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La grève générale trahie en Belgique (1960-1961)
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
http://www.matierevolution.fr/spip.php?article5082
Quand les dirigeants syndicalistes affirment qu’un mouvement de la classe ouvrière n’est pas fini mais seulement suspendu, c’est qu’ils l’ont trahi !!! En principe, la grève est dirigée par un comité de grève mais les grévistes n’ont jamais imposé qu’il soit élu à la base et révocable et c’est là que réside le point faible d’un mouvement de classe pourtant puissant et dynamique, qui s’étendait, débordait les bureaucraties syndicales et réformistes, et prenait un caractère insurrectionnel, avant d’être lâché par ses dirigeants.Que s’est-il donc passé pour que ce petit pays, riche, industrieux soit secoué au point de connaître au cours de cet hiver des moments quasi insurrectionnels. Le phénomène éclate comme un coup de tonnerre, inattendu, incompréhensible. A peine une semaine après le mariage royal, et quelques jours avant les fêtes de fin d’année, la Belgique entre dans ce que certains appelleront désormais « la grève du siècle » ou plus modestement « la grande grève ».
Pour la seconde fois en 10 ans, la Belgique entière est paralysée par une grève générale qui prendra une tournure insurrectionnelle. Violences sporadiques, manifestations silencieuses, drapeaux noirs, drapeaux rouges et drapeaux au coq Wallon, durant cinq semaines cette grève va retrouver le visage classique du 19e siècle industriel.
Un pays tout entier bâti sur le charbon et sur l’acier va être entraîné dans un conflit ou le mot d’ordre est « jusqu’au bout ».
Pour les grévistes, il s’agit de faire échec à une loi d’austérité appelée – « loi Unique »- proposée par le gouvernement socio-chrétien/libéral. Cette loi vise en fait le pouvoir d’achat et les acquis sociaux des travailleurs, allocations de chômage, pensions, sécurité sociale. Contre cette loi, l’opposition fait campagne : socialistes et communistes, partis et syndicats.
A la tête du mouvement, un nom désormais célèbre en Belgique : André Renard. Liégeois de Seraing, ancien chef de réseau de résistance, Secrétaire Général Adjoint du syndicat socialiste, c’est le leader des métallurgistes, de ceux que l’on appelle le bataillon de fer.
La guerre est déclarée, des centaines de milliers de travailleurs descendent dans la rue. En Wallonie, à Bruxelles, en Flandre. Mais pas dans les mêmes proportions. C’est ici que les voies wallonne et flamande divergent. Pour comprendre ce dernier point, il faut verser plusieurs éléments au dossier de la question nationale.
Historiquement au 19e siècle, la révolution industrielle ne s’est pas faite d’une manière égale en Belgique. Comme le charbon se trouvait en Wallonie, la bourgeoisie a axé ses efforts d’industrialisation dans cette région, laissant la Flandre quasi dans la misère la plus noire. Or, un des effets de la révolution industrielle sera d’avoir suscité la naissance d’un prolétariat imprégné de l’idéologie socialiste.
C’est ainsi que, forgée par les luttes sociales, en province de Liège et du Hainaut, se développe une classe ouvrière très combative. A développement économique inégal, prise de conscience inégale : les Flamands vivant à la même époque dans des conditions de production pré capitalistes, resteront en majorité acquis à des idéologies conservatrices et catholiques.
La grève de 60-61 sera l’occasion pour les travailleurs flamands et wallons de mesurer dans l’action leur capacité de solidarité face au pouvoir. Mais le miracle n’a pas lieu. Si quelques points chauds entretiennent la grève en Flandre, c’est essentiellement en Wallonie que la lutte est poussée au paroxysme.
Le 24 décembre, le quotidien La Wallonie, dirigé par Renard, est saisi pour avoir publié un appel aux soldats à la fraternisation avec les grévistes. Les quotidiens du Parti socialiste (Le Peuple, Volksgazet) sont à leur tour saisis. Les parachutistes occupent les gares et surveillent les lignes de chemin de fer. Les gendarmes commencent à arrêter et à emprisonner de nombreux grévistes.
La grève continue néanmoins de s’étendre à certaines villes de Flandre, notamment à Alost, Bruges et Renaix. En Wallonie, la grève est totale, 45 000 manifestants défilent à Charleroi. Le 6 janvier, une manifestation de masse à Liège se termine par des affrontements avec les forces de l’ordre dans le quartier de la gare. Les gendarmes abattent deux ouvriers qui succombent dans les jours suivants.
La grève prend un caractère insurrectionnel face à 18.000 gendarmes et 18.000 militaires envoyés par le gouvernement. Les dirigeants prennent peur. Renard affirme que c’est un gouvernement flamand qui écrase une grève wallonne !!!
C’est justement alors que la grève s’étend violemment en Flandre que les dirigeants syndicalistes et socialistes wallons lâchent la grève et négocient sa fin dans le dos des grévistes.
Renard abandonne la direction socialiste et syndicale wallonne mais, lui aussi, fait arrêter la grève et lance le fameux mot d’ordre de fédéralisme qui sera repris par des centaines d’hommes et de femmes en Wallonie, détournant vers la division et le nationalisme un vaste mouvement de classe...
La grève générale trahie en Belgique (1960-1961)
Lire ici la brochure de Serge Simon, « La Grève générale belge » : (20 décembre 1960-20 janvier 1961), supplément à Correspondances Socialistes, n° 8,1961 :
LDC 25 décembre 1960 :
Les grèves belges
Le calcul du gouvernement belge qui comptait sur les fêtes de Noël pour apaiser la vague de grèves et détendre la situation, s’est jusqu’ici révélé faux. Les grèves, loin de s’éteindre, s’étendent à travers la Belgique et la situation rappelle aux dires de tous les observateurs, celle de l’année 1950 quand, devant la colère populaire, Léopold dut céder son trône à Baudouin.
Depuis le mardi vingt décembre, jour où la grève des employés communaux et des membres de l’enseignement éclatait, à l’appel des syndicats socialistes, les grèves n’ont cessé de prendre de plus en plus d’ampleur, davantage peut-être que ne le prévoyait le Parti socialiste qui en est à l’origine. Mercredi, certaines entreprises métallurgiques du pays de Liège et du Hainaut entraient en lutte. Jeudi, l’ordre de grève générale était lancé dans la région de Liège et de Charleroi. Depuis, gaz, électricité, chemin de fer se sont arrêtés en tout ou en partie. Enfin, après la Wallonie, les Flandres s’ébranlent. Devant cette situation les syndicats chrétiens ayant peur d’être débordés par leur base menacent le gouvernement, s’il ne fait rien, de rapporter « l’ordre de travail » qu’ils ont maintenu jusque là. Le gouvernement met en place la police et l’armée. Ont fait état de bagarres mais aussi de tracts appelant les soldats à fraterniser avec les grévistes.
La situation devient sérieuse et la bourgeoisie belge le sent ; aussi fait-on appel aux plus hautes autorités morales : les déclarations des ministres succèdent au prône des archevêques. Le cardinal Van Roey, primat de Belgique, s’intitulant « pasteur des âmes et guide des consciences » parle des grèves « désordonnées et déraisonnables » et incite les travailleurs « à se remettre au travail sans plus tarder ». Quant au Premier ministre, Gaston Eskeyns, il parle de « manoeuvres insurrectionnelles » expliquant gravement que 193 députés décidant du sort de toute la classe ouvrière belge, c’est la démocratie, tandis que des centaines de milliers de grévistes dans la rue, se préoccupant de leurs propres affaires, c’est la dictature et l’anarchie.
L’origine de ce mouvement se trouve dans une crise financière et budgétaire que le gouvernement essaie de résoudre par un plan d’austérité. Celui-ci prévoit 4 milliards d’impôts nouveaux et 11 milliards d’économies. Il est clair que ce sont les salariés qui vont faire les frais de l’opération. Le gouvernement avoue lui-même que le premier résultat des impôts nouveaux sera la hausse du coût de la vie. D’autre part, il s’agit pour réaliser ces économies de réformer la Sécurité Sociale : on parle de la réduction du taux de l’allocation-chômage, des pensions, des prestations maladie-invalidité. Enfin il s’agit de supprimer un certain nombre de subventions à des industries non rentables, par exemple les Charbonnages. La subvention gouvernementale doit passer de 1300 à 100 millions. Résultat : fermeture de onze puits pour la plupart dans le Borinage, dès 1961 et par conséquent menace de chômage pour toute une catégorie de travailleurs belges, déjà éprouvée il y a deux ans.
Cette crise de trésorerie de l’état belge dure depuis 1958. La perte du Congo ne constitue donc pas l’essentiel, mais l’a, semble-t-il, aggravé. En effet l’indépendance accordée au Congo prive l’état belge d’une source importante de revenus, droits de douane par exemple ; ce qui ne veut pas dire bien entendu que les capitalistes belges n’ont pas conservé, dans le cadre du nouvel État congolais, leurs biens et leurs revenus, mais que les redevances des mines et des industries congolaises vont désormais à l’état Katangais. Il faut aussi financer l’opération militaire qui a eu lieu récemment dans le Congo indépendant sous couvert d’y défendre les civils belges. Enfin ces mêmes civils rapatriés doivent être recasés dans l’économie belge. En gros, il s’agit donc de solder une politique coloniale qui a fait son temps. D’autre part, cette crise financière est aggravée du fait que le capitalisme belge (comme le capitalisme européen) se trouve dans une période de reconversion économique. L’accélération de la mise en place du marché commun oblige les capitalistes à moderniser l’économie belge si elle veut se placer sur un plan compétitif avec les autres économies européennes. Il était de plus en plus urgent pour eux d’abandonner les secteurs qui ne sont plus rentables : tel les mines du Borinage par exemple. Et de toute évidence, l’État et les capitalistes belges n’attendaient que l’occasion politique favorable pour revenir sur la question.
Le gouvernement belge appuyé sur l’alliance des sociaux-chrétiens et libéraux, alliance qui a suivi les événements du Congo, s’est cru assez fort pour entamer la lutte. Sa majorité à la chambre est solide et c’est sans difficulté que devant les événements, les députés se sont octroyé des vacances jusqu’au trois janvier espérant bien que ce jour-là, la menace populaire sera écartée et que le Parlement pourra voter le projet gouvernemental en toute sérénité.
L’opposition sociale-démocrate n’avait aucun espoir d’obtenir le moindre portefeuille dans l’actuelle situation parlementaire, où sociaux-chrétiens et libéraux se partagent les ministères. Seule la lutte de masse peut changer la situation parlementaire des sociaux-démocrates, car si la situation est rendue absolument intenable au gouvernement il faudra soit un remaniement ministériel admettant les socialistes au gouvernement, soit dissoudre le Parlement et recourir à de nouvelles élections auxquelles les socialistes n’ont rien à perdre. Ne craignant pas d’être débordé sur la gauche car il n’y a aucune organisation politique puissante sur cette gauche, ayant tout à gagner à un bouleversement parlementaire et gouvernemental qui ne peut être obtenu que par une pression des masses, les sociaux-démocrates ont donc, semble-t-il, jusqu’ici organisé et soutenu le mécontentement populaire.
Le capitalisme belge doit actuellement prendre une nouvelle orientation économique et politique. Cette transformation se fait à travers une sorte de crise économique et politique. Les capitalistes entendent bien ne pas en faire les frais eux-mêmes et essayer d’en faire retomber le poids au maximum sur les classes laborieuses. L’exploitation n’est possible que par la résignation des exploités : les capitalistes belges vont peut-être en faire l’expérience.
Lutte de Classe n°5 - 9 janvier 1961
Belgique 1961 :
Les grèves et les manifestations violentes qui, depuis plus de trois semaines, se déroulent en Belgique, peuvent étonner, à première vue, l’observateur habitué au mouvement ouvrier français. Non pas que la classe ouvrière française n’ait pas montré, à plusieurs reprises, une combativité et une décision comparable à celles de la classe ouvrière belge : les grèves de 1953 et les mouvements de Nantes - St Nazaire en 1955 le prouvent, mais à aucun moment la SFIO ou FO ni même le PC où la CGT n’eurent le rôle et l’attitude du PSB et de la FGTB face à des mouvements comme ceux qui ont lieu actuellement en Belgique. Bien au contraire, les partis « ouvriers » français sabotèrent tous les mouvements qui risquaient de prendre de l’ampleur, préférant toujours refuser la lutte plutôt que de prendre l’initiative de mouvements qui pouvaient les déborder.
Mais si la phraséologie et l’attitude des dirigeants socialistes belges se distinguent nettement de celles auxquelles nous ont habitués les dirigeants français, il ne faut pas en conclure que le PSB, et les syndicats qui sont sous son influence son « plus » révolutionnaires que les partis sociaux-démocrates des autres pays.
Le PSB est un parti de gouvernement, qui, chaque fois qu’il se trouva au pouvoir, agit en « gérant loyal du capitalisme » belge. Il eut l’occasion de réprimer les grèves : ce qu’il fit sans vergogne. Quant à la FGTB, en majorité soumise au PSB, s’il s’y manifeste une tendance de gauche, celle-ci se place uniquement dans le cadre de perspectives purement réformistes et le dirigeant de cette tendance, André Renard est nettement influencé par le syndicalisme américain style W. Reuther. Ce ne sont donc ni leur politique générale de leur programme qui différencie ces organisations des organisations réformistes françaises. Cette différence se situe dans le fait que, contrairement à ce qui s’est passé en France, elles ont gardé une importante base ouvrière organisée, qu’elles n’utilisent pas seulement comme clientèle électorale, mais aussi comme moyen de pression sur le Parlement et sur le gouvernement. Dans le fait aussi que sur le plan économique, les syndicats socialistes défendent les intérêts ouvriers, engageant pour cela des luttes d’envergure dans lesquelles ils sont prêts à utiliser les moyens les plus radicaux pour obtenir la victoire, dans la mesure où les masses ne débordent pas et ne s’engagent pas dans une perspective révolutionnaire, où la social-démocratie ne pourrait les suivre. Pourquoi le réformisme belge a-t-il pu se survivre, pourquoi demeure-t-il si combatif ?
Le capitalisme belge, grâce à un empire colonial important et riche par rapport à la métropole, bénéficie, comme aux USA ou en Angleterre, d’une marge de sécurité sur laquelle peut vivre et se développer un mouvement réformiste relativement prospère. La Belgique fut le premier pays européen qui, après la Première comme la Seconde Guerre mondiale, remit son économie sur pied grâce surtout à l’apport de devises, accumulées pendant la guerre au Congo, grand fournisseur de produits stratégiques. L’ensemble de ces conditions permet aux syndicats belges d’entrer en lutte sans remettre à chaque instant en question la structure de la société, sans compromettre la stabilité du capitalisme belge, c’est-à-dire sans sortir du cadre du réformisme. Sur cela se greffent différents problèmes spécifiquement belges, auxquelles les masses sont sensibilisées et qui permettent à la social-démocratie soit de mobiliser ces masses démagogiquement, sur un terrain autre que celui de la lutte de classe, soit de les détourner vers ces voies sans issue quand les luttes ouvrières risquent d’ébranler l’édifice social (laïcité, opposition Flandre - Wallonie, et problème royal) . La social-démocratie trouve en Belgique à la fois les bases économiques qui permettent son développement et sa survie, et les moyens de mobiliser les masses ou de les canaliser c’est-à-dire de les contrôler dans la plupart des cas. Dans ces conditions elle s’est épanouie, elle s’est installée dans la société. Il n’est qu’à voir le luxe des Maisons du peuple, des sièges des syndicats, le nombre des socialistes dans l’administration pour comprendre qu’ils ne tiennent pas à un bouleversement de cette société : c’est pourquoi ils ne tenteront jamais de renverser le régime économique et social existant. En revanche ils défendront avec acharnement leurs « conquêtes », leur situation dans la société, si la bourgeoisie s’y attaque. Ils savent qu’ils ne représentent rien par eux-mêmes et que cette bourgeoisie ne les tolère que parce qu’ils sont capables de contenir la classe ouvrière. Pour ce faire ils ont besoin de garder la confiance des travailleurs et de masquer leur collaboration au maintien de l’ordre bourgeois sous une phraséologie énergique.
