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La réalité capitaliste comme une réalité dialectique

Lien publiée le 9 octobre 2018

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http://www.palim-psao.fr/2018/10/la-realite-capitaliste-comme-une-realite-dialectique-par-jean-marie-vincent.html

La réalité capitaliste comme une réalité dialectique

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Jean-Marie Vincent

«  C’est dire qu’il ne voit pas que Marx traite la réalité capitaliste comme une réalité dialectique au sens fort, non métaphorique du terme, où l’utilisation de la dialectique hégélienne de l’idée, du dépassement du fini est tout à fait adéquate, parce qu’il s’agit d’une réalité renversée sens dessus dessous  »

   La prédominance de l’économie – du travail sous sa forme force de travail marchande – correspond à un mode déterminé de production et non à des données anthropologiques générales, ce qui signifie que les formes d’activité que l’on a sous les yeux dans la société actuelle, travail salarié et travail indépendant, travail manuel et travail intellectuel, ne sont pas les seules formes d’activité possibles, encore moins les formes phénoménales nécessaires d’une essence générale de l’activité ou de l’action. Plus exactement l’apparition d’un niveau économique autonome qui constitue comme une barrière à laquelle se heurtent les autres activités sociales, est une caractéristique fondamentale du capitalisme.

   Si Marx peut présenter dans Le Capital une véritable déduction des catégories économiques à partir de la forme marchandise, c’est parce que l’enchaînement logique apparent reflète la nécessité ou l’inéluctabilité de processus sociaux non contrôlés par les hommes. C’est pourquoi prétendre faire une science de l’économie, sur le modèle des sciences de la nature, c’est accepter comme « naturelle » une nécessité sociale et historique, c’est prendre une constellation donnée du subjectif et de l’objectif pour une cristallisation définitive, c’est construire un objet indépendamment des relations sociales et des pratiques, puisque ces dernières ne sont plus que la manifestation du naturel ou de l’anthropologique (d’une psychologie de l’ « homo economicus » par exemple). La critique de l’économie politique, en ce sens, n’est pas une économie politique différente, simplement autre que la science économique de Smith et Ricardo, Walras et Böhm-Bawerk, elle est en fait déconstruction de l’économie politique en tant que théorie et réalité, mise à nu de son incapacité à cerner des aspects fondamentaux des rapports sociaux. Elle est dans l’esprit d’Horkheimer renversement d’un déterminisme, dénonciation des obstacles que l’organisation sociale accumule contre l’éclosion d’une socialisation non antagonique.

   L’échange marchand (de la force de travail et des produits), parce qu’il fait des relations sociales des relations entre des choses ou entre des porteurs de choses, est en effet la négation même de relations libres et solidaires entre les hommes. En tant que principe d’organisation extérieur aux individus, en tant qu’affirmation de leur dépendance objective par rapport à des structures incontrôlées (production de capital, marché, etc.) il ne peut pas se heurter à des résistances nombreuses, essentiellement localisées dans un prolétariat confronté à l’exploitation, parce que soumis à une pression constante du capital, il se voit dénier la possibilité de participer substantiellement aux « bienfaits » de la production et de l'appropriation privées et parce qu'il est fondamentalement séparé des moyens de production, d'expression et d'organisation, dont la possession est la condition même d'une reconnaissance en tant qu'existence sociale. Horkheimer à ce stade de l'analyse se garde pourtant bien de faire du prolétariat le deus ex machina de l'histoire, le principe de la négativité sociale porteur d'une nouvelle unité du sujet et de l'objet (comme Lukacs). La classe ouvrière en s'organisant pour résister à l'exploitation produit des formes d'organisation collective qui rendent possible et par là nécessaire le renforcement de la détermination de la société par l'économique ; ce n'est donc pas la misère ou l'aliénation qui sont le ressort essentiel du bouleversement révolutionnaire de la société capitaliste. 

«   La critique de l’économie politique, en ce sens, n’est pas une économie politique différente, elle est en fait déconstruction de l’économie politique en tant que théorie et réalité  »

   Horkheimer et Adorno n’ont au fond que dédain pour l’ « économisme » d’une grande partie des théoriciens marxistes, dont la « sagesse » consiste à inscrire le « sens de l’histoire » dans les structures économiques (comme le fait une certaine pensée bourgeoise). Mais cette compréhension, à bien des égards, nouvelle de la théorie marxiste sur l’anatomie de la société bourgeoise reste chez eux très abstraite, comme si elle consistait en un garant ou en un référentiel que l’on peut considérer acquis, comme s’il n’y avait guère à s’occuper de ses relations avec les transformations de la pratique des structures. De ce point de vue, il est significatif que Horkheimer et Adorno ne se soient jamais vraiment interrogés sur le statut scientifique de la critique de l’économie politique.

