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1968, octobre noir mexicain
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://lundi.am/Fue-el-Estado-1968-Octobre-noir-mexicain
Nous publions ici la traduction d’un texte de Benjamin Fernandez à propos du massacre de Tlatelolco au Mexique en octobre 1968. L’occasion de revenir sur le 68 mexicain ainsi que sur les débuts de la « guerre sale » en amérique latine. La disparition forcée comme modèle de répression des mouvements d’oppositions, seront les méthodes des forces paramilitaires mexicaines bien inspirées par la doctrine contre-insurectionnelle française developpée en Algérie. Il y a tout juste quatre ans au Mexique, 43 étudiants d’Ayotzinapa disparaissaient. L’article est suivi de la traduction de deux extraits d’ouvrage, l’un sur le massacre de Tlatelolco, l’autre sur les femmes dans le mouvement de 68 au Mexique.
2 octobre 1968, quartier étudiant de Tlatelolco, au Nord de Mexico, il y a tout juste 50 ans.
A quelques jours de l’ouverture des Jeux olympiques dans la capitale, le Mexique est secoué par les plus fortes manifestations de son histoire. Étudiants et étudiantes, ouvriers du rail et autres citoyens convergent ce jour-là vers la place des Trois Cultures pour exiger du Parti Révolutionnaire Institutionnel (alors au pouvoir depuis cinq décennies) des droits politiques, l’émancipation des femmes et le droit d´association.
La réponse du gouvernement est sans équivoque : policiers en civil et soldats encerclent la place et tirent sur la foule depuis les fenêtres des immeubles.
La répression sanglante cause plus de trois cents morts et plusieurs centaines de disparus. Le lendemain, les journaux à grand tirage mentionnent un « combat entre terroristes et l’armée » (El Universal).
La “Guerre sale” a commencé. Elle se répandra dans toute l´Amérique latine.
La doctrine de “contre-insurrection”, expérimentée et théorisée par les colonels français contre la population algérienne, suscite l’admiration des militaires latino-américains, notamment en Argentine et au Chili.
Elle inspire au président mexicain Gustavo Díaz Ordaz, ainsi qu’à son successeur Lopez Portillo – hantés par la crainte de l´expansion de la révolution cubaine sur le continent et inquiets du souffle de révolte venu d´Europe et des Etats-Unis – un modèle pour réprimer la contestation sociale.
D´autant que cette contestation ne cesse de croître. Et la violence d’Etat augmente. Les ouvriers du rail en grève (ferrocariles) ont subi une forte répression en 1958, de même que le mouvement des professeurs (le “ magisterio”) en 1960. Ruben Jaramillo, figure révolutionnaire et dernier compagnon de Zapata, fut lui assassiné en 1962.
Des organisations de guérillas s´activent dans tout le pays, notamment dans l´État de Guerrero autour de la figure de Lucio Cabanas, professeur d´écoles normales rurales maquisard, qui fut directeur de l´école Isidor Burgos, dite Ayotzinapa. Il sera assassiné en 1974.
En 1968, les prisons débordent de prisonniers politiques.
A Tlatelolco éclate aux yeux du monde, tournés vers le pays le temps d´un spectacle olympique mondialisé par la télévision, la brutalité du parti unique autoproclamé héritier de la révolution mexicaine.
La répression entraine souvent l´effet contraire à celui recherché. Le massacre de Tlatelolco est le point de départ d´une radicalisation. Si les grèves étudiantes, les assemblées et les expériences de brigades et le mouvement national qu´elles ont impulsé prennent brutalement fin, de nombreux groupes entrent dans la clandestinité.
Des étudiants marqués à jamais par Tlateloco formeront les corps enseignants des universités populaires de l´Université nationale autonome (UNAM) ou du Politecnico. D´autres créeront des guérillas urbaines et rurales, notamment dans les États de Guerrero et de Oaxaca. Certains réapparaîtront au Chiapas à partir de 1994, masqués par des passe-montagnes, aux cotés des insurgés mayas.
Mais à Tlatelolco on observe aussi un nouveau type de violence : outre l´assassinat, l´exécution extrajudiciaire ou la torture, les forces de l’ordre mexicaines emploient une méthode d´une grande efficacité : la disparition forcée. Une tactique qui se trouve au cœur du dispositif policier employé tout au long de la Guerre sale.
Bien qu´elles n´aient fait l´objet d´aucun registre ou compte, il est estimé que les autorités mexicaines ont eu recours a la disparition forcée de plusieurs milliers de personnes durant les années 1960 et 1970. L´État mexicain a du répondre devant un procureur spécial en 2000 de l´accusation de 275 disparitions par 74 membres de la police et de l’armée.
« Le Mexique d´aujourd’hui n´est pas très différent du Mexique de 1968 », observait un ancien étudiant gréviste en marge des commémorations de Tlatelolco.