Mais quand il arrive parfois que les masses prennent cette phraséologie au sérieux, on les voit battre précipitamment en retraite. C’est ce qui se passe actuellement en Belgique. Après les rodomontades des premiers jours, les dirigeants socialistes belges souhaitent anxieusement la fin de ce mouvement dont ils n’avaient pas prévu l’ampleur. Ils sont prêts à céder même s’ils n’obtiennent pas ce qu’ils espéraient, c’est-à-dire la dissolution de la Chambre et de nouvelles élections.
Quand ils sont débordés par les masses, alors ils se démasquent. Et ce n’est pas une phraséologie quelque peu gauchisante qui peut faire illusion sur ce réformisme de fait.
Autres mots, même politique
La grève générale et la question du pouvoir- Stéphane Just :
La grève générale belge qui a duré du 20 décembre 1960 au 20 janvier 1961 est une autre de ces explosions au cours desquelles était posée la ques¬tion du gouvernement, du pouvoir. Au point de départ de la grève générale, le projet de loi du gouvernement Eyskens dit « loi unique » :
« Pour donner une idée de l’ampleur du projet mis sur pied par le gouvernement Eyskens, voici quelques unes des mesures prévues par cette loi : • La loi unique porte de 40 à 50 % la part du financement par l’État des investissements privés. • 85 % des nouveaux impôts de la loi unique proviennent de la fiscalité indirecte, qui pèse plus lourdement sur les travailleurs que sur les autres couches sociales. • Augmentation de 20 % des taxes de transmission, qui doit rapporter 5,7 milliards, dont les travailleurs paieraient la plus grande partie sous forme d’une augmentation de prix ; cette augmentation étant d’ailleurs calculée de manière à ne pas provoquer la hausse de l’index, qui entraîne une hausse correspondante des salaires. • Réduction de 1 milliard du fonds des communes et de 2 milliards du budget des secteurs sociaux. • Augmentation de 25 % des cotisations de pension à la charge des agents des services publics. Pour ces mêmes agents, la loi unique prévoit le recul de l’âge de la retraite de 60 à 65 ans. • Enfin, la loi unique remet en cause tout le système d’assurance maladie invalidité, et celui de l’assurance chômage, en permettant de priver de secours certaines catégories de chômeurs au bout de quelques mois, et en établissant un système d’inquistion à l’égard des chômeurs, soumis à de multiple mesures vexatoires et à des visites domiciliaires. » (brochure de la SPEL sur la grève générale belge).
Le 16 décembre 1960, au comité national de la Fédération générale des travailleurs belges (FGTB), une résoution déposée par Renard obtient 475 823 contre 496 487 et 53 000 abstentions. Elle propose des débrayages régionaux, une grève générale de vingt quatre heures et un référendum sur la grève générale contre la loi unique. Compte tenu de ce que ce sont les dirigeants qui disposent des voix au comité national, cela signifie que la grande majorité des travailleurs belges étaient pour la grève générale. La Centrale générale des services publics appelle le 12 décembre à une grève illimitée à partir du 20 décembre, date de l’ouverture à la Chambre de la discussion de la loi unique. La grève est partout très largement suivie. Toutes les corporations s’engagent spontané¬ment au cours des jours suivants dans la grève générale : la totalité des travailleurs flamands, les secteurs décisifs d’Anvers et de Gand. Les 27 et 28 décembre, la grève générale atteint son sommet, le gouvernement est impuissant, paralysé, la grève générale est maîtresse du pays. Mais si certains dirigeants fédéraux ou locaux de la FGTB sont contraints de donner l’ordre de grève, seules les directions régionales wallonnes et celle d’Anvers donnent l’ordre de grève. La direction de la FGTB se refuse à lancer l’ordre de grève générale. Quant à la centrale syndicale chrétienne, elle joue ouvertement son rôle de jaune et de briseuse de grève.
Mais, à partir du 28 décembre, la grève doit déboucher sur le plan politique dans la lutte ouverte pour renverser le gouvernement, ou piétiner. Spontanément, les travailleurs dans les meetings et manifestations de rue fixent eux-mêmes le prochain objectif à atteindre : la marche sur Bruxelles, c’est à dire l’affrontement direct avec l’appareil d’État bourgeois dont les organes dirigeants, gouvernement, Parlement, sont tous concentrés dans la capitale.
De la bourgeoisie à la gauche du mouvement ouvrier, la garde est montée autour du gouvernement, du pouvoir, de l’État. Le gouvernement a mis le Parlement en vacances, le Parti socialiste et le Parti communiste belges « mènent la lutte pour sa convocation ». Les dirigeants de la FGTB s’opposent à la « marche sur Bruxelles » et également le leader de la « gauche », André Renard. Le 3 janvier, au cours d’un meeting, il condamne publiquement l’exigence des manifestants qui crient : « Marche sur Bruxelles ! » Pis encore, Renard met en avant des revendications propres à diviser les travailleurs flamands et wallons : « le droit pour la Wallonie de disposer d’elle même et de choisir les voies de son expansion économique et sociale » pour appliquer des « réformes de structure ». Quant à Mandel, il s’aligne sur André Renard. « La Gauche » du 14 janvier 1961 écrit : « Il nous est reproché d’avoir lancé le mot d’ordre de marche sur Bruxelles. ( ... ) Comme nous constatons que cette revendication n’a pas été reprise par les dirigeants, nous nous inclinons, mais nous rappelons que, au moment où notre annonce de la semaine passée a paru, aucune indication n’était encore donnée à ce sujet. » Dès lors, le mouvement décline, les travailleurs belges n’ayant pas les moyens organisationnels et politiques d’aller plus loin. Les comités de grève sont constitués uniquement de dirigeants syndicaux. Ce sont les directions syndicales de la FGTB, sous la houlette d’André Renard, qui se sont constituées en comité de coordination des régions wallonnes. Il n’existe pas de parti ou même d’organisation politique révolutionnaire capable d’intervenir efficacement dans la grève générale et d’ouvrir la voie du combat contre le gouvernement et pour un gouvernement ouvrier. André Renard estime que la grève générale est « une grève économique qui fait peser une pression sur le capitalisme et l’État ». A partir du 7 janvier, la grève décline. Le gouvernement a convoqué la Chambre, qui adopte le 14 la loi unique. Le 21 janvier, les derniers grévistes, les 120 000 métallurgistes des bassins de Liège et de Charleroi, reprennent le travail.
Arbeidersstrijd, 14 janvier 2008 :
Le dévoiement nationaliste du mouvement ouvrier
La Question royale
Pourtant, cet effondrement du PC ne va pas entraîner un recul correspondant de la combativité et de la conscience des travailleurs. C’est ce que met en évidence la Question royale en 1950.
De quoi s’agissait-il ?
Aux élections de 1949, le Parti socialiste, au pouvoir depuis la fin de la guerre, subit un désaveu de la part de ses électeurs et les partis de droite, PSC et libéraux, obtiennent une confortable majorité. Les milieux bourgeois veulent mettre à profit ce déplacement des forces électorales vers la droite pour remettre en cause les concessions faites en 1945 aux travailleurs et aux organisations réformistes, afin d’augmenter leurs profits.
Cette offensive est liée à un aspect symbolique, le retour du roi Léopold III sur le trône. Dans le parcours personnel du roi, beaucoup de bourgeois et de petits- bourgeois peuvent en effet se reconnaître : ils ont plus ou moins sympathisé avec l’ordre nouveau en 1940, ont accepté la présence de l’armée allemande ou ont même été collabos durant la guerre et ils ont fait profil bas à la libération.
Le retour de Léopold III est pour eux l’occasion de tourner la page de 1945 et de renvoyer aux oubliettes les espoirs de changements sociaux des travailleurs.
C’est du reste bien ainsi que le comprennent les travailleurs, qui sont largement hostiles à Léopold III.
Le PSB, qui s’était débarrassé de la concurrence du PC sur sa gauche, n’hésita pas à enfourcher ce sentiment pour mener son propre combat politique : contre ses adversaires électoraux catholiques. Les leaders et la presse socialistes firent monter l’indignation pendant des mois, en retrouvant des accents anti-royalistes et républicains.
L’appareil et la direction de la FGTB avaient des motivations plus profondes pour se lancer dans la bagarre. Ils craignaient que le retour du roi ne soit aussi le début d’une remise en cause de leurs prérogatives et de leur rôle.
C’est ce qu’explique Renard quand il préconise que la FGTB mette toutes ses forces dans la lutte électorale de 1949 pour le PSB et contre le parti social-chrétien qui soutient le retour de Léopold III :
« Il faut s’engager à fond dans la campagne électorale (…). Il s’agit de l’instauration d’un régime démocratique à base économique et sociale et qui donne toutes ses chances de réaliser notre programme, ou de l’instauration d’un régime à base de pouvoir personnel, à base corporatiste qui jugulera surtout les syndicats. »
Les remises en causes des appareils se doublent d’attaques contre le régime des pensions et la sécurité sociale. Sous l’effet de la mobilisation du parti et du syndicat socialistes, le mécontentement monte chez les travailleurs.
Le 12 mars 1950, un référendum est organisé pour légitimer le retour du roi. Il donne une majorité de OUI, mais les travailleurs des centres urbains et industriels, en Flandre comme en Wallonie ont voté contre en très grande majorité.
La direction de la FGTB décide alors de jouer un atout. Le 21 mars 1950, lors d’une réunion du bureau national de la FGTB, André Renard évoque “l’idée fédéraliste” comme “un moyen puissant” pour faire plier le roi et le pouvoir.
En clair, un chantage au séparatisme de la Wallonie pour que le roi renonce au trône.
C’est avec cette idée en tête que Renard se rend au “Congrès wallon” à propos de la “Question royale”, qui se tient à Charleroi le 26 mars. Ce “Congrès” est organisé par un mouvement d’autonomistes wallons… jusque-là groupusculaire.
S’adressant aux congressistes, A. Renard leur dit :
« Nous vous apportons les forces organisées de 85 000 travailleurs de Liège. Il est certain que les autres fédérations suivront. C’est l’armée du travail qui vous rejoint »
« Quand le roi sera rentré, on donnera un aliment particulier aux grèves, les Wallons devront parler de la nécessité pour eux de détacher leur région d’une région cléricalisée. » (l’Eglise, influente en Flandre, avait donné comme consigne de voter OUI au référendum). Bien sûr, il y a dans le chef de Renard une grande part de bluff. On n’apporte pas, comme un paquet, la conscience politique de 85 000 travailleurs, à un groupe inexistant sur le plan politique.
C’est un bluff aussi à l’égard du gouvernement belge, car il spécule bien sûr sur le fait qu’il va reculer, et là-dessus, son calcul va s’avérer juste, grâce à la tournure des événements.
Car la classe ouvrière va réagir. Des grèves spontanées éclatent lors de la victoire du OUI au référendum, en mars. Mais c’est surtout lors du retour du roi en Belgique, fin juillet, que démarre une impressionnante vague de grèves partout dans le pays, mais surtout en Wallonie où se trouve le gros de la classe ouvrière. Il y a des attentats à l’explosif, des émeutes contre lesquelles la gendarmerie tire en faisant plusieurs morts.
Mais les grèves ne cessent pas, et des groupes de travailleurs ressortent les armes de la résistance pour défendre les piquets de grève. La presse bourgeoisie parle de mouvement insurrectionnel. C’est dans ce contexte, alors que des rapports de la sûreté de l’Etat sur l’existence de piquets armés sont déposés sur les bureaux du cabinet du roi et des ministres, que la menace séparatiste de Renard va être prise au sérieux.
D’autant qu’au sein de la FGTB wallonne comme de l’aile francophone du PSB, se mettent en avant une série de seconds couteaux qui semblent prêts à tirer parti d’événements dramatiques, comme des heurts armés entre la population et la police, pour se lancer dans l’aventure d’une indépendance wallonne. Renard accepte déjà un poste de ministre de la défense dans un gouvernement wallon potentiel. Bien entendu, une sécession de la Wallonie dans ces circonstances n’aurait rien eu à voir avec une révolution socialiste. La sécession de la Belgique des Pays Bas en 1830, par exemple, était sortie d’une émeute populaire victorieuse, sans que cela entraîne le moindre progrès social. Mais le pouvoir belge va effectivement reculer devant ce risque de sécession. Le roi Léopold III abdiquera en effet pour laisser la place à son fils, Baudouin Ier.
En attendant, le mouvement wallon était sorti de l’anonymat. Il n’allait, bien entendu, pas susciter l’engouement immédiat des travailleurs wallons. Mais c’était une perspective qui avait été donnée aux cadres intermédiaires des appareils syndicaux, qu’ils allaient reprendre au fil des années et défendre parmi les travailleurs.
D’autant que les dirigeants du PSB, majoritairement francophones, se dédouanèrent de leur propre manque de perspectives devant les travailleurs en expliquant que la réalisation des transformations sociales qu’ils attendaient était impossible dans le cadre d’un Etat belge dominé numériquement par une population flamande rurale, catholique et royaliste.
Le déclin industriel wallon et l’essor de la Flandre
À la fin des années 50, une circonstance va favoriser l’impact des idées d’autonomie wallonne : le déclin industriel.
Les charbonnages wallons ne sont plus concurrentiels avec les gisements à ciel ouvert exploités aux USA et le pétrole commence à remplacer le charbon comme combustible industriel. Les charbonnages ferment les uns après les autres, suscitant une inquiétude croissante parmi les travailleurs.
La sidérurgie, autre principal pourvoyeur d’emploi, paraît elle aussi menacée par son retard technique. Les capitalistes ont très peu réinvesti leurs bénéfices dans de nouvelles industries en Wallonie ; en fait ils les ont surtout placés dans des prêts lucratifs à l’étranger… ou en Flandre.
Car, parallèlement, la Flandre commence son envol économique, et bénéficie notamment d’importants investissements américains, dans l’industrie automobile, notamment (Ford, Opel-GM). Le gouvernement belge consacre de gros moyens pour développer des infrastructures, dans le port d’Anvers, le réseau d’autoroutes, le réseau ferré, pour se mettre au service de ces capitalistes, comme le font toujours et partout les gouvernements.
A cette occasion, l’aile wallonne de la FGTB va ressortir son programme de réforme de structure et l’accoupler avec la revendication d’autonomie de la Wallonie.
Les renardistes expliquent que le gouvernement belge est dominé par des partis flamands qui se moquent des problèmes de la Wallonie et qu’elle ne pourra résoudre ses problèmes qu’en prenant son destin en main.
Ce discours passe pour radical et anti-capitalistes car il dénonce la mainmise des trusts sur la vie économique et préconise leur nationalisation ainsi que celle des banques et de l’énergie. Mais impossible, prétendent les renardistes, de réaliser un tel programme tant que l’on sera soumis à une Flandre catholique. Seule une Wallonie autonome aurait une majorité socialiste qui pourrait le réaliser.
