car, avoue-t-il, dans l’équipe d’Arrêt sur Image, comme dans les rédactions d’Outre-Atlantique, l’idée que Trump puisse être élu faisait rire. Et l’élection du premier président issu de la téléréalité a plongé aussi bien Schneidermann que ses collègues gringos dans la stupeur, les obligeant à se demander : « comment était-il possible que ce grand pays, le leur, soit passé sous leurs radars réputés infaillibles – le fameux « journalisme à l’américaine ». « C’est alors », poursuit-il, « que parurent quelques articles rétrospectifs, sur le traitement par les mêmes médias américains de l’ascension de Hitler dans les années 1920 et 1930. »
Ainsi, dès le départ, Schneidermann nous avertit : ce travail de compréhension des mécanismes d’aveuglement à l’œuvre avant la Deuxième guerre mondiale a été accompli pour aider à comprendre ceux qui ont cours aujourd’hui. C’est dans cet esprit qu’il nous invite à le suivre dans ce qu’il appelle une « expédition », sans doute pour la distinguer d’une recherche historique et intégrer la part importante qu’y prend sa subjectivité, puisque, dans cette expédition, il embarque rien moins que sa maman. A chaque découverte d’importance, il en discute en imagination avec elle, ce qui nous vaut le tendre et romanesque portrait d’une mère juive qui a échappé au génocide, intellectuelle bourgeoise dont l’habitus très comme il faut est pourtant parcouru d’une fêlure, la conviction qu’à la moindre alerte il faudra encore faire les valises. C’est à travers elle que l’auteur se confronte à ce que j’appellerai, en hommage à Mme Schneidermann, « la pensée comme il faut », à savoir ce goût de la mesure et des nuances, cette obsession du balancement entre les arguments, ce refus de se laisser emporter par l’émotion - y compris face à des politiques qui jouent sur les pires passions. Attitude qui, au final, n’est peut-être pas pour rien dans l’incapacité de beaucoup de monde, à l’époque et aujourd’hui, de comprendre et faire comprendre les processus d’élimination de populations entières.
ARON-QUADRUPPANI, MATCH RETOUR
Il y a trente-sept ans, déjà, dans Les Infortunes de la vérité, j’ai parlé de ces questions, et d’un éminent représentant de la pensée-comme-il-faut en voyage à Berlin en 1933. Ce qui me vaut d’être cité et discuté par D. Schneidermann. Citons donc (pp. 221-224) le citeur et ses citations. Un peu de patience, cher lecteur, je t’assure que l’exercice en vaut la peine. Pour te faciliter la tâche, quand c’est Schneidermann qui écrit, c’est en italique, quand c’est Aron, c’est en gras et quand c’est moi-même personnellement, c’est en romain :
Gourou de la droite libérale française pendant plus d’un demi-siècle, le jeune Raymond Aron, de 1930 à 1933, est lecteur à l’université de Cologne, avant d’être affecté à l’Institut français de Berlin. Sa légende pieuse le présente comme précocement lucide sur les dangers du nazisme.
(…)De fait, Aron observe passionnément la prise du pouvoir par les nazis, à la différence de son petit camarade Sartre, totalement indifférent. Il est vrai que Sartre, au cours d’un bref séjour en Allemagne, est demeuré dans le milieu des universitaires, moins perméable à l’hystérie nazie.
Pourtant, dans les textes qu’Aron adresse à cette époque à des revues, et notamment à la revue Europe, la condamnation du nazisme reste paralysée par un étrange scrupule intellectuel. « Qu’on interdise aux Juifs l’entrée des clubs sportifs, des établissements de bains, que dans certaines écoles on les relègue sur des bancs écartés, que certaines familles établies depuis des siècles soient traitées en ennemies, en parias, arrivons-nous à comprendre une telle violence légale de la part d’un Kulturvolk ? N’est-ce pas là une cruauté froide aussi révoltante que les pogroms ? L’effort d’objectivité doit laisser place à l’indignation nécessaire », écrit en septembre 1933 un Aron qui semble, pour condamner les premières persécutions, faire violence à sa pulsion « d’objectivité ».