   Dans Zum Problem der Wahrheit Horkheimer tient pour certain que les catégories employées par Marx dans Le Capital ont une portée et d’autres fonctions que celles qu’elles avaient dans les élaborations de l’économie politique classique, mais il ne se demande pas par quoi se manifestent les différences, ni non plus quel est le statut épistémologique de ces « formes intellectuelles objectives » pour reprendre la terminologie de Marx, autrement dit quel est leur poids de réalité. L’emploi par Marx de la dialectique hégélienne dans la déduction des catégories, dans l’étude de la métamorphose des formes (de la marchandise au capital) ne lui apparaît donc pas comme un problème – il n’y voit que l’utilisation d’un instrument critique particulièrement souple et fluent. C’est dire qu’il ne voit pas que Marx traite la réalité capitaliste comme une réalité dialectique au sens fort, non métaphorique du terme, où l’utilisation de la dialectique hégélienne de l’idée, du dépassement du fini est tout à fait adéquate, parce qu’il s’agit d’une réalité renversée sens dessus dessous.

   Le « suprasensible » social et pratique et le sensible matériel y intervertissent en effet leur place dans un contexte où le suprasensible chosifié se détache de ses présuppositions (les hommes vivant en société) et s’anime de façon autonome en se servant pour cela du comportement et des volitions de sujets isolés les uns des autres et prétendument libres, dans un contexte également où le sensible n’est plus qu’un champ d’affirmation pour la valorisation des individus-supports des rapports de production. Tout ceci est capital pour comprendre comment les abstractions réelles de l’économie (marché, capital, travail) dominent la vie sociale, façonnent l’idéologie en lui donnant à elle aussi un caractère quasi naturel, mais aussi pour comprendre que la mise en question du capitalisme ne peut se faire qu’à partir d’une remise en place de cette réalité retournée, remise aux dimensions à la fois théoriques, pratiques et matérielles.

   Il ne s’agit pas en effet de mettre fin à une aliénation du sujet dans l’objectivité ou de se réapproprier des qualités humaines projetées dans l’imaginaire ou le fantastique (et séparées de ce fait des activités vitales des individus), il s’agit de mettre en question une certaine organisation du sensible et du suprasensible telle que les rapports apparemment simples du suprasensible au sensible, de subordination du sensible au suprasensible (la domination des hommes en sociétés sur leur environnement), sont en fait déviés, déplacés par la préséance, la réification-valorisation du suprasensible, l’autonomie de son affirmation par rapport à ceux qui le produisent et par rapport à la dégradation-dévalorisation du sensible qui, comme les hommes n’est plus qu’un support de la valeur qui s’autovalorise.

   La réalité « dialectique » du capitalisme, ses oscillations entre l’unité et la séparation, n’est donc plus qu’un aspect du problème, elle renvoie à une opposition séparation fondamentale et réelle entre les hommes et leurs rapports sociaux, entre les hommes et leurs conditions matérielles d’existence. Autrement dit, le capitalisme en tant que réalité inversée, mise la tête en bas, est une réalité qui se vit sur le mode de l’autosuffisance, mais constitue un système – un ensemble de relations – tout à fait incomplet (non fermé). Les métamorphoses de la marchandise et du capital en tant que procès de production de la valeur ne peuvent s’affranchir des procès de travail concrets, ni non plus des échanges propres à la réalité matérielle qui supporte la valorisation. Parallèlement aux rapports sociaux des « choses sensibles suprasensibles » (les marchandises) se manifeste ainsi de façon récurrente, l’existence irréductible d’autres rapports sur lesquels se fonde la valorisation, des rapports dont la socialité n’est pas pleinement effective – le lien social se situe en extériorité dans les choses sensibles suprasensibles – mais qui bouleversent sans cesse la marche apparemment autonome du capital et représentent un point d’appui pour une réorganisation sociale.

«   Le ‘‘ suprasensible ’’ social et pratique et le sensible matériel y intervertissent en effet leur place dans un contexte où le suprasensible chosifié se détache de ses présuppositions (les hommes vivant en société) et s’anime de façon autonome en se servant pour cela du comportement et des volitions de sujets isolés les uns des autres et prétendument libres, dans un contexte également où le sensible n’est plus qu’un champ d’affirmation pour la valorisation des individus-supports des rapports de production »

   Cette analyse qui est absente de la réflexion d’Horkheimer ou d’Adorno, est décisive, car c’est elle qui permet de comprendre que la lutte des classes ne peut se manifester de façon uniforme, indépendamment des conditions de la production et de la reproduction du capital. Il n’y a pas en effet d’essences invariantes de la conscience de classe et de la lutte des classes (ou conscience possible) qui viendrait sûrement à éclosion sur la seule base de l’expérience peu à peu cumulée dans les rapports de production capitaliste.