Malheureusement, aucune force politique, ni le PC, ni l’extrême-gauche, ne tente de dénoncer ces illusions et ce discours nationaliste devant les travailleurs.
Pire ! Le groupe de la IVème Internationale, qui milite clandestinement au sein du PSB dans le groupe “la Gauche”, contribue à confirmer l’image de Renard comme leader ouvrier radicalement anti-capitaliste :« L’aile gauche (de la FGTB) subit l’empreinte de la forte personnalité d’André Renard. Le dirigeant dynamique des métallurgistes de Liège avait conservé de sa jeunesse de fortes sympathies anarcho-syndicalistes (…) Renard avait compris fort tôt l’impasse d’une politique syndicale qui se contente de lutter avec le patronat pour une meilleure répartition du revenu national. Il réclama une politique syndicale plus dynamique, plus radicale, qui mettrait le régime capitaliste lui-même en question. »
Ernest Mandel, “La Gauche”, 1964
À ce portrait très flatteur, il est utile de comparer celui qu’en faisaient les services d’informations de l’Ambassade britannique à Bruxelles, dans l’immédiat après- guerre : « En privé, il abandonne la touche de trotskysme dont il assaisonne ses discours publics ; et son anarcho-syndicalisme se réduit à la croyance que, compte tenu de l’actuelle situation politique en Belgique, il y a encore une certaine place pour l’action en marge des institutions. »
Quel dommage que les travailleurs qui lisaient « La Gauche » n’aient pas pu lire ce genre d’appréciation ! Une majorité d’entre eux n’auraient sans doute pas été du même avis, mais ils auraient été dans un second temps moins pris au dépourvu par la suite des évènements. Ce débat et ces idées autour de Renard (et de la Gauche) progressent surtout parmi les milieux politisés et syndicaux. Il a forcément un certain impact sur les travailleurs wallons, mais sans aller jusqu’à devenir une réelle aspiration à l’autonomie. Et comme le reconnaît Renard lui-même, “l’idée de solidarité de classe est un sentiment profond dans la classe ouvrière”, qui considère que, « Wallons ou Flamands, les travailleurs sont confrontés à un ennemi commun”.
La grève de 61
C’est d’ailleurs ce que va mettre en évidence la grève de l’hiver 60-61. À l’origine de cette grève, il y avait la perte de la colonie congolaise, en 1960, et des revenus et des débouchés qu’elle procurait à la bourgeoisie belge.
Le gouvernement social-chrétien d’Eyskens décida de faire voter une “loi unique”, qui était un paquet de mesures destinées à faire porter le coût d’une réorganisation de l’économie belge à la classe ouvrière. La loi unique portait la part de l’Etat dans les investissements privés à 50%. Pour financer cette décision, de nouveaux impôts furent décidés dont 85% provenaient de la fiscalité indirecte, c’est-à-dire qu’elle pèserait essentiellement sur les travailleurs.
Parallèlement, une série de mesures d’austérité s’attaquait au régime d’assurance sociale et aux pensions. Le droit aux allocations de chômage fut limité dans le temps tout en établissant un système de visites domiciliaires pour contrôler les chômeurs. Enfin, les agents des services publics voyaient leurs cotisations pour leur pension augmenter de 25% et l’âge de leur retraite portée de 60 à 65 ans.
Le PSB proclamait “son opposition irréductible” à la loi mais concrètement, il ne proposait comme perspective aux travailleurs… que de voter socialiste aux élections suivantes, pour abroger “cette loi de malheur” comme on l’appelait.
La FGTB se prononçait pour des manifestations et des actions de grèves pour le 15 janvier, après le vote de la loi au Parlement. Mais les travailleurs sentent qu’il faut faire pression avant cette échéance.
La centrale CGSP des agents communaux et provinciaux lance à ses affiliés un appel à la grève pour le 20 décembre. L’appel est très largement suivi dans les 2600 Communes du pays. Les enseignants CGSP les rejoignent dans de nombreux endroits. L’attaque contre les pensions vise surtout les agents du service public, ce qui explique leur mobilisation.
Mais spontanément, sans appel de la part des appareils syndicaux, beaucoup de travailleurs du privé les suivent. Le jour même, à Charleroi, ce sont les métallos des ACEC, dont la délégation est dirigée par des communistes, qui débrayent. Ils font le tour des usines métallurgiques, des charbonnages, qui débrayent immédiatement. La grève s’étend de secteur à secteur, de région à région, trouvant partout des militants pour la propager de leur propre initiative. Les jours suivants, les centrales de la FGTB multiplient les appels « au calme et à la discipline », mettant les affiliés en garde contre les excités « qui ne représentent personne ». Mais… personne ne les écoute. La grève s’étend aux transports, aux cheminots, aux centrales électriques. Renard comprend, le premier, qu’il faut se mettre à la tête du mouvement pour en reprendre le contrôle. Il donne la consigne de grève dans la sidérurgie. Les autres centrales suivent les unes après les autres, mais Renard apparaît comme le dirigeant de la grève, impression que renforce l’hystérie de la grande presse. La grève devient rapidement totale en Wallonie.
En Flandre, elle est forte seulement dans les grands centres urbains, Anvers, Gand.
La CSC éprouve la plus grande peine à retenir ses affiliés de participer au mouvement. L’Eglise, en la personne du cardinal Van Roey, lance par radio un « appel à reprendre le travail à ceux qui obéissent à leur foi ». La CSC en tire prétexte pour justifier son refus de participer au mouvement, devant des affiliés dont bon nombre sont catholiques pratiquants.
Malgré tout, la grève commence à se propager dans des régions plus rurales, malgré une forte opposition des milieux conservateurs. La presse, les petits-bourgeois accablent les grévistes d’injures. Les travailleurs flamands doivent mener et propager une grève à contre-courant de l’opinion publique flamande, et s’ils en ont la ressource, c’est qu’ils surmontent la pression par le militantisme en se sentant justifiés et poussés dans le dos par l’unanimité de la grève en Wallonie.
Mais les dirigeants réformistes se rendent compte que le pouvoir n’a pas de marge de manoeuvre et qu’il ne reculera pas devant une grève, même générale. Le grand patronat ne reculera que si le pouvoir commence à être mis en cause et s’il craint de devoir faire plus de concessions encore s’il ne cède pas un peu. Mais les dirigeants réformistes n’ont aucune intention d’en arriver là.
Le gouvernement le mesure parfaitement, et mise sur l’épuisement de la grève. Celle-ci s’organise pour durer. Des comités locaux organisent l’accès aux magasins, les transports urgents, le ravitaillement, la fourniture de gaz et d’électricité deux heures par jour, pour assurer à la population un minimum (chauffage, cuisine, éclairage : c’est l’hiver). La presse bourgeoise réclame des mesure de force pour mettre fin à ce scandale inimaginable d’un ordre assuré par des ouvriers “qui règlent la circulation”, contrôlent l’ouverture et la fermeture des magasins et décident eux-mêmes quelles usines (centrales électriques) et quels services doivent fonctionner, réquisitionnent les locaux publics (écoles) pour faciliter l’organisation de la grève.
La bourgeoisie perd des marchés, les journaux financiers estiment la perte à un milliard par jour. Mais seule la menace d’une organisation de la vie sociale par des comités ouvriers est capable de la faire reculer, car elle craint de voir remise en cause la raison d’être de son état. Si la population sait s’organiser elle- même, à quoi sert un Gouvernement, un Parlement, un appareil d’Etat ?
Malheureusement, aucune force politique n’explique aux travailleurs que c’est en cela que réside leur force. Les grévistes sont laissés sans perspectives, et la grève les épuise petit à petit (les ouvriers vivent sur leur quinzaine).
Le PSB et la FGTB organisent des manifestations décentralisées qui épuisent les forces et exaspèrent les travailleurs.
Le 30 décembre : 45 000 manifestants à Charleroi, 10 000 à Mons, 10 000 à Verviers, 8 000 à Jemeppe, 8 000 à Bruxelles. Le 2 janvier : 10 000 à Bracquenies, le 3 janvier : 10 000 à Liège, 15 000 à Herstal, 15 000 à Yvot-Ramet, etc, etc. Même à Liège, les directions réformistes s’efforcent de diviser les manifestants.
Les travailleurs réclament partout une marche sur Bruxelles. Une concentration des grévistes à Bruxelles aurait pour effet d’additionner leur nombre et de leur permettre de mesurer leurs forces. Mais elle révélerait d’autant plus l’absence de volonté des dirigeants socialistes de s’appuyer dessus.
La lutte devient âpre, la police charge, arrête les manifestants, disperse les piquets. Mais les grévistes sont inventifs et ont de la ressource. Les piquets deviennent tournants : ils changent d’entrées, d’usines, d’heures et font courir la police.
Les manifestants apprennent à se disperser lors des charges de gendarmerie et à reformer leurs rangs aussitôt. Des bagarres éclatent. Les jeunes grévistes sont exaspérés, cassent les vitrines des banques, se battent avec la police avec ce qui leur tombe sous la main. 2000 grévistes sont en prison.
Mais les travailleurs, ni en Wallonie, ni en Flandre, ne veulent pas céder. Ils savent qu’une défaite sera pire que les coups et les privations.
La pression monte de la part des grévistes contre le PSB, la FGTB, y compris André Renard. Le 6 janvier, suite à son refus d’appeler à une marche sur Bruxelles devant 45 000 manifestants Liégeois, l’ancienne gare des Guillemins est démolie par la foule folle de rage.
Devant cette pression, et l’absence d’issue, Renard va alors mettre en avant la revendication de l’autonomie wallonne, tout en criant à la trahison de la Flandre, où la CSC est majoritaire.
C’est un coup très dur pour les grévistes flamands, que la presse du Nord accable du reproche d’aider l’autonomisme wallon. Un journal de grève tenu par des grévistes flamands, rétorque “on préfère être soumis à une Wallonie rouge qu’à une Flandre noire”.
Mais le moral est atteint. Livrés à eux-mêmes, ne se sentant plus soutenus par ce qu’ils perçoivent de la grève en Wallonie, les grévistes flamands reprennent petit à petit le travail.
C’est le signal qu’utilisent des appareils en Wallonie pour donner la consigne de la reprise du travail. Certains secteurs tiennent, malgré leur isolement et le manque de perspectives. Le travail reprend définitivement le 21 janvier, après un mois de grève.
Mais l’amertume des travailleurs ne se traduit pas par une prise de conscience politique de la trahison dont ils ont été l’objet de la part des socialistes, en particulier André Renard. Car aucune force politique ne veut le leur dire. Y compris l’extrême gauche qui appuie, de ses faibles forces, l’illusion d’un redressement de la Wallonie à travers… « un pouvoir socialiste » dans cette région minuscule et en plein déclin.
Arbeidersstrijd, 27 janvier 2011 :
La « grande grève » de 1960-1961
Il y a 50 ans, près d’un million de travailleurs belges participent à un vaste mouvement de grève pour s’opposer à « la loi unique », un ensemble de mesures destinées à faire supporter à la classe ouvrière la crise du capitalisme belge.
Malgré le froid et les fêtes de fin d’année, les travailleurs restent mobilisés pendant cinq semaines, il y a environ trois cents manifestations et de nombreux affrontements avec la police. Dans certaines villes industrielles, il n’est plus possible de circuler sans laissez-passer du comité de grève. L’Etat mobilise l’armée, fait revenir les soldats stationnés en Allemagne pour occuper les gares, des centaines de grévistes sont mis en prison, il y a quatre morts et des dizaines de blessés. Cette grève est un exemple de la combativité ouvrière qui est resté dans les mémoires de tous ceux qui l’ont vécue. Pourtant, quand les travailleurs doivent reprendre le travail après cinq semaines de lutte, ils n’ont rien obtenu. Pire, leur combativité est détournée au profit du nationalisme wallon et du fédéralisme. Mais commençons par le début.
Dans les années d’après-guerre, le sort des travailleurs est censé s’améliorer. Et cela notamment grâce à la sécurité sociale, née du « pacte social » de la fin de la guerre. La sécurité sociale a un certain nombre d’avantages à offrir au patronat également : elle est censée garantir la paix sociale et permettre d’éviter des grèves à répétition pour les salaires qui coûteraient plus cher que leur indexation. Elle permet aussi d’intégrer les appareils syndicaux, occupés désormais à la gestion des caisses de chômage, dans l’appareil de l’Etat.
La paix sociale est cependant toute relative. En 1950 déjà, le pays est secoué par la question royale qui donne lieu à des grèves insurrectionnelles en Wallonie contre le retour du roi qui avait sympathisé avec l’occupant nazi.
En juillet 1957 a lieu une importante grève nationale des métallurgistes pour le double pécule de vacances, grève réprimée par un Premier mi-nistre socialiste, Achille Van Acker.
En novembre 1958, les travailleurs de la branche Gaz et électricité de la FGTB – Gazelco – mènent une grève qui dure plusieurs semaines. La même année, cinquante mille travailleurs de Cockerill-Ougrée dé-brayent et manifestent dans les rues de Liège pour protester contre les premières atteintes à la sécurité sociale, atteintes qui commencent en fait dès sa mise en place.
En 1959, les ouvriers de Gand se mettent en grève contre les fermetures d’usines de textile. En dix ans, six cents entreprises ont fermé, vingt mille emplois ont été supprimés. En même temps, les mineurs du Borinage luttent contre les premières fermetures des charbonnages en dressant des barricades dans toute la région. En mars 1960, une manifestation nationale mobilise les agents des services publics pour défendre leur droit de grève.
L’amélioration de la condition ouvrière est toute relative aussi. Comme l’industrie belge a été peu endommagée durant la guerre, on a négligé les investissements et usé les installations existantes jusqu’à la corde. La mine du Bois du Cazier en est un exemple connu. Lors de l’accident en 1956, quatre ans avant la grève, elle fonctionnait encore avec un puits et un chevalement datant d’avant la guerre. Les conditions de tra-vail étaient à l’avenant.
Mais déjà, la bourgeoisie a les yeux ailleurs et sonne le glas des mines et de l’industrie lourde. L’heure est à l’automobile, la télécommunication, l’électroménager, le nucléaire. L’industrie ne dépend plus directement du charbon extrait en Wallonie et quitte les bassins miniers sur lesquels elle s’était installée, au profit du littoral flamand où les salaires sont plus faibles. En 1960, le pays compte déjà deux cent mille chômeurs.
Les investissements nécessaires à la reconversion de l’économie belge ne seront pas le fruit de l’initiative privée. C’est l’Etat qui va prendre en main l’électrification des réseaux ferroviaires, la construction des autoroutes, des centrales nucléaires, des réseaux de téléphone… le menant à des dépenses qui dépassent ses revenus.
Alors, depuis qu’elle a accédé au gouvernement en 1958, la coalition de droite des libéraux et des sociaux-chrétiens du gouvernement Eyskens veut dégager des moyens financiers pour soutenir la reconversion de l’économie belge.
A l’époque, pas plus qu’aujourd’hui, il n’y a trente-six façons pour dégager des moyens financiers : on augmente les impôts et on diminue les dépenses qui ne servent pas directement la bourgeoisie. Bien que ce soit à cette époque-là qu’on commence à réfléchir à l’instauration d’un impôt des sociétés, c’est aux masses laborieuses que s’en prend l’Etat. Et cela d’autant plus qu’une importante source de revenus pour la bourgeoisie et l’Etat belge était sur le point de leur échapper : en juin 1960, le Congo belge accède à l’indépendance.