Car « l’effort d’objectivité » pousse aussi le jeune sociologue, dans le même article, à écrire ces phrases qui lui seront, bien plus tard, reprochées : « à coup sûr, les Juifs ont manqué de prudence. On les remarquait trop. Les 2 500 avocats juifs de Berlin heurtaient beaucoup d’Allemands, et une réaction était vraisemblable. Peut-être les Juifs avaient-ils, ici et là, tiré parti de leurs opinions libérales. Mais on affecte aujourd’hui d’oublier que la place qu’ils occupaient, ils la devaient essentiellement à leurs mérites, et non à l’intrigue. » (…)
Celui qui, en 1981, au soir de la carrière du sociologue libéral, exhume ces phrases d’Aron, c’est l’écrivain libertaire Serge Quadruppani, dans un pamphlet consacré aux « mensonges, erreurs, et reniements politiques chez les intellectuels français », Les Infortunes de la vérité. Et de poursuivre la citation d’Aron : « La protestation de la vitalité saine contre le raffinement et le scepticisme ne mérite ni le mépris ni l’ironie. Les fois collectives sont toujours grossières et, s’il est facile d’en montrer l’absurdité, l’histoire ne donne pas raison à l’intelligence raisonneuse. » « Cette dernière phrase, relève Quadruppani, contient en germe les idées qui seront développées par un type d’intellectuel que nous retrouverons – celui qui met son intelligence au service de l’acceptation de la force. Mépris des masses et soumission à leur grossièreté sont une forme d’esprit qu’on retrouvera chez ceux qui écouteront les sirènes vichystes. La France des scandales et des ministères éphémères louchait sur la dictature d’à côté. »
Et le vieux maître accuse le coup. Dans ses Mémoires, publiés deux ans après la charge de Quadruppani, Aron revient sur ce que lui-même admet être sa « froideur » de l’époque. « Texte étrange que je suis tenté aujourd’hui de psychanalyser. Juif, j’exposai l’antisémitisme hitlérien à des lecteurs français, les uns juifs, les autres non juifs. J’adoptai le ton de l’observateur, et quand l’observateur s’engageait, il demeurait presque aussi froid. Sur les atrocités, les camps de concentration, je me contentais d’allusions. Inconsciemment, je voulais écrire non en Juif, mais en Français. »
Scrupules du Juif français Aron obsédé par la hantise de réagir « en Juif ». (…)Quelles que soient les racines profondes de ce « vivons cachés », il vise à ne pas donner raison à l’ennemi. Ne pas donner raison aux charges des hitlériens contre la « presse juive ».
Se penchant sur cet article de jeunesse, le vieil Aron s’affirme aussi gêné par « une propension à un rationalisme hors de saison », et par « l’effort de ne pas vitupérer une réalité que je détestais, l’oscillation entre celui qui veut “tout comprendre”, et celui qui ne veut pas “tout excuser” ». Et de conclure : « Peut-être les circonstances auraient-elles dû m’interdire l’objectivité, l’interrogation sur les causes du déchaînement de l’antisémitisme. à ce compte, toute analyse des événements contemporains exige le manichéisme, les invectives, et non point l’effort de compréhension. »
Comprendre le Mal ? Écouter le Diable ?
Dans le « peut-être les circonstances... », on appréciera le « peut-être ». Un demi-siècle plus tard, Aron n’a pas tranché. Les mêmes balancements, les mêmes oscillations du jeune Aron face aux débuts de Hitler, soupesant le pour et le contre, les bons et les mauvais côtés, le vieil Aron les applique au jeune homme qu’il était. Ai-je eu raison, à l’époque, de balancer ? Oui. Non. Peut-être...
