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Renaud Beauchard nous parle de Christopher Lasch

Lien publiée le 9 octobre 2018

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://lemediapresse.fr/idees/renaud-beauchard-lasch-convoque-la-memoire-de-lhumanisme-civique-pour-refonder-la-modernite/

Renaud Beauchard : « Lasch convoque la mémoire de l’humanisme civique pour refonder la modernité »

Renaud Beauchard est professeur de droit associé à l’American University Washington College of Law. Il est l’auteur de deux essais, dont Christopher Lasch : Un populisme vertueux, qui vient de paraître chez Michalon. Il revient avec nous sur cet ouvrage sur un penseur important.

Sociologue et historien américain disparu en 1994, Christopher Lasch est un intellectuel majeur pour comprendre nos problèmes contemporains. Héritier du marxisme de l’école de Francfort (Theodor W. Adorno, Max Horkheimer, etc.) et lecteur de George Orwell, ainsi que du théologien protestant Reinhold Niebuhr, il s’intéresse aussi à l’histoire du populisme américain. À la fois anticapitaliste, antiraciste et féministe, Lasch défend un populisme fidèle à l’esprit des fondateurs de la démocratie américaine, qui reposerait sur la vertu citoyenne, l’égalité et la petite propriété. Un programme, qui, selon ses propres mots, est « ni socialiste, ni social-démocrate, à la fois radical, révolutionnaire même, et profondément conservateur » (Le seul et vrai paradis). Renaud Beauchard revient avec nous sur cet aspect de sa riche pensée.

Le Média : Le populisme de Christopher Lasch entend combattre le salariat par la propriété. Pourquoi ?

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Renaud Beauchard : L’opposition propriété/salariat est en effet centrale dans l’œuvre de Lasch qui fait du « modeste, mais universel droit de propriété », c’est à dire la propriété individuelle des moyens de production, l’institution morale sans laquelle il est impossible de fonder « une République stable et solide ». Indissociable du souvenir des carcans féodaux européens et l’image que les Américains du XIXe siècle se faisaient de la classe ouvrière européenne, non seulement misérable mais aussi exclue de la vie civique, la propriété est le fondement matériel de la vertu civique américaine. Elle symbolise, dans l’esprit américain, l’idéal d’une société sans classe, fondée non seulement sur « l’absence de privilège héréditaire et de distinctions de rang reconnues par la loi, mais aussi le refus de tolérer la séparation du savoir et du travail ». Or qu’est-ce que le salariat, sinon précisément l’institution qui organise et pérennise cette séparation ?

Rappelant en effet que l’opposition au salariat a été au cœur des luttes sociales dans la seconde moitié du XIXe siècle, Lasch souligne que sa généralisation posait des questions non pas seulement économiques, mais de citoyenneté, dans des termes voisins de l’esclavage. L’idée d’une classe permanente de salariés était une idée cauchemardesque pour les « démocrates pionniers » de l’Amérique des débuts, qui cultivaient l’espoir d’ « une indépendance économique absolue, qui garantissait la propriété perpétuelle et libre dont ils bénéficiaient ». Organisés pour la défense des métiers menacés, ils revendiquaient une éthique du producteur, qui était certes, anticapitaliste, « mais [n’était] ni socialiste, ni social-démocrate, à la fois radicale, révolutionnaire même, et profondément conservatrice » et recherchaient à interrompre le processus de prolétarisation, non pas à obtenir des aménagements rendant plus humaine leur exploitation.

Lorsque le salariat s’est imposé, après l’échec du People’s Party et de l’insurrection agrarienne des années 1870 à 1900, les américains ont tenté de réécrire leur récit collectif en continuant à faire la part belle à l’idéal d’indépendance économique. Certes, il devenait pour la très grande majorité des américains impossible d’échapper à la condition de salarié, mais celle-ci ne devait être qu’un « incubateur temporaire  » dans laquelle personne n’était condamné à demeurer. Selon le nouveau mythe, « chaque vague successive d’immigrants, commençant au bas de l’échelle sociale, finirait par gravir celle du succès jusqu’à intégrer la classe des propriétaires ».

Ce mythe a-t-il perduré ?