Le gouvernement utilise le climat de crise pour accélérer le processus. La Sabena ramène, avion sur avion, des Belges, encore sous le choc, qui ont dû quitter la colonie congolaise précipitamment. L’avenir pour l’économie belge est peint dans les couleurs les plus noires. En juillet, Eyskens annonce l’élaboration d’un « programme d’austérité, d’économie et de discipline » qui, début novembre, quand il sera présenté à la Chambre, aura pris le nom plus prometteur de « projet de loi d’expansion économique, de progrès social et de redressement financier ». Le projet se présente sous la forme d’une loi unique de 133 articles, groupés sous sept titres. Dans cette « loi unique », les travailleurs du pays reconnaissent à juste titre une « loi de malheur », comme l’appelleront les grévistes.
Voici quelques points de la loi unique qui sonnent très familièrement à nos oreilles :
• L’Etat peut intervenir à hauteur de 50% (au lieu de 40%) dans le financement d’investissements privés. L’Etat subsidie les salaires lors de l’embauche de « chômeurs difficiles à placer ».
• Nouveaux impôts, dont 85% proviendraient de la fiscalité indirecte, comme la TVA, mais qui n’existait pas encore en tant que telle. Elle portait le nom de taxe de transmission.
• Réduction du budget des communes et des secteurs sociaux.
• Les cotisations des agents des services publics pour leurs pensions seront augmentées de 25% et l’âge du départ à la retraite passe de 60 à 65 ans.
• Instauration de contrôles contre les « abus » des caisses de chômage et de maladie-invalidité, avec visites de contrôle à domicile et sanctions à la clé.
• Instauration du précompte professionnel.
Le Parti socialiste belge (PSB) est alors dans l’opposition. A partir d’octobre, il lance conjointement avec la FGTB, l’opération Vérité. Partout dans le pays, des meetings d’information sont organisés. La préoccupation du PSB dans l’opposition n’est pas tant de permettre aux travailleurs de faire reculer le gouvernement sur la loi unique, mais de se servir du mécontentement pour revenir aux affaires. En effet, la coalition libérale-chrétienne est déjà quelque peu secouée par la crise au Congo et la crise du capitalisme belge et le PSB espère provoquer sa chute. Il ne s’agit même pas pour lui d’empêcher le vote de la loi. Si le gouvernement peut voter la loi avant de tomber, ce serait déjà ça de fait, car les dirigeants du parti gouvernemental qu’est le PSB savent très bien que la bourgeoisie attend de telles mesures. Quelle sera la coalition du prochain gouvernement importe par contre peu à cette dernière.
Voici le souvenir de Gustave Dache, à l’époque jeune ouvrier chez Glaverbel et militant trotskyste, d’un meeting qui se tient le 9 dé-cembre à Charleroi :
« …. L’orateur invité est Léo Collard, le président national du PSB. Devant une salle comble, ce dernier fait un ferme et long discours contre les mesures gouvernementales. L’auditoire est si attentif que quand l’orateur interrompt son discours pour reprendre son souffle, il règne un silence absolu dans la salle. Sa prise de parole terminée, il est fortement applaudi par l’assistance, prête à l’action. »
« C’est Arthur Gailly, président de la FGTB Charleroi, qui est chargé de conclure la réunion, ce qu’il fait en disant : Camarades, après le brillant discours du camarade Collard, je ne vois plus rien à dire sauf une chose : c’est que l’insurrection reste un devoir sacré. »
Un devoir sacré pour lequel il ne donne cependant aucun rendez-vous. Leo Collard, à ce moment-là aussi bourgmestre de Mons, est plutôt un représentant de la droite du PSB. Et Arthur Gailly n’est pas connu non plus comme le dirigeant le plus enclin à la grève de la FGTB.
Mais les deux organisations ont leur aile gauche.
Dans la FGTB, elle est représentée par le Liégeois André Renard. Dans le PSB, c’est le groupe autour du journal hebdomadaire La Gauche – Links, groupe dirigé par Ernest Mandel.
Il faut dire quelques mots sur André Renard, alors secrétaire général adjoint de la FGTB. Encore enfant, il a déjà vu les grèves de ses parents ouvriers dans les années 1920. Militant actif depuis les années 1930, il participe notamment aux grèves de 1936, voit l’abdication des dirigeants du POB et du syndicat socialiste devant les nazis, voire la collaboration de certains de ceux-ci. Déporté de 1940 à 1942, il participe, à son retour, au travail syndical clandestin sous l’occupation : actions de sabotage, presse clandestine. Avec son mouvement syndical unifié, il a milité pour l’unification syndicale à la fin de la guerre qui aboutit à la création de la FGTB. Il s’oppose aussi à l’influence des partis politiques sur le mouvement syndical, ce qui aide en fin de compte à en écarter le PC, numériquement fort à la fin de la guerre. Les liens avec le PS eux perdurent…
Toute une génération de travailleurs combatifs, notamment à Liège, ont été influencés par lui et lui vouent une vraie admiration. Il représente, aux yeux de tous les travailleurs combatifs du pays, ces métallos qui ont mené des grèves même pendant l’occupation, qui n’ont pas hésité à risquer leur vie pour leur classe et qui se sont opposés, par la grève et des manifestations violentes, au retour du roi en 1950.
Les travailleurs combatifs de Flandre, qui luttent dans un environnement plus hostile, peuvent voir en lui un dirigeant syndicaliste comme ils aimeraient en avoir, et qui s’est déjà opposé souvent à Louis Major, député socialiste d’Anvers et président national de la FGTB, qui représente l’aile droite de la FGTB.
Dans les conflits à l’intérieur de la FGTB, les travailleurs combatifs et bien de militants se retrouvent plus souvent dans le camp d’André Renard que dans celui des dirigeants de leur région.
Mais malgré son air radical, Renard est loin d’être un révolutionnaire. C’est même un nationaliste. Dès la crise royale, le retour du roi a été beaucoup plus contesté en Wallonie qu’en Flandre – l’influence de l’Eglise catholique reste plus importante dans une région encore essentiellement agricole-, il met en avant l’idée que la Wallonie progressiste est constamment freinée par une Flandre réactionnaire, plutôt que d’appeler les travailleurs wallons à contribuer à l’élévation du niveau de conscience des travailleurs flamands.
En plein conflit, il rejoint le conseil wallon, un groupuscule de notables, d’intellectuels et de bourgeois nationalistes wallons qui voient d’un œil inquiet – et hostile – la montée économique amorcée de la Flandre. André Renard qui s’inquiète également de l’importance croissante des Flamands à l’intérieur du syndicat, apporte à ce mouvement encore groupusculaire le crédit qu’il a chez les ouvriers. Au moment culminant de la crise royale, André Renard se voit déjà ministre d’un futur gouvernement de la Wallonie indépendante…
Tout cela permettra surtout de camoufler la retraite opérée par le PSB et les dirigeants syndicaux pour freiner le mouvement.
Mais malgré cela, en tant que « gauche syndicale », il peut compter sur le soutien de La Gauche animée par Ernest Mandel. Celui-ci collaborera même à La Wallonie, journal dont André Renard est le directeur. La Gauche est même imprimée sur les presses du journal La Wallonie. Les deux hommes se connaissent d’ailleurs depuis la guerre. Le tout jeune Mandel dirige alors un petit groupe trotskyste qui distribue des tracts aux portes des usines dans la région de Liège, et …aux soldats allemands. Les premiers tracts syndicaux de Renard sont alors imprimés sur la presse bien cachée de ce petit groupe trotskyste. La collaboration ne dure cependant pas longtemps : si Renard revient de déportation en 1942, ces jeunes trotskystes, dont la plupart sont d’origine juive, sont arrêtés au plus tard en 1943. Les meilleurs camarades de Mandel périssent alors dans les camps allemands, comme Abraham Léon, un intellectuel brillant de 22 ans, qui a choisi l’internationalisme contre le sionisme de gauche au moment même de la guerre et de la persécution des Juifs en Allemagne.
Après la fin de la guerre, bien des trotskystes démissionnent. C’est un moment de déception, de fatigue et de division. Les militants belges derrière Mandel entrent alors au PSB. Il est vrai que le PSB compte encore de nombreux militants ouvriers. L’entrée au PSB donne alors la possibilité de s’entourer et de s’adresser à eux et à leur milieu. A condition toutefois de garder son expression propre. Or, l’entrée au PSB donne aussi à Mandel la possibilité de diriger La Gauche. Ce journal n’est cependant pas un journal trotskyste, de nombreux réformistes y collaborent. L’expression de ce journal est donc constamment celui d’un compromis.
Avec d’autres intellectuels, Ernest Mandel a rédigé ce qui est le programme officiel de la FGTB – depuis 1954 – et celui du PSB – depuis 1958 : la Réforme de Structure ; programme qui fut rédigé à la demande d’André Renard.
Il s’inspira pour ce faire du plan De Man des années 30. Le plan du dirigeant du POB De Man, qui évoluera vers l’extrême droite, était destiné à stabiliser le capitalisme en pleine crise. Mais les travailleurs qui l’écrivirent sur leurs drapeaux à l’époque, 17 ans après la révolution d’Octobre, pouvaient s’en servir comme premier pas pour leurs aspirations révolutionnaires.
La réforme de structure des années 1950 prétend vouloir s’en prendre au pouvoir des holdings et des monopoles, car, comme dit André Renard : « Nous sommes en économie dirigée, mais ceux qui la dirigent, c’est-à-dire les « deux cent hommes » des holdings, la dirigent mal. Ils la dirigent mal parce qu’ils ont en vue des intérêts particuliers et non l’intérêt général. »
Quel intérêt général peut-il y avoir dans une société divisée en classes, celle des exploiteurs et celle des exploités, aux intérêts diamétralement opposés ?
La réforme de structure veut soumettre les holdings au contrôle de l’Etat supposé être au-dessus des classes. A côté d’un certain nombre d’institutions sociales, comme une assurance maladie universelle, la réforme de structure propose donc :
• un bureau de planification,
• un conseil national de l’énergie,
• une société nationale de gestion des charbonnages,
• une société nationale de l’électricité,
• une société nationale du gaz,
• une commission de contrôle pour la distribution des produits pétroliers,
• un conseil supérieur des finances. Bien sûr, le PSB veut imposer ces réformes par la voie parlementaire, ce qui les réduit à un vœu pieux, si la bourgeoisie elle-même n’a pas intérêt à l’instauration de tels organes dirigeants de l’économie. Mais justement, un certain nombre des revendications contenues dans la réforme de structure, est déjà réalisé dans les pays voisins. En France, à ce moment-là, l’électricité est par exemple déjà nationalisée, comme bien d’autres choses. Sans que le pouvoir des ‘100 familles’ en soit diminué en quoi que ce soit.
La société nationale de gestion des charbonnages va d’ailleurs être instaurée peu après la grève… en faisant ainsi assumer les licenciements et les friches industrielles coûteuses par l’Etat, pendant que les anciens patrons s’en lavent les mains, tout en jouissant de leurs fortunes amassées sur des générations de mineurs. Pour contrôler les holdings, les barons des mines, les banques, il faut un contrôle ouvrier, il faut que les travailleurs, les employés, les salariés dans tous les domaines mettent leur nez dans tout ce qui – selon leurs patrons – ne les concerne pas, diffusent et partagent les informations dont chacun dispose, n’en déplaise aux capitalistes qui se retranchent derrière le secret commercial, le secret bancaire. Nous développons assez souvent cette perspective du contrôle ouvrier qui doit devenir la perspective des luttes de la classe ouvrière à venir, car sans ce contrôle, disait très justement Trotsky, « il est impossible de faire un seul pas sérieux dans la lutte contre le despotisme des monopoles et l’anarchie capitaliste qui se complètent l’un l’autre dans leur oeuvre de destruction si on laisse les leviers de commande des banques dans les mains des rapaces capitalistes. »
Le « contrôle ouvrier », c’est un mot que La Gauche n’utilise que très rarement. Tous les membres et rédacteurs de La Gauche ne seraient pas d’accord avec cette revendication, et le journal ne peut donc pas la publier.
Le « contrôle ouvrier » est cependant un mot d’ordre qui circule à l’époque. Sur les photos, on le voit sur les pancartes de jeunes manifestants trotskystes.
Mais à cette époque où mêmes des dirigeants syndicaux, autrement plus droitiers, se préparaient à jouer un rôle plus important dans la gestion de l’économie – on parlait de cogestion, d’autogestion, de contrôle… même « ouvrier ». Mais si le « contrôle ouvrier » doit être exercé par les appareils syndicaux, eux-mêmes échappant au contrôle des travailleurs du rang, on imagine le succès. Aujourd’hui, les dirigeants syndicaux siègent même à la Banque nationale et « contrôlent » les comptes de celle-ci, ce qui n’a pas empêché la Banque nationale de voler au secours des banquiers en vidant les caisses de l’Etat…
Le jeune ouvrier et militant trotskyste au sein de la Jeune Garde socialiste, Gustave Dache, qui se souvient du meeting de Charleroi avec les dirigeants FGTB et PSB, est un de ces jeunes militants ouvriers révolutionnaires. Ils sont de toutes les luttes et les JGS – les Jeunes Gardes Socialistes – sont le vivier dans lequel ils recrutent leurs semblables. La grève sera pour eux l’épreuve du feu. Il faut aussi dire un mot du Parti communiste. Celui-ci n’est plus très fort numériquement, mais a toujours deux députés à la Chambre. Quant à la perspective révolutionnaire, s’il la cultive dans les mots, il l’a abandonnée depuis longtemps. Contre l’austérité annoncée, il dénonce la fraude fiscale, déjà astronomique à l’époque, ainsi que l’OTAN. C’est en effet l’époque où cette alliance militaire des pays capitalistes contre l’Union soviétique s’implante en Belgique. Et c’est en effet une entreprise onéreuse. Il faut rappeler également qu’on est en pleine période de guerre froide. Ce mot d’ordre est une énième politique du PC qui est bien plus dictée par les intérêts de la caste dirigeante d’Union soviétique que pensée pour permettre aux travailleurs du pays de se défendre.
C’est cependant le Parti communiste, ainsi que les JGS qui militent pour que l’opération vérité ne se limite pas à des séances d’information, mais réclament un agenda d’actions, des grèves. C’est à travers ces mots d’ordre que les travailleurs à la base feront de plus en plus pression sur les appareils en vue d’une action.
Sous la pression de la base, la FGTB liégeoise décide des arrêts de travail et une manifestation pour le 21 novembre qui devront être suivis d’autres actions nationales. Le 21 est un succès !
Une autre branche de la FGTB où l’agitation à la base se renforce, c’est la CGSP (Centrale Générale des Services Publics). Les fonctionnaires et agents des services publics – professeurs, agents communaux – ont en effet bien des raisons d’être en colère contre la loi unique qui veut diminuer leurs retraites et leurs revenus. Ici, le noyau dur se trouve à Anvers.
Début décembre, à l’initiative des militants de la FGTB, les assemblées ouvrières votent partout, mais surtout en Wallonie, des résolutions contre la Loi unique. A bien des endroits, les délégués de base font voter par la même occasion des actions de grève. Il y a des débrayages par-ci par-là, déjà à partir du 12, notamment chez les métallurgistes de Gand qui débrayent le 13. La date du 15 décembre est souvent avancée, c’est le jour du mariage royal. L’idée de 24 heures de grève est au centre des discussions. Les patrons manœuvrent et accordent une journée de congé dans tout le pays, suivant ainsi les recommandations du gouvernement qui comprend très bien que l’imminence d’une grève générale de 24 heures ce jour-là comporte un risque de débordement. Personne n’a oublié la crise royale de 1950. La pression de la base pour des actions est très forte, tellement forte que les centrales wallonnes de la FGTB décident une journée d’action pour le 14 décembre, la veille donc du mariage royal.