Il n’a pas changé. Irrésistible tentation du surplomb. Honnêteté, lucidité paralysantes.
INVECTIVE VS OBJECTIVITÉ
Ce refus de l’émotion auquel in fine Aron se cramponne est d’autant plus remarquable qu’il faut bien qu’il ait été ému par la réapparition en 1981 de ses lignes de 1933 : on n’explique pas autrement que, dans ses mémoires, monument destiné à fixer pour la postérité la position qu’il occupa dans la France du XXe siècle, le pape de la droite modérée française ait pris la peine de répondre à un plumitif inconnu. Son choix réitéré, cinquante ans après, de la froideur raisonneuse contre l’invective, Schneidermann le rejette en recourant à des termes qui éloignent de la réflexion rationnelle : le Mal, le Diable. Comprendre le premier serait aussi écouter le second, selon le critique média. Face à l’un et à l’autre, l’honnêteté et la lucidité seraient « paralysantes ».
On n’est pas obligé d’entrer dans le jeu aronien, qui oppose « l’interrogation sur les causes » et « l’invective » à quoi il réduit implicitement toute prise de position un peu virulente. On n’est pas non plus obligé, pour exprimer l’absolu rejet éthique de l’entreprise d’extermination nazie, de recourir à la démonologie. A relire le Aron de 1933 et celui de 1981, deux choses me frappent. La première, sur laquelle j’insistais déjà dans mon commentaire de l’époque : il me semble qu’à Berlin, Aron est saisi d’une paralysie qui affecta beaucoup d’intellectuels de l’époque, face au fascisme mussolinien comme face au nazisme. Beaucoup de gens de haute culture, raffinés adeptes du débat argumenté ont été pris d’une étrange faiblesse face à l’arrogance et à la brutalité des nervis au pouvoir. Ils avaient beau percevoir le ridicule minable de leurs poses et la cruauté sans limite de leurs politiques, la capacité de ces chefs à susciter l’émotion des masses les intimidait. Chaplin aura été un critique plus clairvoyant et efficace que tous ces doctes.
La deuxième chose qui me frappe, c’est que 50 ans plus tard, le Aron de 1981, pour justifier celui de 1933, énonce une énormité : il réagissait, dit-il, plus « en français » qu’en « juif ». S’agit-il de la simple constatation « objective » que les français n’avaient pas beaucoup d’intérêt pour le sort épouvantable des juifs ? Mais que, de cette indifférence, il ne paraisse pas plus dérangé que cela laisse quand même perplexe. La persécution d’une population ne concerne pas que la population persécutée, mais toute l’humanité : ce principe éthique fondamental paraît soudain oublié.
LE DERNIER JOURNALISTE
Au nom de son attachement à un idéal de journaliste chargé d’ « éveiller les consciences », le portrait que dresse Schneidermann des journalistes occidentaux à Berlin est une puissante démolition du mythe toxique de « l’objectivité ». C’est au nom de celle-ci que la minoration extrême des persécutions antijuives aura été une constante de leur travail. Interrogeant « le décalage considérable entre les témoignages horrifiques dont les correspondants avaient connaissance, et dont regorgent leurs livres de souvenirs ultérieurs, leurs correspondances privées ou professionnelles (…) et leurs articles raisonnables, pondérés, factuels insipides, où l’on s’abîme les yeux à tenter de lire entre les lignes », Schneidermann met en évidence toute une série de facteurs.