C’était sans compter sur la formidable plasticité du capitalisme à se réinventer constamment et à opérer un constant renouvellement des dogmes sur lesquels il repose. Que pouvait faire la propriété individuelle contre les organisations à grande échelle que rendait possible le salariat ? Comment lutter contre les armées de thérapeutes employés par les détenteurs de la puissance économique et relayés par l’État et des économistes comme Keynes, pour convertir les américains que l’âge du travail était révolu et qu’était advenu celui des loisirs ? Comment soutenir le rêve d’une démocratie active fondée sur la participation et l’indépendance économique du producteur contre celui d’une démocratie distributive reposant sur la consommation, y compris de droits, et la levée du tabou sur l’endettement au nom du principe de plaisir ? C’était un peu trop pour les épaules fluettes de la propriété et c’est ainsi que s’est dénoué le plus grand drame de l’histoire américaine. En laissant passer le cheval de Troie du salariat, la société américaine a fait le « choix le plus important qu’ait à faire toute société démocratique : élever le niveau général de compétence, d’énergie et de dévotion – “ la vertu”, comme on la nommait dans des traditions politiques plus anciennes – ou seulement promouvoir un recrutement plus large des élites ». Coïncidant avec la fermeture de la frontière et la généralisation du management scientifique dans l’industrie, l’institutionnalisation du salariat substituait le mythe de la mobilité sociale ascendante (par la maîtrise du savoir) à l’indépendance économique du démocrate pionnier reposant sur la propriété individuelle d’un petit lopin de terre, d’une compétence, ou d’une exploitation familiale…

Ce faisant, les américains renouaient exactement avec ce que leurs ancêtres avaient fui. En séparant le savoir et la vie ordinaire, ils ont peu à peu reconstitué un cléricalisme pire encore que celui de l’Église romaine. La « minorité civilisée » des experts et des thérapeutes en tout genre s’est mise en tête de prolétariser chaque aspects de l’existence afin qu’aucun savoir n’échappe à son monopole. Sous son empire, ce sont toutes les institutions américaines qui ont été refondées afin, non pas d’imposer ses valeurs à la majorité qu’elle ne voit que comme un « ramassis d’abrutis » (« basket of deplorables » selon l’expression d’Hillary Clinton) xénophobes, sexistes et racistes, mais de créer des institutions alternatives dans lesquelles est actée la base des inégalités entre les détenteurs du savoir technique et les assujettis à ce savoir.

Lasch met la vertu au cœur de son populisme. Est-il en ce sens un héritier de l’humanisme civique de la renaissance ?

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Assurément, Lasch est LE penseur qui renoue de la façon la plus éclatante avec le civisme de la fondation des États Unis. Si l’on devait résumer cette tradition, la seule,  paraphrasant Emmanuel et Mathias Roux, qui ait posé un véritable défi au libéralisme tout en étant résolument moderne, on pourrait dire qu’à l’opposé du libéralisme, elle ne prône pas « un système juridique qui permet aux gens de vivre avec leur différence » en suspendant tout jugement éthique au nom de la diversité culturelle et de l’égalité des droits. Cette neutralité est la mieux caractérisée par Kant dans son projet de paix perpétuelle en 1795 : il serait possible d’organiser la concorde « même d’un peuple de démon », et avec elle d’asseoir l’État moderne, avec les bons arrangements institutionnels. A l’inverse, la tradition civique cherche à fonder un caractère individuel singulièrement démocratique, qui rende chaque individu apte à soutenir des communautés auto-gouvernées. En d’autres termes, elle considère que le projet « d’amélioration morale » des individus doit demeurer au cœur du projet d’émancipation de l’individu que représente la modernité. En effet, chaque jour qui passe nous permet de constater que l’anthropologie négative des Kant, Hobbes et Adam Smith nous a menés vers une société « de démons », c’est-à-dire, selon Lasch, à nous transformer en objets d’échange dans un environnement institutionnel démoniaque qui organise la guerre de tous contre tous au nom du « droit de tous sur tout » pour paraphraser Michéa.

Mais tout le génie de Lasch, à l’encontre d’un nostalgique de l’ordre de l’ère « progressiste « des années 1880-1920 des Wilson, Theodore Roosevelt et Walter Lippmann et du compromis fordiste comme Mark Lilla, est d’avoir compris que la « nouvelle gauche » (le mouvement de libération des femmes et le mouvement écologiste entre autres) qui émergea à partir des années 1960, posait la question centrale de l’impasse de la « socialité asociale » kantienne lorsqu’elle faisait de la vie intime un champ politique. En effet, selon Lasch, « malgré son anti-intellectualisme, son caractère infantile et son goût pour la destruction, elle aborde des questions que la tradition politique dominante ignore : les limites de la raison ; les origines inconscientes du désir de domination ; l’incarnation de ce désir dans la technologie industrielle, présentée comme le produit le plus noble de l’intelligence rationnelle. « Alors que Lilla ne voit dans la métamorphose de la vie personnelle en politique qu’un phénomène identitaire et prône, en bon social-démocrate, que la seule alternative au surmoi est le super-État, Lasch considère, avec la nouvelle gauche, que c’est sur le plan culturel que doit se placer la lutte pour l’émancipation individuelle. Mais à l’inverse de la nouvelle gauche qui finit, à l’exemple de Marcuse ou d’un Yuval Noah Harari, par en appeler à la technologie prométhéenne pour nous libérer du travail ou à un féminisme radical qui rêve l’instauration d’une humanité androgyne pour en finir avec l’ « ordre patriarcal », Lasch convoque la mémoire de l’humanisme civique pour refonder la modernité.