Le journal Le Peuple (le journal du PSB) du 15/12/1960 déclare : « Ils étaient 5000 Borains massés à Mons ; 10.000 travailleurs dans les rues de la Louvière, 35.000 à 40.000 les bras croisés au Pays Noir (Charleroi), 96% des travailleurs du Namurois ont débrayé, 60.000 travailleurs se sont rassemblés Place St-Lambert à Liège ».
Le climat d’agitation va vraiment crescendo.
C’est à l’occasion de la manifestation du 14 décembre à Liège qu’André Renard, en réponse aux voix de plus en plus nombreuses qui réclament une grève générale, promet de proposer au comité national élargi de la FGTB le mot d’ordre d’une grève générale de 24 heures en janvier. Il est le seul dirigeant syndical à prononcer ce mot de grève générale, mais il la limite d’office à 24 heures. Il prend soin aussi de proposer une date où on peut penser que la loi sera déjà votée, car les débats à la Chambre doivent commencer le 20 décembre. Choix de date prodigieux. Le gouvernement compte sur les fêtes de fin d’année pour laisser les choses se calmer et faire passer sa « loi de malheur » sans trop de publicité. De fait, le PSB et A.Renard comptent là-dessus aussi. Et pour finir, A.Renard soumet cette date à la condition qu’elle soit acceptée par les autres centrales de la FGTB.
Sur les photos du rassemblement de 60.000 travailleurs à Liège, on voit quelques jeunes militants communaux de la CGSP qui ont escaladé le toit d’un arrêt de tram au milieu de la place, brandir des pancartes : grève générale le 20 ! Mot d’ordre qui est repris par toute la place. Oui, car le 12 décembre, à la CGSP, on a voté la grève au finish à partir du 20 décembre – date où doivent commencer les débats à la Chambre. C’est la seule centrale de la FGTB à avoir décrété un mot d’ordre de grève nationale. C’est ce jour-là qu’il faut commencer la grève générale, pas un mois après.
Le 16 décembre, au lendemain du mariage royal a lieu le vote, au Co-mité national élargi de la FGTB sur la proposition de A. Renard, d’une grève générale de 24 heures en janvier. Presque tous les dirigeants des centrales wallonnes votent pour, les dirigeants flamands contre. Le samedi 17 décembre, La Wallonie donne le résultat du vote en troisième page, sans commentaires et en tout petits caractères et consacre sa première page – comme tous les samedis – au roman-photo à suspense « Innocent ou coupable ».
Le vote des délégués est présenté comme suit : 475.823 voix pour, 496.487 voix contre, 53.112 abstentions. Comme si le million d’affiliés s’étaient vraiment exprimés, comme si le syndicat était vraiment démocratique, et comme si les dirigeants flamands qui votent contre la grève générale de 24 heures en janvier, le faisaient vraiment au nom de leur base !
Mais les travailleurs ne vont pas tarder à démontrer l’hypocrisie de cette prétendue démocratie syndicale. Peu de jours après ce vote, le nombre de grévistes atteindra 700.000. Près d’un million de travailleurs y ont participé.
Le 20 décembre au matin, la grève commence chez les agents communaux à Anvers, les enseignants doivent suivre le 21 avec une grève de 24 heures, mais beaucoup d’écoles sont fermées dès le 20 et la grève sera au finish. Les agents communaux sont rejoints le matin même par les dockers et les ouvriers du port qui, pour ce faire, sont obligés d’en venir aux mains avec leurs délégués.
Le lendemain, le syndicat des transports UBOT fait même circuler un tract dans lequel il annonce que la situation est normale au port ! Et cela après l’arrestation de 13 militants, dont un ancien député communiste.
Le secrétaire général de la FGTB et député socialiste d’Anvers, Louis Major, déclarera à la Chambre le 21 décembre que « nous avons essayé, Monsieur le premier ministre, par tous les moyens, même avec l’aide des patrons, de limiter la grève à un secteur professionnel. » A Charleroi, les 8000 travailleurs des ACEC débrayent comme un seul homme et forment des cortèges de motos qui font débrayer les usines des alentours. Le délégué communiste Robert Dussart est à cette occa-sion menacé par téléphone d’exclusion de la FGTB pour indiscipline, car le mot d’ordre de grève n’était pas encore donné. Même la police débraye à Charleroi.
Chez Cockerill, à Liège, les délégués dévoués à André Renard font tout pour éviter les débrayages : réfléchissez camarades, il y aura les fêtes, les Flamands ne sont pas décidés, c’est une lutte importante qu’on ne pourra gagner que sous condition d’être disciplinés, c’est casse-pipe, etc… Ils y arrivent une première fois, mais l’après-midi, quand les nou-velles se précisent des débrayages en Flandre et à Charleroi, ils ne peuvent plus freiner les travailleurs déterminés qui se regroupent pour l’occasion derrière les militants du PC, ou des JGS, connus pour leur combativité, bien qu’ils ne soient pas forcément délégués. D’après le journal catholique de gauche La Cité, il paraît même qu’un délégué a failli être jeté dans la coulée d’acier en fusion.
Le 21, la grève s’étend partout. En Flandre, la grève se concentre surtout sur les centres industrialisés d’Anvers et de Gand, mais elle s’étend également. A Gand, les travailleurs de la régie électrique occupent la centrale et les bâtiments. C’est la seule usine qui sera occupée pendant la grève. L’occupation durera jusqu’au 30 décembre, quand les grévistes sont expulsés manu militari et réquisitionnés de force pour faire fonctionner l’usine sous surveillance des « forces de l’ordre ». Ils afficheront alors sur leurs vêtements de travail l’inscription « Zivilarbeiter », faisant référence à d’autres régimes qui avaient utilisé la force pour briser la classe ouvrière. Mais pour l’heure, les usines de la région sont privées d’électricité et ne peuvent plus produire. Les dirigeants syndicaux doivent se dépêcher pour sauter dans le train en marche, s’ils ne veulent pas en perdre la direction. Enfin, ils ne le font que dans la mesure du strict nécessaire. Ainsi, Louis Major, secrétaire général de la FGTB nationale déclare : « La FGTB n’est pas pour la grève générale. Elle n’a donné aucun mot d’ordre dans ce sens. » Jusqu’au bout, la direction nationale de la FGTB refuse d’appeler à la grève générale et laisse l’initiative aux centrales régionales. Au soir du deuxième jour de grève, la Centrale régionale de Liège, sous la direction de Renard, décide « l’élargissement au maximum du mouvement de grève engagé par la classe ouvrière liégeoise, propose de donner le mot d’ordre de grève générale à outrance et rappelle aux travailleurs qu’ils doivent suivre les seuls mots d’ordre de l’organisation syndicale. Les seuls comités responsables sont ceux qui ont été librement choisis au sein de l’organisation par les affiliés. La régionale FGTB de Liège, fidèle à ses principes d’indépendance syndicale, rejette toute intrusion politique ou autre dans la conduite du conflit. » Les comités librement choisis lors d’élections syndicales… Mais aujourd’hui c’est la grève et les travailleurs qui les avaient peut-être choisis ne sont plus les mêmes et les travailleurs en grève ont d’autres objectifs. Et aujourd’hui, ils choisissent librement d’autres militants, Edmond Guidé, par exemple : ouvrier sidérurgiste et militant trotskyste au sein de la JGS, il a invité ses camarades d’Ougrée à débrayer et à former des comités. E.Guidé devra comparaître devant une commission de discipline de l’appareil syndical.
Le deuxième jour de grève, A. Renard prendra aussi l’initiative de la formation du comité de coordination régionale wallonne. Il s’enfonce donc dans la brèche ouverte par les dirigeants de la FGTB nationale pour diviser le mouvement et il entérine la division régionale. Ce n’est pas lui qui s’adressera aux travailleurs flamands. N’ont-ils pas librement choisi les dirigeants qui n’appellent pas à la grève ?
Si les centrales régionales flamandes n’appellent pas à la grève générale dans leurs régions, c’est qu’elles espèrent encore endiguer le mouvement, important mais minoritaire et qui fait face à l’opposition du milieu catholique.
Le syndicat chrétien (CSC) s’opposera au mouvement tout au long à la grève. Mais les travailleurs de la base ne l’entendent pas de cette oreille. Leur réponse est une accentuation de la pression sur les différentes centrales de la CSC, pour les contraindre à lancer le mot d’ordre de grève. C’est ainsi que la Centrale chrétienne des services publics d’Anvers a dû se résoudre, après plusieurs refus, à finalement convoquer une assemblée générale. Assemblée très tumultueuse mais où la base finira par l’emporter. Cette décision sera fatale au port d’Anvers où 100 navires restent bloqués au port. Les dockers affiliés aux deux syndicats forment des comités d’action et parcourent ensemble les grands centres et incitent les autres entreprises à débrayer.
Auguste Cool, le président de la CSC à l’époque, doit avouer le 24 décembre dans une interview à la Libre Belgique : « Je ne tiens plus mes troupes en main. En dépit de mes consignes, les syndiqués chrétiens fraternisent de plus en plus avec leurs collègues socialistes, vous devez faire des concessions, (…), sinon, je ne réponds pas de ce qui pourrait arriver. »
C’est pourquoi le Cardinal Van Roey, chef des catholiques de Belgique, se sent obligé d’appeler à la veille de Noël « ceux qui obéissent à leur foi » à reprendre le travail. Mais ces saintes paroles n’arrivent pas non plus à bout de la volonté combative des travailleurs.
Le gouvernement et les dirigeants syndicaux et socialistes se rendent compte que la grève ne se calmera pas durant la fête de Noël. En effet, les grévistes passent le réveillon réunis autour du braséro du piquet de grève et ceux qui l’ont vécu diront que c’était le Noël le plus merveilleux de toute leur vie.
Mais le gouvernement commence à prendre ses dispositions pour la répression. Le 24 décembre, les parachutistes stationnés en Allemagne reçoivent l’ordre de rejoindre leurs unités au pays, les gares et certaines entreprises seront occupées par l’armée.
Face à la grève générale, l’Etat bourgeois fait tomber le masque parlementaire et montre son vrai visage d’appareil de répression. Les travailleurs ne reculent pas devant l’affrontement.
Mais justement à ce moment où la grève se dirige vers l’affrontement entre la classe ouvrière et l’appareil d’Etat bourgeois, tous les dirigeants à la tête du mouvement s’empressent de rester dans le cadre parlementaire.
PSB et FGTB ne trouvent rien de mieux que …de regretter ne pas être associés aux négociations entamées entre le gouvernement et la CSC. En guise de radicalisme, la presse socialiste de Charleroi s’insurge le 23 décembre contre le gouvernement Eyskens « qui n’a pas hésité à pro-voquer une atmosphère de guerre civile. » Le 23 également, députés socialistes et communistes donnent libre cours à toute leur combativité dans une bagarre qui éclate à la Chambre, suite à la déclaration du car-dinal. « Le Soir » écrit : « Les socialistes s’avancent menaçants vers la tribune. Un tumulte indescriptible, cris des socialistes. La majorité se lève et quitte l’hémicycle tandis que socialistes et communistes, debout, entonnent l’Internationale ». Qu’ils terminent sans doute, comme à leur habitude par « à bas les calotins »…
Un spectacle de guignols tandis que dehors, l’armée prend position dans le parc de Bruxelles, que des patrouilles circulent, l’arme au poing. Le parti communiste se tient également dans le cadre parlementaire : dans le Drapeau Rouge du 24 et 26 décembre, le PC publie une lettre, adressée aux députés PSC et libéraux, que les députés communistes proposent de faire adopter par les assemblées de grévistes… Sur le ton :
« Cher collègue, Nous nous sommes quittés vendredi dernier. A ce moment, vous étiez encore décidés à voter la loi unique. Et vous pensiez que les grèves n’avaient point de caractère profond. Nous espérons que votre avis a changé, … Si tel n’était pas le cas, cela signifierait que vous êtes mal informés, … »
Etc etc … et le PC les invite à voter contre la loi le 3 janvier… Un peu plus tard, le PC s’insurge du fait que le roi – en voyages de noces – n’est pas encore rentré. Ne faudrait-il pas que le monarque soit là pour réceptionner la démission du gouvernement ? Des jours comme ça, les militants du PC dans les entreprises doivent avoir envie de se cacher dans les toilettes et espérer que personne ne veuille acheter le Drapeau Rouge.
Quant à l’hebdomadaire La Gauche, Mandel y écrit le 24 décembre : « Pourquoi des députés socialistes ne déposeraient-ils pas d’urgence pareille loi cadre sur la réforme fiscale et les réformes de structure. Pourquoi ne reprendraient-ils pas à cette fin l’essentiel du projet de réforme fiscal élaboré en commun par la FGTB et la CSC. La grève acquerrait ainsi un but positif à côté de son but oppositionnel : l’adoption de ces projets socialistes à la place de la loi du malheur. » Comme si il y avait quoi que ce soit à attendre d’un tel vote et quoi que ce soit à attendre des députés socialistes. Il donne des conseils aux so-cialistes, plutôt que de les dénoncer. Personne ne discute du fait que la classe ouvrière organisée ne peut compter que sur elle-même dans l’affrontement avec l’appareil bourgeois. Personne ne discute du parlementarisme et de l’Etat bourgeois pour expliquer qu’il est l’ennemi des travailleurs, ce que tout le monde peut constater.
Les travailleurs – on n’est que quinze ans après la fin de la guerre – ont cependant une certaine expérience avec les êtres humains en uniforme.
Le journal Le Peuple signale que le mécontentement est grand parmi la troupe qui fraternise ça et là avec les grévistes. Certains gendarmes supplétifs auraient même prêté leurs bons offices pour rétablir des liaisons entre différents piquets de grève. En plusieurs endroits, les paras seraient laissés sans nourriture. Heureusement que les comités de femmes qui apportent la soupe aux piquets de grève, ont compté large pour les patates. Sur les photos aussi, on voit des banderoles qui s’adressent aux gendarmes : « Gendarmes, n’oubliez pas que c’est pour vos enfants que nous nous battons ».
C’est André Renard qui a l’air le plus révolutionnaire. En réveillant par la même occasion des souvenirs de son passé glorieux, il lance, le 24 décembre, dans la Wallonie l’appel suivant aux soldats : « Soldats, la classe ouvrière belge est entrée dans une lutte décisive pour son droit à l’existence. Le gouvernement va utiliser la troupe, aux côtés de la gendarmerie, pour tenter de briser les grèves et de réprimer le mouvement social en cours.
Nous vous demandons de comprendre et de faire votre devoir. Si on vous commande de travailler à la place des ouvriers dans des entreprises ou des services immobilisés par la grève, croisez-vous les bras !
Si l’on vous met en face de grévistes ou de manifestants, souvenez-vous qu’ils sont vos parents, vos frères, vos amis. Fraternisez avec eux. Vous êtes mobilisés pour défendre le pays et non pour l’étrangler. Ne craignez rien. Tout le mouvement ouvrier socialiste est là pour vous défendre. »
Ce numéro de La Wallonie est saisi. L’appel circule par tract. Ces mots sont un bon exemple du ton pseudo-révolutionnaire dont sont capables des traîtres de cet acabit.