S’agissant des envoyés spéciaux, de la sympathie pour la guerre aux rouges menée par Hitler (les frères Tharaud) à l’envie de faire le malin (Roger Vailland), il décrit une manière de voyager les yeux fermés que Sartre et Beauvoir pratiqueront plus tard en URSS et que d’ineffables telquelistes renouvelleront ensuite en Chine maoïste. Quant aux correspondants, quiconque a un peu l’habitude de se confronter aux pratiques policières et judiciaires sait que les journalistes dépendent de leurs sources d’information et sont largement orientées par elles. Du rôle de la stammtisch, la table d’un bistrot berlinois où les correspondants se retrouvaient chaque soir et où les dignitaires nazis venaient leur distiller ce que d’autres dignitaires appellent aujourd’hui des « éléments de langage », à l’instauration d’une minoration systématique des persécutions par le patron du New York Times pour éviter le reproche d’en faire trop en raison de sa propre judéité, du besoin de conserver un poste où leur connaissance de la langue allemande garantissait aux correspondants des salaires élevés, au comportement de l’Associated Press prenant un SS comme correspondant sur le front de l’Est, le livre de Schneidermann fournit toutes les raisons pour douter que leur conception du métier de journaliste ait pu consister, pour ces gens-là, à éveiller les consciences.
En 1981, son rejet de « l’invective », Aron le justifiait expressément par la nécessité d’être objectif face aux événements contemporains. Mais quand nous aurions analysé aussi finement, avec toutes les nuances qu’on voudra, les raisons pour lesquelles des exilés se noient en Méditerranée, pourquoi s’interdire de traiter ceux dont les politiques impliquent ces noyades massives, à savoir les gouvernants européens, de salopards ? La nature parfaitement méprisable de la plupart des politiciens réellement existants ne fait-elle pas partie de ce réel qu’il convient d’analyser en toute objectivité ? Quant à l’horreur aronienne du manichéisme, ou on se noie, ou on ne se noie pas : il n’y a parfois rien de plus manichéen que le réel.
Le refus d’inclure la passion, l’émotion, le jugement éthique dans le récit en exclut toute la part de résistance au réel – le réel tel qu’il apparaît au regard « objectif » du journaliste, c’est-à-dire le réel structuré par les puissances du capitalisme, son industrie de la distraction et sa fabrication du consentement. Le réel du journaliste des médias dominants est le réel dominant. Quand Aron invoque une raison de l’histoire qui ne donnerait pas « raison à l’intelligence raisonneuse » que fait-il d’autre que se plier à la déraison du réel dominant, à la déraison dominante ? Et que font d’autres ces journalistes qui, tout en condamnant en privé la grossièreté de la « foi collective »nationaliste et raciste, tendent leurs micros à Zemmour ?
Cher Daniel Schneidermann, revenez au réel : dans cet espace des journalistes que vous voudriez « éveilleurs de conscience », loin de la stammtisch, vous êtes, avec quelques collecteurs d’informations et une poignée de lanceurs d’alertes, de plus en plus seuls. La plupart de vos confrères sont soit (les plus nombreux) des invités précaires à la table du néo-libéralisme que leur précarité incite à la docilité, soit des éditocrates répétant les « éléments de langage ». Il est heureux que ceux qui luttent ne comptent pas sur eux pour éveiller leurs consciences. Daniel, en sortant, pensez à éteindre la lumière.
EXTRAIT
Leurs patrons
« Vous me comprenez, n’est-ce pas ? Nous nous comprenons ? »
Le propriétaire du Figaro, François Coty, s’adresse à l’un de ses lecteurs. Dans les colonnes de son journal.
Nous sommes le 2 avril 1933. Les lecteurs du Figaro, et l’opinion mondiale avec eux, viennent de découvrir la journée de boycott des commerçants juifs organisée par les nazis.
Milliardaire de la parfumerie, Coty a acheté Le Figaro en 1922. Il y a englouti des fortunes, rêvant d’en faire un organe d’influence en faveur de ses convictions d’extrême droite. Mais cette crise d’extrémisme a heurté le lectorat bourgeois du jour- nal. Le tirage a plongé. Coty devra vendre à l’automne 1933. Pour l’heure, en avril, donc, il est toujours en position de s’amuser avec son jouet.
Et, face à un événement de cette importance, il faut que ce soit le propriétaire qui prenne la plume (habitude maison, qui a perduré jusqu’à nos jours) pour exprimer la position du journal.