   L’expérience elle-même est le domaine du clair-obscur, de la multiplicité des significations, en fonction de l’entrelacement de relations complexes où se trouvent insérés les individus et les groupes. Marx note dans Le Capital que les ouvriers sont prisonniers de la forme salaire, du contrat de travail et des illusions juridiques entretenues sur ce terrain. A un certain niveau, la lutte de classe comme résultante des mouvements suscités par l’exploitation capitaliste est un des éléments de la dynamique sociale, un des aiguillons de l’accumulation du capital.

   C’est seulement lorsqu’elle introduit dans les mouvements matériels de la reproduction sociale des facteurs nouveaux et croissants de déséquilibre, lorsqu’elle se manifeste comme organisation différente des relations (des relations de la production à l’Etat) qu’elle atteint la puissance subversive qu’on lui attribue la plupart du temps prématurément. Mais pour en arriver à ce stade, il faut que l’interdépendance contradictoire des procès de valorisation et des procès matériels de l’activité sociale se soit transformée en franche opposition, en incompatibilité irrémédiable, à la suite d’une cumulation des contradictions. Pour s’exprimer autrement, il faut en somme que les contradictions des procès de production et de circulation du Capital soit arrivées au point où il n’est  plus possible de les résoudre en recourant aux mécanismes habituels de réunification de ces moments séparés de la reproduction économique et sociale (en utilisant par exemple le mécanisme de la crise économique de surproduction comme facteur de régulation de la valorisation du capital), parce que les supports matériels et humains de la valorisation capitaliste n’entrent plus dans les cadres étroits qu’on leur réserve.

   Il faut donc retenir que la crise du système capitaliste ne relève pas seulement des moments subjectifs, de la vie sociale, mais surtout de l’agencement du subjectif et de l’objectif, de leurs ajustements réciproques. La dynamique de l’accumulation du capital suscite inévitablement la lutte des classes, lui fixe son cadre d’évolution, mais elle subit à son tour l’impact de cette dernière, ne serait-ce qu’à travers la baisse ou l’élévation du taux de la plus-value. Les cycles économiques ne sont pas indépendants de la lutte des classes, pas plus que celle-ci n’est indépendant des phases alternées de prospérité et de dépression qui pèsent plus ou moins fort sur les mouvements de la classe ouvrière.

Jean-Marie Vincent, La théorie critique de l'école de Francfort, Galilée, 1976, pp. 80-86. 

Jean-Marie Vincent (1934-2004) était philosophe et sociologue, fondateur et directeur du département de sciences politiques, Paris VIII. Il a publié de nombreux ouvrages dont Fétichisme et société, Anthropos, 1973 ; La théorie critique de l’Ecole de Francfort, Galilée, 1976 ; Critique du travail. Le faire et l’agir, PUF, 1987 ; Max Weber ou la démocratie inachevée, Le Felin, 1993 (2009) et Un autre Marx. Marx après les marxismes, Page Deux, 2001.

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   Dans la marxologie, le premier à mettre en évidence de manière méticuleuse l’importance de la Logique de Hegel dans le Marx de la maturité à partir des Grundrisse (et la fameuse lettre à Engels du 16 janvier 1858 où il témoigne de la relecture « by mere accident » de Hegel), est Roman Rosdolsky, dans La genèse du Capital chez Marx et à sa suite le courant de la Neue Marx-Lektüre, notamment Helmut Reichelt, La structure logique du concept de capital chez Karl Marx (Francfort, Europäische Verlaganstalt, 1970) et Hans-Georg Backhaus, La dialectique de la forme-valeur (Ça ira-Verlag, 1997). De cet auteur voir également son article traduit en Français, « Dialectique de la forme valeur » paru dans Critique de l'économie politique,  n°18, Maspéro, octobre-décembre 1974. Voir aussi Moishe Postone, « Le sujet de l’histoire : Repenser la critique de Hegel dans l’œuvre marxienne de la maturité », dans Actuel Marx, n°50, PUF, 2011 (également sur internet) ; Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale. Une réinterprétation de la théorie critique de Marx, Mille et une nuits, 2009 ; Jean-Marie Vincent, Critique du travail. Le faire et l’agir, Paris, PUF, 1987, p. 99 et du même auteur, La théorie critique de l'école de Francfort, Paris, Galilée, 1976, pp. 82-84 ; ou Anselm Jappe, Les Aventures de la marchandise. Pour une critique de la valeur, La Découverte, 2017, notamment pp. 181-189. 

   Pour une discussion critique sur ces aspects méthodologiques, y compris des positions de la Neue Marx-Lektüre, voir Robert Kurz, Geld ohne Wert. Grundrisse zu einer Transformation der Kritik der politischen Ökonomie, Berlin, Horlemann, 2012. Pour une critique des positions de Michael Heinrich sur ces questions, voir en Français Ernst Lohoff, « Autodestruction programmée. A propos du lien interne entre la critique de la forme-valeur et la théorie des crises dans la critique marxienne de l’économie politique », dans Illusio, « Théorie critique de la crise », n°16-17, Lormont, Bord de l’eau, 2017.