L’Etat attaque le mouvement là où il le pense le plus faible. Le mercredi 28 décembre au matin, à Gand, une manifestation rassemblant plus de 20.000 travailleurs s’est déroulée dans le centre ville. Au moment de la dispersion, des accrochages violents se produisent entre grévistes et forces de l’ordre, dont les consignes frisent la provocation. Gaz lacrymogènes, bagarres, plusieurs personnes sont blessées et transportées à l’hôpital. La charge fait deux blessés graves du côté des grévistes. Des manifestants sont repoussés par les gendarmes jusque dans le local syndical, des gendarmes y pénètrent de force, une bagarre générale éclate à coups de crosses, de chaînes, de verres, de chaises et de tables.
Suite à ces violentes bagarres, la régionale FGTB ne peut plus rester sans réaction et décrète d’urgence la grève générale régionale. Portée par l’indignation, la grève s’étend encore en Flandre, de nombreux affiliés de la CSC rejoignent la lutte, partout dans le pays, les grévistes manifestent leur solidarité et leur indignation.
Après une manifestation de 30.000 travailleurs à Anvers, même Louis Major se sent obligé de déclarer « il faut poursuivre la grève jusqu’à la victoire finale ». Mais il n’appelle toujours pas à la grève générale nationale.
Face à tous ces problèmes, les grévistes sentent, de jour en jour, la nécessité d’une action coordonnée et nationale, la nécessité d’une centralisation du mouvement. A partir du 28 décembre, en fait le jour de la répression à Gand, commencent à fuser, dans les assemblées, des voix qui réclament une marche sur Bruxelles. Cette idée fait écho à la marche sur Bruxelles organisée lors de la crise royale dix ans auparavant. A l’époque, les travailleurs avaient commencé à marcher sur Bruxelles, contre la royauté ; les dirigeants socialistes les avaient conviés à regagner leurs foyers : « Léopold a abdiqué ». Et Baudouin fut intronisé avec la bénédiction du PSB… Beaucoup de travailleurs tiennent de là leur conscience qu’on ne peut pas faire confiance aux dirigeants socialistes.
L’idée de la marche sur Bruxelles exprime aussi confusément la volonté de défier le gouvernement et l’Etat bourgeois là où il se trouve, dans la capitale. C’est aussi la volonté de s’unir avec les grévistes flamands, voire de soutenir les grévistes flamands qui se battent tous les jours maintenant. De « mars op Brussel » fera également recette dans les assemblées de grévistes en Flandre.
C’est précisément ce que les dirigeants syndicaux veulent éviter. A partir de ce jour, les manifestations et rassemblements se multiplient pour réclamer la marche sur Bruxelles. En tout cas en Wallonie, plus aucun dirigeant syndical ou socialiste ne peut s’adresser aux grévistes sans être interrompu par les cris « A Bruxelles, à Bruxelles ».
C’est le 29 décembre qu’André Renard déclare pour la première fois dans un meeting : « Si le gouvernement ne cède pas, il nous reste encore une arme : l’abandon total de l’outil » c’est-à-dire surtout l’abandon des hauts fourneaux, qui en refroidissant, bloqueraient la production pour des mois. La revendication fédérale fait également son entrée, notamment par une affiche anodine publiée par La Wallonie : « La Wallonie en lutte » avec le coq wallon sur fond jaune qui fait son apparition aux fenêtres des logements ouvriers. En signe de solidarité, des bourgmestres socialistes de bien des communes de la région liégeoise et au-delà, hissent le drapeau wallon. La combativité ouvrière est de plus en plus présentée comme une caractéristique wallonne. Le timing n’est pas un hasard. Au lendemain de la manifestation réprimée à Gand, les yeux de tous le grévistes de Wallonie sont tournés vers la Flandre.
Le 3 janvier, des milliers de grévistes manifestent en Wallonie, mais les dirigeants ont pris bien soin de les disperser dans des petites villes. A suite de la manifestation à Grivegnée, A. Renard déclare : « nous n’irons pas à Bruxelles. Nous ne voulons pas de morts sur les routes : la dernière fois nous étions 40.000 pour marcher sur Bruxelles. Cette fois, si nous n’étions pas 50.000, ce serait un échec. »
Ils sont bien plus à manifester ce jour là. Mais ni les 8000 qui manifestent à Grivegnée, ni les travailleurs qui manifestent par milliers dans d’autres petites villes, n’ont le moyen de compter l’ensemble des manifestants.
Dans le meeting qui fait suite à la manifestation du village d’à côté, à Yvoz-Ramet, Renard prend nettement position pour la revendication du fédéralisme. Il dit : « Le peuple wallon est mûr pour la bataille. Nous ne voulons plus que les cléricaux flamands nous imposent la loi. Le corps électoral socialiste représente 60% des électeurs en Wallonie. Si demain le fédéralisme était instauré, nous pourrions avoir un gouvernement du peuple et pour le peuple. On veut punir les Wallons parce qu’ils sont socialistes. »
Et il enchaine : « Vous n’avez jusqu’à présent donné aucun signe de lassitude, mais le moment est venu de faire plus encore. Nous avons pensé à utiliser l’arme ultime et, pour ce faire, nous avons pris toutes nos responsabilités. Je vous annonce que le comité de grève a pris la décision de principe d’abandonner l’outil (vibrantes ovations). Nous sommes conscients de ce que cela représente, mais nous le voulons. L’ordre en sera donné en temps voulu. Nous n’accepterons pas de mettre un genou à terre. Notre cause est juste, nous voulons la gagner. Etes-vous pour l’abandon de l’outil ? » Un immense « oui » lui répond. Enfin de l’action, enfin une perspective qui a du moins l’air d’être radicale. Mais il s’agit bien entendu d’une impasse et d’un sacrifice inutile.
Le comité de grève dont A. Renard parle n’est autre chose que le comité de coordination des bureaucrates syndicaux wallons, nullement élu et nullement contrôlé par les grévistes.
Il n’est évidemment pas question de mettre la menace en pratique. Le soir même, une auto disposant d’un puissant haut-parleur de la FGTB de Liège diffuse dans les rues d’Ougrée et de Seraing un appel aux ouvriers en vue de maintenir l’entretien des hauts fourneaux. Mais les grévistes continuent à scander dans toutes les manifestations « à Bruxelles, à Bruxelles ». Voici le souvenir de G. Dache d’une manifestation à Charleroi, le 3 janvier : « 15.000 manifestants défilent en scandant « Gaston démission », « Les banquiers doivent payer ». Georges Debunne, secrétaire national de la CGSP veut prendre la parole du balcon du local socialiste pour inviter les manifestants à se disperser. Des huées et des cris viennent l’interrompre, les manifestants réclament la « Marche sur Bruxelles », « Au Parlement », « De l’action aujourd’hui ». Quand Debunne redemande aux manifestants de se disperser, ce sont de nouvelles huées. Il insiste. On l’entend péniblement déclarer que les manifestants ne doivent pas donner l’impression qu’ils ne s’entendent pas avec leurs dirigeants, et leur fixe rendez-vous demain à 10h00, à la maison du peuple. Nouvelles huées. A l’issue de la manifestation des jeunes s’énervent contre des traminots jaunes, un bus est chahuté. »
A Charleroi, les manifestants réclament aussi la venue d’A. Renard. Qui ne viendra pas. Ce n’est pas lui qui s’adressera directement aux travailleurs, par-dessus les appareils syndicaux pour lesquels il exige le respect des grévistes. C’est seulement le 9 janvier, quand la grève est déjà dans sa phase déclinante, qu’il se déplacera une fois à La Louvière.
La grève entre dans sa troisième semaine, sans paye. Sans perspective, les grévistes tournent en rond, piétinent d’une manifestation au meeting suivant. La nervosité monte, les provocations des forces de l’ordre aussi.
Le 5 janvier, A. Renard sort le premier numéro de son nouveau journal Combat. Qui titre sur la première page « La Wallonie en a assez ». Et un peu plus loin : « Cette fois, le NON des travailleurs est non seulement catégorique, mais il est lourd, très lourd de signification. Nous en avons assez, disent les travailleurs wallons, de ne pouvoir avancer à cause d’une Flandre où souffrent nos camarades flamands sur le che-min de la libération économique et sociale. »
Le 6 janvier, 12.000 manifestants à Gand réclament la marche sur Bruxelles. Au même moment, Renard retient des dizaines de milliers de manifestants à Liège qui réclament la même chose. L’ambiance est électrique. Les grévistes, qui piétinent depuis des jours et des jours, qui commencent à ressentir le manque de salaire, scandent « à Bruxelles, à Bruxelles ». Mais Renard les exhorte à la discipline et à la dignité. Le moment opportun, les dirigeants syndicaux sauront prendre leurs responsabilités. Et il évoque encore une fois l’abandon de l’outil, son arme ultime… contre l’union de la lutte.
La grève est totale, dit-il, chose dont les Wallons peuvent être fiers, il n’y qu’à la gare et à la poste que quelques jaunes continuent à travail-ler. Il ne faut pas plus pour que des milliers de manifestants s’élancent en direction de la poste et de la gare. Il y aura trois morts dans les bagarres avec la gendarmerie.
Les grévistes sont engagés dans la bataille derrière des généraux qui ne veulent pas leur victoire. Voilà tout le problème. Mais n’y a-t-il pas d’autres dirigeants ?
Le PC, disons-le tout de suite, est tout à fait opposé à la marche sur Bruxelles qu’il juge trop dangereuse. Il faudrait en effet être autrement mieux organisé.
La Gauche a titré le 1er janvier : « Organisons la marche sur Bruxelles ». Mais qui est ce « nous » ? Mystère. Le numéro suivant du 7 janvier, lendemain de la manifestation à Liège, titre « Au gouvernement des gendarmes, opposons la démocratie des travailleurs. Marche sur Bruxelles, Wallons, Flamands, envoyez dès maintenant de grosses délégations dans la capitale ! Bruxellois, préparez des comités d’accueil !!! » Dans l’éditorial, Mandel explique : « Pris de panique devant la perspective de cette marche sur Bruxelles, le gouvernement des gendarmes a transformé Bruxelles en un camp retranché… Mais tous ces préparatifs sont parfaitement inefficaces. Toute marche qui voudrait se concentrer sur un seul jour et se heurter à cette concentration de forces répressives serait naturellement une folie. Par contre, toute marche qui s’échelonnerait sur plusieurs jours, c’est-à-dire qui amènerait tout de suite, et dans les jours qui suivent, quotidiennement des milliers de Wallons et de Flamands à Bruxelles, placerait le gouvernement devant un dilemme terrible. Ou bien il laisse passer, et alors 200 à 300.000 travailleurs se trouveraient bien vite dans la capitale et y pèseraient de tout leur poids sur le parlement. Ou bien il installe ses barrages, et alors il désorganise et arrête lui-même tout le trafic dans le pays pendant plusieurs jours, sinon pendant une semaine, contribuant ainsi à sa manière à l’arrêt total de toute l’activité économique, au triomphe de la grève générale. Notre proposition n’a rien d’insurrectionnel. Elle est parfaitement légale. » Une marche sur Bruxelles en cachette du gouvernement. C’est une proposition ridicule.
Mais qui vaut quand même à La Gauche de se voir retirer la possibilité d’utiliser la presse du journal La Wallonie. Interdiction suite à laquelle La Gauche se justifie sous la plume de Jacques Yerna : « Si nous avons lancé le mot d’ordre de la marche sur Bruxelles, c’est avant que le Congrès national de l’Action Commune de Liège du jeudi 5 janvier ne l’ait rejeté pour se prononcer sur l’abandon de l’outil. (…) Comme nous constatons aujourd’hui que cette revendication n’a pas été reprise par les dirigeants, nous nous inclinons, mais nous rappelons qu’au moment où notre annonce de la semaine passée a paru, aucune indication n’était encore connue à ce sujet. »
Au moment où les travailleurs commencent à être déçus des dirigeants syndicaux, La Gauche s’incline devant eux. Il n’y a aucune discussion sur l’opportunité de l’abandon de l’outil. Le journal continue à défendre A.Renard jusqu’au bout. Et l’issue est proche. Sans direction capable de passer à l’étape suivante, la grève piétine.
Le problème, en fait, c’était surtout de permettre aux travailleurs d’apprendre à diriger leur lutte, sans les dirigeants syndicaux – contre eux s’il le faut – à discuter, voter et mettre en application eux-mêmes leurs choix. Aucune de ces organisations n’avait cette préoccupation-là. Même s’il n’y avait eu que quelques comités de grèves réellement élus par les travailleurs et responsables de leur mouvement, ils auraient pu faire directement la jonction avec des grévistes flamands, faire des appels communs, organiser eux-mêmes des manifestations communes, même limitées. Cela n’aurait bien sûr pas permis de prendre la direction de l’ensemble du mouvement, mais cette politique aurait posé les bases d’un mouvement ouvrier autonome vis-à-vis des syndicats et du PSB.
Sans direction qui ouvre des perspectives, les grévistes tournent en rond, se fatiguent. Quand, le 13 janvier, la loi est votée, c’est l’occasion pour bien des dirigeants syndicaux d’appeler à la reprise du travail. La démoralisation s’est installée et à bien des endroits les travailleurs reprennent le travail. En Flandre, les bastions ouvriers sont de plus en plus isolés et abandonnés par leurs camarades wallons, ils ne peuvent plus résister. Ils finissent par rentrer. Les Wallons suivent. Au lendemain de la grève, André Renard fonde le Mouvement Populaire Wallon. En 1962, la frontière linguistique est tracée. Le fédéralisme sera un thème central des trente prochaines années, porté par des militants wallons de la FGTB et du PSB qui finira par éclater en 1978 en un parti wallon et un parti flamand.
La tradition « renardiste » persiste à la FGTB et au PS wallon. Ce sont les descendants d’A. Renard à la FGTB qui ont par exemple poussé à la scission de la centrale des métallos en 2006 et qui voient dans l’étape actuelle du découpage du pays une « chance historique », dixit Francis Gomez, président de la FGTB Liège et Luxembourg en 2009.
Les trotskystes et les comités de grève
Jusqu’au bout, les grévistes, pourtant méfiants vis-à-vis des directions syndicales, se sont limités à faire pression sur eux pour leur faire adop-ter une certaine orientation.
Les comités de grève ont cependant existé. Mais il ne suffit pas de comités de grève, il faut dans ces comités des militants révolutionnaires qui, à chaque instant, poursuivent l’objectif de l’émancipation des travailleurs, les aident à devenir assez conscients et assez organisés pour prendre leurs affaires en main eux-mêmes.
Aux ACEC à Charleroi, par exemple, il existe un comité de grève, dirigé par Robert Dussart, militant du PC. Interviewé dans La Gauche du 7 janvier, il dit : « Rapidement, c’est-à-dire après trente heures environ, l’appareil nous a rejoint et approuvé. Nous sommes donc convaincus d’avoir bien servi le mouvement syndical. » Le rôle du comité de grève se limite à cela : forcer un peu la main à l’appareil.
Il y a des militants trotskystes qui ont agi autrement : voici pour preuve le témoignage de Gilbert Leclerc, à l’époque ouvrier maçon et JGS (il a adhéré à la IVème Internationale pendant la guerre) : « On a vite ramassé nos outils et on a quitté le chantier. J’ai couru directement à la Maison du Peuple car c’est là qu’il fallait être. Pour nous, militants révolutionnaires, c’était le moment de montrer ce qu’on valait. La première chose que nous avons faite en arrivant à la Maison du Peuple de Leval a été de mettre sur pied un comité de grève élu en assemblée. (…) Je me suis dit : « Si je laisse les dirigeants locaux du PSB prendre les affaires en mains, c’est foutu ».