L’éditorial s’étale sur deux colonnes à la Une. Il est titré : « EN FACE D’UNEINVASION ALLEMANDE ».
Une invasion ? Quelle invasion ?
« Les troubles dont l’Allemagne est le théâtre à propos des Israélites, nous les avons prévus depuis longtemps. Nous les avons annoncés. Ils vont avoir une répercussion en France, puisque notre pays commence à recevoir en masse les fugitifs d’outre-Rhin. Les événements se précipiteront. »
Voici les lecteurs fixés : « l’invasion » dont il est question, c’est celle des Juifs qui commencent à fuir l’Allemagne.
« Un député de Paris, M. Malingre, poursuit le propriétaire du Figaro, interpelle le gouvernement “sur les mesures qu’il compte prendre pour venir en aide aux Juifs allemands chassés de leur pays”. Les associations juives de France ont tenu des réunions dans plusieurs grandes villes, elles annoncent une grande manifestation à la salle Wagram pour le 5 avril. Sur tous les points du globe, les Juifs “dispersés” mais fortement unis engagent une action dont il est impossible de prévoir les développements. Et voici qu’un des plus importants journaux de province demande “si l’on ne va pas faire appel à des troupes françaises pour assurer l’ordre (c’est-à-dire pour protéger les Israélites) dans la Sarre”.
Cela va loin !
Cela peut aller vite.
En ce qui concerne les Israélites de France, la position de la presse Coty a été maintes fois fixée. Elle est précisée à nou- veau, sans équivoque possible, avec autant de clarté que de force, dans une lettre privée que j’ai adressée, avant les troubles d’Allemagne, en réponse aux franches questions d’un notable israélite. »
Quelle méthode plus simple que de se citer ? Coty reproduit donc sa propre réponse à ce « notable israélite » :
« Le 12 décembre 1932.
Monsieur,
Je ne connais ni ne veux connaître rien qui ressemble à l’antisémitisme, c’est-à-dire à une hostilité préconçue, à un préjugé contre les Israélites [...].
Comment peut-on me soupçonner d’antisémitisme, alors que je compte de nombreux collaborateurs israélites, et des plus importants, à la fois dans mes entreprises industrielles ou commerciales, et dans mes entreprises de presse ? [...]
Je demande seulement une liberté, que vous allez tout de suite trouver légitime, et que vous persuaderez vos coreligionnaires de m’accorder : n’avoir pas plus de parti pris en faveur des Israélites que de parti pris contre eux.
Je juge, et j’entends juger toujours avec une entière indépen- dance, les partis politiques, les hommes politiques, les simples particuliers, uniquement par rapport à la cause que je sers, c’est-à-dire à la cause française. [...]
Quiconque agit dans l’intérêt de la France et de son peuple, je ne lui demande pas quelle est son origine ou sa confession, pour moi, c’est un bon Français.
Quiconque menace ou compromet l’intérêt de la France et de son peuple, je ne veux pas savoir davantage d’où il vient, à qui ni à quoi il se rattache pour moi, c’est un mauvais Fran- çais, un ennemi.
Voilà mon seul critérium.
Si j’ai fait une exception un peu plus marquée pour les financiers judéo-germano-américains, c’est que j’ai constaté, avec preuves à l’appui, qu’ils sont à l’origine d’un fléau funeste à l’Europe, dévastateur du monde en général.
Ils ont commis, dans leur champ d’opérations, de tels excès, qu’ils ne pouvaient pas ne pas provoquer une réaction humaine en tout cerveau civilisé. Et encore, même parmi eux, j’estime qu’il y a des discriminations à faire, car ils n’ont pas tous le même degré de responsabilité.
Chaque point ainsi précisé, vous ne pouvez qu’approuver mon critérium et, en bon Français, vous y rallier.