Lire aussi : Michéa, l’autonomie socialiste contre le libéralisme

Le grand point d’achoppement entre la gauche radicale d’un Marcuse et Lasch porte sur la confusion qu’entretient celle-ci entre pratique et technique. Oubliant que, pour Aristote, la raison pratique s’applique au développement du caractère, à la perfection morale et aux vertus spécifiques aux diverses formes d’activité pratique, au premier chef, la politique, la gauche radicale, enfermée dans le schéma libéral qui ne connait de raison qu’instrumentale, « rejette toute forme d’action déterminée au profit d’activités artistiques, badines, qu’il comprend, à tort, comme des activités dénuées de structures ou de but ». Lorsqu’elle insiste sur la pathologie de la détermination, elle ne fait que « retourner l’idéologie industrielle ». Là où l’idéologie dominante « engloutit la pratique dans un culte de la technique, la “contre-culture” rejette et prône à la fois, sans discrimination, la renonciation de la volonté et des buts comme unique échappatoire à la technologie prométhéenne. Décriant l’inventivité humaine, qu’elle n’associe qu’aux technologies industrielles de destruction, elle définit l’impératif primordial de notre époque comme un retour à la nature. Elle ignore le besoin le plus important de restaurer le monde intermédiaire de l’activité pratique, qui lie l’homme à la nature en la qualité de cultivateur soigneux, et pas dans une union symbiotique qui se contente de nier la séparation de l’homme d’avec la nature. » Ainsi, Lasch en appelle à une « éthique écologique [qui] devrait affirmer la possibilité d’une vie en paix avec la nature tout en reconnaissant cette séparation. » Et Lasch d’ajouter : « [S]i elle fixe des limites à la liberté humaine, la nature ne définit pas la liberté ; pas plus qu’elle ne nous offre, d’elle-même, un foyer. Notre foyer, c’est la Terre, composée d’un environnement merveilleusement salubre, mais aussi du monde durable des objets humains et des associations humaines. L’accusation suprême portée contre la civilisation industrielle n’est pas simplement d’avoir ravagé la nature, mais surtout d’avoir sapé la confiance en la continuité et la permanence du monde artificiel en nous entourant de biens jetables et d’images fantastiques des marchandises. »

On reproche souvent au populisme soit de simplifier la lutte des classes, avec le discours du 99% contre les 1%, soit de l’oublier. Qu’en est-il chez Lasch ?

Lasch répugnait en effet aux explications simplistes voyant dans tous nos maux le résultat d’une « vaste conspiration contre nos libertés » orchestré depuis des cénacles comme Davos où les élites s’adonneraient à un culte de Mammon. Et il n’a cessé d’expliquer comment la substitution de la préoccupation majeure de la domination à celle de l’aliénation dès la généralisation du salariat au XIXe siècle a placé la lutte des classes dans une bien mauvaise posture. C’est encore une fois sous l’angle de l’oubli collectif par les Américains de l’objectif de produire une nation peuplée de communautés autogouvernées, présupposant des citoyens aptes à l’autogouvernement, qu’il faut traiter ces questions. Le moment décisif a été celui de l’abandon, dès l’ère progressiste, de cette ambition au profit d’une redéfinition de la démocratie fondée sur la distribution, c’est-à-dire sur la satisfaction, par l’État fédéral, d’une demande grandissante en faveur d’une « vie prospère pour tous les membres de la société ». Dewey, l’un des héros de la narration de Lasch, y voyait un défi existentiel pour la démocratie constituant en l’apparition d’une « classe spécialisée » d’experts coupée de la connaissance des besoins de la population.