A peine à la Maison du Peuple, je tombe sur des camarades qui étaient allés faire débrayer des usines. La plupart étaient d’anciens JGS. Nous avons immédiatement initié un comité provisoire qui a lancé un appel à tenir une assemblée pour la formation d’un comité de grève. Dans l’après-midi, nous avons constaté que la grande salle de la Maison du Peuple était trop petite pour accueillir tous les travailleurs. Notre comité provisoire de grève composé d’une poignée de militants est monté sur la scène et j’ai dit : « Nous n’avons pas la prétention de vous donner des ordres, mais si vous voulez organiser de manière sérieuse la grève, il faut un comité qui réponde à votre attente ».
Notre comité provisoire a été confirmé par l’assemblée et on y a joint tous ceux qui étaient d’accord d’y participer. Nous avons fait appel à l’assemblée pour élargir le comité car nous sentions bien que nous ne serions pas de trop pour assumer toutes les tâches. On s’est donc retrouvé avec un comité composé d’une trentaine de travailleurs dont j’ai été le porte-parole pendant toute la durée de la grève. » Mais Mandel écrit dans La Gauche du 24 décembre : « Incontestablement, le mouvement vise ainsi le renversement du gouvernement. Mais la question se pose : par quoi le remplacer ? Nous avons, dans La Gauche prôné une formule claire un gouvernement des travailleurs appuyé sur les syndicats ! »
A la base, le militant se dépêche pour ne pas laisser l’initiative aux réformistes. Mais la direction indique le chemin : rester derrière les appareils syndicaux – qui sont dirigés par les réformistes ! L’ancien JGS liégeois, Georges Dobbeleer, témoigne : « A Liège nous n’avons pas mis en avant le mot d’ordre, pourtant conforme à notre doctrine, d’élections généralisées de comités de grève élus dans chaque entreprise par tous, syndiqués et non syndiqués. A Charleroi ce mot d’ordre fut diffusé. A Liège, cela serait apparu aux yeux des grévistes comme une distance – sinon un désaveu – envers l’autorité des délégations syndicales et de Renard lui-même. (…) C’était cependant difficile pour nous d’être forcés de « suivre » Renard sans chercher à créer une relative indépendance des grévistes à son égard. (…) En réalité nous avions cherché non à nous opposer à Renard, mais à le pousser vers une action efficace : la marche sur Bruxelles (…). » Voilà la perspective que se donne La Gauche : pousser A. Renard aussi loin que possible. Mais il ne peut pas aller très loin, car il est lié à l’appareil… Le résultat c’est que les quelques militants révolutionnaires sont restés derrière l’appareil réformiste…
Après la grève, le groupe belge de la IVème Internationale éclate. Si Gilbert Leclerc et Georges Dobbeleer, restent avec Mandel, d’autres, dont Gustave Dache, lui reprochent d’être resté derrière A. Renard. Ils sont d’avis que « c’est uniquement autour du mot d’ordre d’un congrès national des comités et piquets de grève qu’aurait pu effectivement s’ordonner la campagne pour l’organisation de la marche sur Bruxelles, débouchant sur l’affrontement révolutionnaire ».
Pour l’affrontement révolutionnaire, il aurait sans doute fallu plus que ça, mais défendre la démocratie ouvrière à contre-courant, c’était préparer le moment où les grévistes entreraient en conflit avec le représentant de l’appareil qu’ était A. Renard. Et cela était certainement la tâche des révolutionnaires.
PSL, 21 décembre 2016 :
1960-61 : Retour sur la « grève du siècle »
Le 21 décembre 1960, toute la Belgique était paralysée par la grève générale. Un appel initialement lancé pour 20 décembre dans les services publics avait été saisi par les travailleurs et le mot d’ordre s’était répandu dans d’innombrables lieux de travail. Un combat historique commençait alors. Le dossier ci-dessous, initialement publié à l’occasion du 50e anniversaire de l’événement, revient sur ce combat et sur les leçons à en tirer pour aujourd’hui.
50 ans après la grève générale insurrectionnelle et révolutionnaire de l’hiver 60-61
Ces cinq semaines d’un combat implacable, mené en plein hiver, constituent rien de moins que Evènement le plus grandiose à ce jour de l’histoire des luttes de la classe ouvrière belge. A la base de ce conflit qui a puissamment ébranlé les fondations du système capitaliste, se trouvait un plan d’austérité particulièrement brutal, la Loi Unique. A l’heure où les plans d’austérité pleuvent sur les travailleurs partout en Europe et ailleurs, à l’heure où reviennent à l’avant-plan les grèves générales (voir notre dossier du mois dernier), les leçons à tirer de ce conflit sont inestimables.
Par Nicolas Croes, sur base du livre de Gustave Dache
LE CONTEXTE
A la fin de la Seconde Guerre Mondiale, l’appareil de production de la bourgeoisie belge était quasiment intact, un énorme avantage pour une économie belge basée sur l’exportation face à des économies voisines à reconstruire. La machine économique belge tournait donc à plein rendement mais, face au développement progressif de nouvelles industries à l’étranger, cet avantage a progressivement disparu. De plus, la bourgeoisie belge avait délibérément négligé des branches industrielles qui s’étaient récemment développées, comme la chimie ou encore l’électronique, pour conserver une structure industrielle basée sur l’industrie lourde (sidérurgie, extraction de charbon,…). Plutôt que d’investir dans leur appareil de production, les capitalistes belges investissaient leurs profits en banque. Disposant d’un très puissant capital financier, la Belgique était alors qualifiée de ‘‘banquier de l’Europe’’. Cette fonction de banquier a toutefois été fondamentalement remise en question par la crise de l’industrie. A cela s’ajoutait encore le coût de la perte du Congo, devenu indépendant le 30 juin 1960. Pour assurer ses profits, la classe capitaliste belge devait donc prendre des mesures radicales. Comme toujours, c’est aux travailleurs et à leurs familles que l’on a voulu faire payer la crise avec les mesures d’austérité de la Loi Unique. Mais la prudence s’imposait. Un certain climat de lutte régnait à ce moment, et la grève générale insurrectionnelle de 1950 concernant la Question Royale (le retour du roi Léopold III) n’était pas encore oubliée… C’est pour cette raison que le gouvernement avait choisi de commencer la discussion au Parlement sur la Loi Unique le 20 décembre, en comptant sur les préparatifs des fêtes de fin d’année afin d’affaiblir la mobilisation des travailleurs. De leur côté, la direction du Parti Socialiste Belge et de la FGTB comptaient également sur cette période pour éviter de prendre l’initiative et déclencher les hostilités. Les bureaucrates du PSB et de la FGTB étaient pris entre deux feux. Une défaite significative des travailleurs aurait signifié que la bourgeoisie aurait sérieusement commencé à s’en prendre à ses positions et à ses privilèges, mais une victoire de la classe ouvrière était tout aussi menaçante pour ces mêmes privilèges.
La direction du PSB avait déjà démontré à plusieurs reprises sa servilité à la ‘raison d’Etat’. Quand s’était déroulée la grève des métallurgistes de 1957, le ‘socialiste’ Achille Van Acker, alors premier ministre, n’avait pas hésité à la réprimer. Cependant, la très forte base ouvrière active en son sein forçait la direction du PSB à imprimer des accents plus radicaux à sa politique. Début octobre 1960, le PSB a donc pris l’initiative de mener campagne dans tout le pays au sujet de la Loi Unique. C’était l’Opération Vérité, dont le but était d’assurer qu’une fois la Loi votée et appliquée, la colère et le mécontentement des travailleurs se traduisent en soutien électoral. Partout, l’assistance était nombreuse et les salles souvent trop petites. Ce n’était pas son objectif premier, mais cette campagne aura joué un effet non négligeable dans la préparation de la bataille de l’hiver 60-61. Au niveau syndical, les directions voulaient elles aussi éviter la grève générale et une lutte dont elles pouvaient perdre le contrôle. La Centrale Syndicale Chrétienne, proche du PSC au pouvoir, a dès le début freiné la contestation de tout son poids. Au cours de la grève générale pourtant, de très nombreux militants de la CSC, tant au nord qu’au sud du pays, ont rejoint la lutte.
Au syndicat socialiste, différentes ailes s’affrontaient, ce qui s’est exprimé lors du Comité National Elargi du 16 décembre 1960. La gauche syndicale groupée autour d’André Renard y avait proposé de voter pour un plan comprenant une série de manifestations allant vers une grève générale de 24 heures le 15 janvier 1961 (soit après le vote de la Loi Unique, beaucoup trop tard). De son côté, la droite proposait de simplement organiser une journée nationale d’action quelque part en janvier 1961. Au final, la gauche syndicale a reçu 475.823 voix, la droite 496.487. Mais, en moins de quatre jours, ces deux positions ont complètement été dépassées par l’action de la base.
LA BATAILLE COMMENCE – L’APPAREIL SYNDICAL EST DÉBORDÉ
Les services publics étaient particulièrement touchés par la Loi Unique et, le 12 décembre, la Centrale Générale des Services Publics de la FGTB avait appelé au déclenchement d’une grève générale illimitée pour le matin du 20 décembre. Dans tout le pays, la grève des services publics a très bien été suivie. A Gand, par exemple, les ouvriers communaux ont bloqué la régie de l’électricité, privant de courant le port et toute la région. Des milliers de syndiqués chrétiens ont rejoint le mouvement, contre l’avis de leurs dirigeants. Dès ses premières heures, le mouvement n’est pas resté limité au service public, de nombreuses grosses entreprises ont été mises à l’arrêt. Souvent, les travailleurs ont dû menacer leurs délégués, qui tentaient d’appliquer les consignes des sommets syndicaux. En quelques heures, l’action spontanée des travailleurs a ébranlé tout le système capitaliste et surpris ses agents dans le mouvement ouvrier. Le lendemain, désolé, le secrétaire général de la FGTB Louis Major (également député socialiste) s’est lamentablement excusé à la Chambre en disant : ‘‘Nous avons essayé, Monsieur le premier ministre, par tous les moyens, même avec l’aide des patrons, de limiter la grève à un secteur professionnel.’’ Le 21 décembre, tout le pays était paralysé. Ce jour-là, on pouvait lire dans La Cité : ‘‘on signale qu’en plusieurs endroits, les dirigeants de la FGTB euxmêmes auraient été pris de court (…) Il semble bien qu’en certains endroits du moins, le contrôle du mouvement échappe à la direction de la FGTB.’’ Pour pallier au manque de direction, les travailleurs se sont petit à petit organisés avec des comités de grève, qui ont commencé à se coordonner. Voilà très précisément ce que craignait le plus la direction syndicale : qu’une nouvelle direction réellement basée sur la lutte collective des travailleurs se substitue à elle. La droite de la FGT B nationale, qui s’était opposée par tous les moyens à la grève générale, s’est déchargée de ses responsabilités sur les régionales en leur laissant le choix de partir ou non en grève. Ainsi, ce n’est qu’après que la grève générale ait été effective dans tout le pays que les régionales ont lancé un mot d’ordre de grève générale et tenté de dissoudre ou de récupérer les comités de grève (qui contrôlaient 40% de la région de Charleroi par exemple).
TRAVAILLEURS FRANCOPHONES ET FLAMANDS UNIS DANS LA LUTTE
La grève s’est étendue partout, les débrayages spontanés surgissant dans tout le pays. Les métallurgistes, les verriers, les mineurs, les cheminots, les dockers, etc. étaient tous en grève, toute la Wallonie était paralysée. En Flandre, le développement de la grève était plus lent et plus dur, mais bien réel. Des secteurs entiers y étaient en grève. D’ailleurs c’est en Flandre que s’est trouvée la seule entreprise à avoir été occupée par les grévistes lors de cette grève générale (la régie de l’électricité de Gand, du 20 au 30 décembre). Contrairement à ce que certains affirmeront par la suite, les travailleurs flamands ont largement démontré qu’ils étaient fermement engagés dans la lutte, malgré toutes les difficultés supplémentaires rencontrées dans une région où n’existaient pas de bassins industriels comparables à ceux de Charleroi ou de Liège, où le poids réactionnaire du clergé était plus important, où la CSC était dominante et où la direction de la FGTB était plus à droite. Dans ce cadre, la constitution sous la direction d’André Renard du Comité de coordination des régionales wallonnes de la FGTB, le 23 décembre, a représenté une véritable trahison. En plus d’être une manoeuvre destinée à assurer que la direction de la lutte n’échappe pas à l’appareil de la FGTB en faveur des comités de grève, la formation de ce Comité a divisé les forces de la classe ouvrière face à un gouvernement, des forces de répression et une bourgeoisie unie nationalement. Toujours à l’initiative d’André Renard, cette politique de division des travailleurs a été encore plus loin quand, au moment le plus critique de la lutte, la gauche syndicale a introduit la revendication du fédéralisme.
LE DANGER DE LA RÉVOLUTION
Au départ, il ne s’agissait que de la Loi Unique mais, très rapidement, c’est la question de la prise du pouvoir qui s’est posée. Il n’a pas fallu attendre longtemps avant que n’apparaissent dans les nombreux et massifs cortèges de manifestants des slogans revendiquant une Marche sur Bruxelles. Ce que les travailleurs entendaient avec cet appel, ce n’est pas une simple manifestation à Bruxelles, mais un rassemblement ouvrier massif dans la capitale pour une confrontation ouverte avec le régime. Ce mot d’ordre avait été décisif en 1950 lors de la grève générale sur la Question Royale. Le roi Léopold III avait abdiqué la veille de la tenue de cette Marche afin de désamorcer un mouvement qui n’aurait pas seulement fait basculer la monarchie, mais aurait également fait courir un grand péril au régime capitaliste lui-même. En 60-61, si les bureaucrates ont refusé d’organiser la Marche sur Bruxelles, c’est qu’ils comprenaient fort bien que ce mot d’ordre signifiait l’affrontement révolutionnaire des masses ouvrières et de l’Etat bourgeois. Face à l’ampleur du mouvement de grève, le gouvernement a réagi par l’intimidation, par de nombreuses arrestations arbitraires et par la violence des forces de l’ordre. Le gouvernement craignait que les grévistes ne parviennent spontanément à s’emparer des stocks d’armes et de munitions entreposées à la Fabrique Nationale, occupée militairement. L’armée a été envoyée renforcer la gendarmerie afin de surveiller les chemins de fer, les ponts, les grands centres, etc. Des troupes ont été rappelées d’Allemagne. Mais les forces de répression se déplaçaient lentement à cause des routes parsemées de clous, des rues dépavées ou encore des barrages. De plus, les troupes n’étaient pas sûres et subissaient la propagande des comités de grève les appelant à rejoindre la lutte. A certains endroits, les femmes de grévistes apportaient de la soupe et de la nourriture aux soldats. Le pouvoir bourgeois avait grand peur de cette fraternisation avec les grévistes. Les dirigeants syndicaux étaient systématiquement plus fortement hués lors des meetings de masse, car ils ne faisaient qu’inlassablement répéter en quoi la Loi Unique était néfaste alors que les travailleurs criaient ‘‘A Bruxelles ! A Bruxelles !’’ C’est dans ce cadre qu’il faut considérer les très nombreux actes de sabotage de cette grève générale. Ces actes ne sont que la conséquence de la frustration, de la colère et de l’impatience des travailleurs suite au refus des responsables de donner une perspective au mouvement. André Renard, le leader de l’aile gauche de la FGTB, a partout été réclamé pour prendre la parole. Sa rhétorique plus radicale correspondait mieux à l’état d’esprit des grévistes mais derrière son discours se cachait la volonté de ne faire qu’utiliser la force des travailleurs pour forcer la bourgeoisie à faire des concessions et non pour renverser le régime capitaliste. En cela, il a surestimé la marge de manoeuvre dont disposaient les capitalistes et a été forcé de trouver une voie de sortie honorable.