Vous particulièrement, Monsieur, dont la famille vit avec nous depuis si longtemps, vous qui êtes par conséquent francisé, qui êtes un des nôtres. »
Et c’est ici que le parfumeur-propriétaire prend à témoin son lecteur-notable :
« La question que vous formulez ne se serait jamais posée si la position des Israélites francisés depuis des générations n’avait été brouillée et compromise par tant d’alluvions récentes, dont vous êtes les premiers à ne pas vous réjouir.
Je n’insiste pas, vous me comprenez, nous nous comprenons.
Vous reconnaîtrez que les Israélites sont quelquefois un peu exigeants quand ils revendiquent ou sollicitent une sorte d’impunité ou d’irresponsabilité pour des gens qui se parent du nom de Juifs comme d’un bouclier, et que les honnêtes Israélites feraient mieux de répudier hautement, ou plutôt de condamner et d’exécuter eux-mêmes. Cela préviendrait des malentendus comme celui que nous sommes en train de dissiper. Ou plutôt, que nous venons de dissiper.
Je vous prie d’agréer, Monsieur, l’expression de mes parfaits sentiments.
François COTY. »
C’est clair et net. Le propriétaire attend des « bons Juifs » qu’ils condamnent clairement les « mauvais Juifs ».
Coty n’a pas terminé sa démonstration. La citation de sa lettre achevée, il en tire les conclusions :
« Mais, en ce qui concerne les Juifs d’Allemagne, la question n’est plus la même.
Les Juifs d’Allemagne sont des sujets allemands, ils sont des Allemands, comme les Juifs de France sont des sujets français, sont des Français. Les Juifs d’Allemagne ne peuvent pas se présenter chez nous en disant qu’ils ne sont pas des Allemands mais des Juifs, parce qu’une telle prétention se retournerait logiquement contre les Juifs de France qui entendent bien être des Français.
Donc, c’est une immigration, une invasion d’Allemands qui se prépare, qui se produit déjà, qui va se développer.
Nous sommes très assurés que les Israélites de France ne s’en réjouissent pas et même, qu’ils en sont les premiers inquiets. [...]
Voilà quinze ans, dix-sept cent mille Français se sont fait tuer pour empêcher une invasion allemande armée.
Quelle attitude et quelles mesures va prendre le gouvernement de M. Daladier en face d’une irruption allemande d’aspect dif- férent, mais de conséquences également redoutables ?NOUS VOULONS éVITER LA GUERRE, ET GARDER L’HONNEUR.
FRANÇOIS COTY. »
Ainsi se découvre pleinement le sens du titre. L’invasion allemande que redoute Le Figaro, ce serait donc celle des Juifs déjà persécutés.
Voilà l’état d’esprit, en avril 1933, de la bourgeoisie française.
***
Moins visibles sont les éditoriaux du patron du quotidien concurrent, le Temps. Il faut dire qu’à la différence du Figaro, et de la plupart des quotidiens français, les articles y sont rare- ment signés. Pas de vedettariat ! Aucune tête ne doit dépasser. Avantage annexe : cela permet d’exercer une influence plus discrète.
Le 13 décembre 1933, le directeur du Temps, Jacques Chaste- net de Castaing, est reçu par Hitler à Berlin. à l’occasion d’un déjeuner de vingt-deux couverts offert par l’ambassadeur François-Poncet, « en l’honneur de M. Goebbels », il a ensuite un long entretien avec le ministre de la Propagande.
Ce n’est pas seulement en tant que directeur du Temps que Chastenet vient à Berlin. C’est aussi – et surtout ! – en tant que dirigeant du Comité des forges, le lobby des patrons français de la sidérurgie, dont plusieurs membres éminents contrôlent le journal par l’intermédiaire d’un consortium. à noter que cette prise de contrôle, en 1929, n’a été rendue publique que deux ans plus tard, en 1931, renforçant la conviction populaire que ce journal est vendu au patronat et aux influences souterraines en général...