Or les craintes de Dewey se sont révélées au-delà de ce qu’il craignait. Tous les dogmes « progressistes » qui se sont imposés au XXe siècle sont allés dans le sens de la constitution des experts en classe jusqu’à la « classe créatrice » des « analystes de symboles » théorisée par Robert Reich dans les années 1990. Ce qui compte pour les membres de cette nouvelle « aristocratie des cerveaux » n’est pas tant l’accumulation matérielle que la connexion aux « communautés de succès » dont sont exclus tous ceux qui ne possèdent pas les codes culturels de ces communautés d’élus, selon des critères sans cesse mouvants. Rassemblés le long des côtes, tournant le dos au heartland, pour cultiver des attaches avec « le marché international de l’argent en circulation rapide, du glamour, de la mode et de la culture pop », ils vivent dans une hyper-réalité, dans un « monde de concepts et de symboles abstraits » qui vont des indices financiers à la production d’images en série et ils se spécialisent dans la manipulation de l’information. Possédés par une sorte d’hubris qui pousse à des modes d’organisation sociale désynchronisés des rythmes humains, ils se montrent particulièrement à l’aise dans le nouveau monde social des grandes entreprises transnationales et de la bureaucratie tentaculaire du monde contemporain. Celles-ci encouragent en effet les relations interpersonnelles, le détachement, l’ironie autoréférentielle, bref, tous les traits de Narcisse, ce moi minimal obsédé par sa survie psychique dans un monde fait de forces impersonnelles et abstraites qui nous berce de l’illusion d’un progrès technologique illimité.

Christopher Lasch renvoie dos à dos l’Etat thérapeutique et la société de consommation, la social-démocratie et le libéralisme. Pourquoi ?

Cette question est liée à la précédente. L’État thérapeutique est une conséquence inéluctable du progressisme social-démocrate qui consiste à transformer le capitalisme suivant le principe de plaisir et à rééduquer l’individu afin qu’il se convertisse à la démocratie fondée sur la distribution, et non plus sur la participation. La meilleure illustration de l’association entre l’État thérapeutique, la social-démocratie, le libéralisme et la société de consommation nous est donnée par l’ « impérialisme humanitaire » imaginé par Thurman Arnold, grand personnage du New Deal à partir de l’exemple de l’occupation américaine des Philippines, qui consistait à permettre aux administrateurs de « poursuivre des mesures énergiques sans avoir à répondre à des objections morales ». Arnold prenait comme modèle d’administration éclairée la gestion des asiles d’aliénés où les médecins s’efforcent de rendre les conditions de vie des malades « aussi confortables que possible, sans se soucier de leurs mérites moraux respectifs ». Il avouait envier les médecins psychiatriques qui n’avaient pas à perdre leur temps dans des palabres incessantes avec le malade mental « de la sagesse ou du manque de pertinence de leurs idées » et qui ne « considéraient ces idées qu’à la lumière de leur effet sur le comportement de leurs patients, exactement comme le gouvernement imposé par les nations civilisées aux tribus sauvages [sic] cherchait à faire usage des tabous au lieu d’essayer de les éradiquer ». L’avantage d’une telle théorie du gouvernement, disait-il « qui traitait les gouvernés comme des malades mentaux ou des petits frères bruns [sic] réside dans la manière dont elle échappe au pénible postulat d’après lequel le genre humain se voit guidé par la raison »« Nous n’avons pas besoin de remettre à plus tard de tels engagements sociaux comme l’assistance publique, car nous nous inquiétons de leur effet sur le caractère de leurs bénéficiaires », concluait-il par une formule qui résume bien le paternalisme congénital de la social-démocratie et son tropisme de l’expert-roi.

Lasch accorde une grande importance aux conséquences sur la structure de la personnalité et la vie familiale du capitalisme. La critique de l’économie politique semble cependant absente de sa pensée…

C’est en effet un reproche qui lui est adressé, à tort, de la part d’auteurs comme Anselm Jappe. En fait, il est difficile de faire une différence entre ce que qu’écrit Lasch et, paraphrasant Jappe, la réduction de tout élément concret à « n’être que le “porteur” d’une portion de travail abstrait ». Tout comme Jappe et l’école de la valeur, Lasch soutient que le capitalisme, en devant un fait social total, conduit à nous déposséder de nos sens et fonctionne selon une logique d’interdiction – le mot n’est pas trop fort- croissante de la connaissance empirique, à tel point que nous désapprenons, paraphrasant Renaud Garcia, les différents « savoirs de la vie » : aimer, dialoguer, habiter, manger, cuisiner, jouer, se soigner, etc. Ça me semble, d’évidence, être une critique de l’économie politique dans des termes voisins de l’école de la valeur.