LE FÉDÉRALISME : L’ÉNERGIE DES MASSES DÉTOURNÉE
Le mouvement était placé devant un choix : la confrontation directe avec le régime capitaliste ou la retraite derrière un prétexte capable de sauver la face à une partie au moins de l’appareil syndical. C’est dans ce cadre qu’il faut voir l’appel au fédéralisme lancé par André Renard, un appel fatal à la grève générale. Le 31 décembre, le Comité de coordination des régionales wallonnes de la FGTB publiait un communiqué déclarant que la grève était essentiellement localisée en Wallonie, ce qui est faux. Alors que, partout, les travailleurs réclamaient des actions plus dures, le Comité a répondu en semblant prétendre que seule la Wallonie luttait. Le 3 janvier, André Renard s’est ouvertement prononcé contre une Marche sur Bruxelles. Le même jour, il a déclaré « Le peuple Wallon est mûr pour la bataille. Nous ne voulons plus que les cléricaux flamands nous imposent la loi. Le corps électoral socialiste représente 60 % des électeurs en Wallonie. Si demain le fédéralisme était instauré, nous pourrions avoir un gouvernement du peuple et pour le peuple. » (Le Soir du 4 janvier 1961) Le 5 janvier paraissait le premier numéro de l’hebdomadaire dirigé par André Renard, Combat. Son slogan de première page était : « La Wallonie en a assez. » Peu à peu, et sans consultation de la base, c’est ce mot d’ordre, une rupture de l’unité de front entre les travailleurs du pays, qui a été diffusé par l’appareil syndical. A ce moment, des dizaines de milliers de travailleurs flamands étaient encore en grève à Gand et Anvers, mais aussi dans des villes plus petites comme Bruges, Courtrai, Alost, Furnes,… Finalement, faute de mots d’ordre et de perspective, le mouvement s’est essoufflé. La grève s’est terminée le 23 janvier 1961. Cette défaite ne doit rien au génie ni à la force du patronat et de son gouvernement, mais tout à la trahison des dirigeants du PSB et de la FGTB, de droite comme de gauche, qui ont préféré la défaite à la poursuite de la lutte contre le capitalisme et pour une autre société. Comment la défaite aurait-elle pu être évitée ? Ce combat historique a été caractérisé par la gigantesque volonté d’en découdre de la part du mouvement ouvrier. Il n’a manqué qu’une chose pour que le mouvement aboutisse à sa conclusion logique, c’est-à- dire le renversement du régime capitaliste, il aurait fallu une direction réellement révolutionnaire aux masses en mouvement. Dans son Histoire de la révolution russe, Léon Trotsky (l’un des dirigeants de cette révolution avec Lénine) a expliqué que “Sans organisation dirigeante, l’énergie des masses se volatiliserait comme de la vapeur non enfermée dans un cylindre à piston. Cependant le mouvement ne vient ni du cylindre ni du piston, mais de la vapeur.” C’est exactement ce qui s’est produit ici, l’énergie des masses s’est volatilisée. Une organisation, même petite, aurait pu réaliser de grandes choses si elle était décidée à prendre ses responsabilités. Concrètement, cela aurait signifié d’appuyer sans réserve la constitution des comités de grève et d’appeler à un Congrès national des comités de grève – premier pas vers l’instauration d’un gouvernement ouvrier basé sur les comités de grève – tout en défendant un programme socialiste et révolutionnaire. Cela aurait signifié de vigoureusement dénoncer le refus des directions syndicales d’offrir une voie en avant et les manoeuvres telles que le fédéralisme. Cela aurait aussi signifié d’appuyer concrètement l’appel à la Marche sur Bruxelles. Hélas, cela, personne ne l’a fait. Le Parti Communiste Belge est ainsi essentiellement resté à la remorque du PSB et de la FGTB (il faut toutefois préciser que bon nombre de ses militants ont joué un rôle important dans les entreprises pour déclencher la grève). Un autre groupe de gauche radicale existait, au sein du PSB, groupé autour du journal La Gauche (Links en Flandre). Ce groupe était essentiellement dirigé par des militants se réclamant du trotskysme et dont la principale figure était Ernest Mandel. Ils prétendaient défendre une politique révolutionnaire, mais ses dirigeants étaient très fortement influencés par la pratique réformiste de la direction du PSB et des appareils bureaucratiques de la FGTB. Dans les faits, ce groupe a suivi la tendance d’André Renard, n’a pas dénoncé la création du Comité de coordination des régionale wallonnes, n’a pas appelé à la convocation d’un Congrès national des comité de grève et a limité son soutien à la Marche sur Bruxelles à de vagues propositions irréalistes. Concernant les propositions fédéralistes de Renard, La Gauche aurait dû réagir en opposant le renversement du gouvernement et de l’Etat bourgeois. A la place ne s’est manifesté qu’un silence complice.
La Raison, juin 2013 :
L’Église et la Grève générale belge de 1960-1961
Hiver 1960-1961 : près d’un million de travailleurs belges participent à un vaste mouvement de grève pour s’opposer à « la loi unique », un ensemble de mesures destinées à faire supporter à la classe ouvrière la crise du capitalisme belge. C’est ce projet du gouvernement Eyskens, déposé devant le parlement le 7 novembre I960, qui a ouvert un des épisodes les plus marquants de la lutte des classes dans l’Europe de d’après-Seconde Guerre mondiale.
Gaston Eyskens est alors dirigeant du Parti social-chrétien, successeur du Parti catholique. Le PSC fut créé en août 1945. « Un nouveau parti, une nouvelle pensée, déjeunes équipes, voilà ce qu’est le PSC-CVP. » Ce « nouveau parti » se fonde sur la doctrine du personnalisme communautaire.
La « Loi unique »
Sous la phraséologie connue de « l’expansion économique », du « progrès social » et du « redressement financier », le plan Eyskens est une offensive de grande envergure contre les droits ouvriers pour faire payer une double crise : celle des débouchés économiques liés à la faiblesse structurelle du capitalisme belge, la « décolonisation » du Congo, liés à l’importance du capital financier. En 1960, le pays compte déjà 200000 chômeurs. Depuis qu’il a accédé au gouvernement en 1958, le gouvernement de coalition Eyskens veut dégager des moyens financiers pour soutenir la reconversion de l’économie belge.
En voici quelques mesures :
– 85 % des nouveaux impôts proviendront de la fiscalité indirecte. – Augmentation de 20 % des taxes. – Réduction drastique des Fonds communaux et du budget des secteurs sociaux. – Augmentation de 25 % des cotisations de pension, à la charge des agents des services publics. Recul de l’âge de retraite de 60 à 65 ans. – Remise en cause du système d’assurance maladie-invalidité et d’assurance chômage1.
Un mouvement qui vient de loin
Dans les années d’après-guerre, la « paix sociale » est cependant toute relative. En 1950 déjà, le pays est secoué par la Question royale qui donne lieu à des grèves insurrectionnelles en Wallonie contre le retour du roi qui avait sympathisé avec l’occupant nazi. En juillet 1957 a lieu une importante grève nationale des métallurgistes pour le double pécule de vacances, grève réprimée par un Premier ministre PS, Achille Van Acker. En novembre 1958, les électriciens et gaziers de la Fédération Générale du Travail de Belgique (FGTB) mènent une grève qui dure plusieurs semaines. La même année, 50 000 travailleurs de Cockerill-Ougrée débrayent et manifestent dans les rues de Liège pour protester contre les premières atteintes à la Sécurité sociale, dès sa mise en place. En 1959, les ouvriers de Gand se mettent en grève contre les fermetures d’usines de textile. En même temps, les mineurs du Borinage luttent contre les premières fermetures des charbonnages en dressant des barricades dans toute la région. En mars 1960, une manifestation nationale mobilise les agents des services publics pour défendre leur droit de grève. La « Grève du Siècle » Le 20 décembre 1960 au matin, le secteur des employés « Communaux et Provinciaux » de la Centrale Générale des Services Publics (CGSP-FGTB) passe à l’action dans chacune des 2 600 communes du pays, sur la base de son appel à la grève illimitée. À Gand, la régie de l’électricité est bloquée et occupée, le port d’Anvers est paralysé. Les enseignants, nombreux, débrayent et devancent l’ordre de grève de la CGSP prévue pour le 21. Dans la grande société sidérurgique et charbonnière de la région de Liège, Cockerill-Ougrée, une résolution adoptée par les salariés le 19 décembre résume bien l’état d’esprit et la combativité : « Les travailleurs des services Ateliers centraux, Halle-Wagons, Modelage, Magasins, réunis en assemblée générale le 19 décembre 1960, constatent que la direction de la FGTB, après nous avoir alertés à différentes reprises pour faire échec à la loi de malheur, et nous avoir fait remarquer la nécessité de recourir à la grève générale, veut maintenant éviter de prendre ses responsabilités, estiment que même les motions présentées au Comité exécutif de la FGTB fixaient la date de la lutte beaucoup trop tard…2 »
La Grève généralisée démarre
Le 21 décembre, elle s’est étendue comme une traînée de poudre, à tout le pays. Les salariés font jouer leur rôle à leurs organisations, au-delà et contre bien des déclarations, comme celle de Louis Major, Secrétaire général de la FGTB, qui lâche encore : « La FGTB n’est pas pour la grève générale. Elle n’a donné aucun mot d’ordre en ce sens. » La grève réalise également l’unité des travailleurs. Dans de nombreux endroits, ce jour-là, des travailleurs chrétiens participent au mouvement. Mais pour la direction de la Confédération des Syndicats Chrétiens (CSC) les choses sont claires, elle « considère en effet que les grèves actuelles sont inutiles et prématurées pour obtenir les satisfactions que les travailleurs attendaient. Elle invite ses membres à ne pas participer à des grèves qui, visiblement, sont politiques. » 22 décembre : la grève s’étend toujours. Toute la Wallonie est paralysée. Chacun en mesure les conséquences : l’État, le patronat… L’Église qui, ayant plusieurs fers au feu, fait donner d’abord sa représentation « progressiste », le quotidien La Cité, fondé en 1950. On y lit : « des propositions constructives ont été présen¬tées par la CSC qui a préféré négocier plutôt que s’engager dans des grèves prématurées. Mais le malaise est certain3. »
L’intervention de l’Épiscopat
Le 23 décembre, Mgr Van Roey, archevêque catholique de Malines, cardinal primat de Belgique, prend la parole : « Appel à nos compatriotes. Je ne suis pas un homme de parti. Je suis archevêque, c’est-à-dire pasteur des âmes et guide des consciences. Dans les circonstances que nous traversons en ce moment, je crois de mon devoir pastoral de m’adresser à tous nos compatriotes et de leur dire : dimanche, fête de Noël, nous commémorerons la venue sur terre de l’unique rédempteur des hommes, de celui qui est venu apporter aux hommes la paix véritable. Cet anniversaire nous incite à vous rappeler que tous les actes qui tendent à paralyser la vie nationale, et à désorganiser les organes essentiels de la collectivité, doivent être dénoncés comme gravement coupables en conscience, étant donné les incalculables dommages qui en résultent pour le pays, et le tort qu’ils causent à tous les citoyens. Par conséquent, les grèves désordonnées et déraisonnables, auxquelles nous assistons à présent, doivent être réprouvées et condamné par tous les honnêtes gens, et tous ceux qui ont encore le sens de la justice et du bien commun. Les ouvriers, les employés et les fonctionnaires, en raison de leur dévouement à leur tâche journalière, méritent l’estime de tous. Ils ne sont évidemment pas partisans du désordre et de l’anarchie, et ils ne peuvent se laisser entraîner par des fauteurs de troubles. Qu’ils reprennent conscience de leurs devoirs et se remettent au travail sans plus tarder. Que les organisations professionnelles et les syndicats, au lieu d’inciter ou de collaborer à la grève, ramènent leurs affiliés dans le droit chemin, et à une meilleure compréhension de l’intérêt de tous. » Dans « La Grève générale belge », Serge Simon relève : « L’attitude du chef de l’Église belge, grassement nourri aux frais du contribuable, et dont on dit qu’il n’a jamais hésité à se lancer « tête baissée et crosse levée » dans les conflits sociaux pour voler au secours de la bourgeoisie qui lui assure un aussi confortable ordinaire, est parfaitement cohérente avec la place de la hiérarchie ecclésiastique qui, partout et toujours, défend les intérêts du capital financier4. » À titre d’information, et dans le doute, nos lecteurs pourront utilement rapprocher ces déclarations de 1960 de Mgr Van Roey avec celles de l’archevêque de Braga en 1975, ou de ta Conférence épiscopale d’Irlande en 1981, en pleine grève de la faim de Bobby Sands et des prisonniers républicains5. Sont-elles pour autant sans effet ?
Rôle des « Syndicats » chrétiens
Dans un pays alors aussi divisé au plan confessionnel que la Belgique, où les syndicats chrétiens sont aussi puissants que les syndicats ouvriers, dirigés par les réformistes, et où d’autre part, la centrale chrétienne compte un grand nombre d’adhé¬rents d’un très faible niveau de conscience, atomisés dans des cités flamandes rurales et cléricales, dans lesquelles les noyaux ouvriers sont de faible importance, il est certain que l’appel du cardinal n’a pas été sans être entendu. Il servira parfaitement la position de « jaunes », de briseurs de grève que va prendre incessamment la CSC. Il est exact que, sous la pression ouvrière, les régions wallonnes de la CSC (Charleroi, Huy, Namur…) désapprouveront l’appel du Cardinal, il n’en demeure pas moins que les dirigeants sont liés par les déclarations de Mgr Van Roey. Les organisations ouvrières subissent, elles aussi, le fait de la division géographique et linguistique de la Belgique. La classe ouvrière flamande est de formation plus récente, par conséquent, moins organisée. À part Gand ou Anvers, où la FGTB occupe de fortes positions, le gros des troupes de la CSC est concentré en Flandre. Marche sur Bruxelles ? La grève s’étendra encore posant le problème du pouvoir et – encore une fois – la question concrète de la République. Bien des militants, des jeunes d’avant-garde chercheront la voie de la victoire, lançant des appels au « Tous ensemble », à la Marche sur Bruxelles, que les appareils, leurs ombres portées et leurs flancs garde, prendront soin d’enterrer ou de dévoyer sur le terrain du fédéralisme wallon. Malgré le froid et les fêtes de fin d’année, les salariés resteront mobilisés pendant cinq semaines ; il y eut environ 300 manifestations et de nombreux affrontements avec la police. Dans certaines villes industrielles, il n’était plus possible de circuler sans laissez-passer du Comité de grève. L’État mobilisa l’armée, fit revenir les soldats stationnés en Allemagne pour occuper les gares, des centaines de grévistes seront mis en prison, il y eut quatre morts et des dizaines de blessés. La classe ouvrière belge n’a pas gagné, elle a écrit une page d’honneur dans le grand livre de l’émancipation humaine.
Notes :
1 La Gauche, 28/01/1961.
2 le 15 janvier 1961.
3 La Cité, 23/12/1960.
4 « La Grève générale belge », supplément à Correspondances Socialistes, n° 8,1961.
5 voir à ce sujet : « L’Église et sa doctrine sociale contre la Révolution au Portugal », in L’Idée Libre, n° 275, décembre 2006 et « Subsidiarité et Doctrine sociale de l’Église en République d’Irlande », L’ldée Libre, n°298, septembre 2012.
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