Le 26 septembre, cela faisait quatre ans exactement que les 43 étudiants d´Ayotzinapa avaient été enlevé par les autorités, quatre ans que leurs familles et leurs amis les cherchent, aux cotés de milliers d´autres familles à la recherche des fosses clandestines.
Depuis le déclenchement de la « guerre contre la drogue » et la militarisation du pays en 2006, le Mexique compte officiellement plus de 37 000 disparus. Les collectifs de familles de disparus estiment les estiment à plus de 100 000.
Tlatelolco, Acteal, Aguas Blancas, Apatzingan, Tlatlaya, Ayotzinapa… tous ces massacres portent la même signature et le même modus operandi : celui des escadrons de la mort.
En marge des opérations officielles de sécurité publique, ces groupes paramilitaires ont, sous prétexte de combattre hier les « terroristes » et aujourd’hui les « cartels de la drogue », effacé de manière systématique les populations indésirables – pauvres, migrants, indigènes, paysans, lutteurs sociaux, défenseurs des territoires, journalistes – dans les milliers de fosses clandestines qui criblent le sol de cet immense cimetière qu´est devenu Mexico.
Le massacre de Tlatelolco
Texte extrait de "Brigadistas. A 50 años del Movimiento Estudiantil de 1968" d´Emiliano Ruiz Parra.
Parmi ceux qui se trouvaient sur la Place des Trois Cultures -, appelée plus tard « Place des Sépultures » par le leader du mouvement des ouvriers du rail Demetrio Vallejo – il y avait Joel Ortega, Francisco Pérez Arce et Mariángeles Comesaña. Joel Ortega était à l’entrée du bâtiment Chihuahua et a réussi à sortir du côté Est des barres d´immeubles de l´unité Tlatelolco, sous le feu d’un hélicoptère d’artillerie. Paco Pérez Arce s’est réfugié dans un appartement avec vingt autres étudiants, et est reparti deux heures plus tard lorsque les tirs ont cessé. Un soldat l’a laissé s’échapper de Tlatelolco et il a couru le long du Paseo de la Reforma jusqu’à ce qu’il trouve un bus. Mariángeles Comesaña, après avoir couru, vu des corps tomber, frapper aux portes des appartements, a pu s’échapper de Tlatelolco en prétendant qu’elle était sortie acheter du pain.
Ils et elles ont eu de la chance. Sur les 10 000 personnes qui se trouvaient sur la Place des Trois Cultures, 2 000 ou 3 000 ont été détenues (de manière illégale), 200 ont été blessées, une douzaine ont disparu et 60 ont été assassinées.
Que s’est-il passé la nuit de Tlatelolco ? Selon les chercheurs, le massacre du 2 octobre était une opération d’État visant à étouffer le mouvement étudiant par le sang. Une semaine à l’avance, l’armée a pris le contrôle des départements de l’unité de Tlatelolco, qu’elle allait utiliser comme centres de détention temporaire. Ce jour-là, au moins trois corps des forces armées sont intervenus.
Quelque 200 tireurs d’élite de l’état-major présidentiel, sous les ordres directs du président, étaient stationnés aux étages supérieurs et ont commencé à tirer sur la foule, y compris sur des soldats. Le bataillon « Olimpia », un bataillon d’élite de l’armée créé pour les Jeux Olympiques, était stationné autour du bâtiment Chihuahua. Ses agents portaient des vêtements civils et s’identifiaient avec un gant blanc ou un mouchoir blanc dans la main gauche. Leur mission était de détenir les membres du Conseil national de grève, les dirigeants du mouvement, qui étaient concentrés sur la terrasse de ce bâtiment, d’où ils prononçaient leurs discours. Enfin il y avait les troupes au sol, qui ont fermé les sorties de la place et sont entrées avec les baïonnettes. C’est peut-être pour ça que les blessés et les morts montraient des blessures dans le dos et les fesses.
L’opération militaire a enfermé la foule et l’a soumise à des heures de terreur. Elle visait aussi un autre but : soutenir la version officielle qui allait paraître dans les journaux le lendemain : que des commandos armés du Conseil national de grèves avaient ouvert le feu depuis les toits et tiraient sur les troupes et le peuple, et que l’armée avait du répondre par balles à l’agression. C’est la « vérité historique » que le gouvernement de Gustavo Díaz Ordaz avait inventée pour se laver les mains – tout comme 46 ans plus tard le gouvernement d’Enrique Peña Nieto a construit de toute pièce « la vérité historique » selon laquelle 43 étudiants de l´école normale d’Ayotzinapa sont morts brûlés par un groupe criminel dans la décharge Cocula dans l´Etat de Guerrero (le groupe d’experts internationaux qui a enquêté sur place, le GIEI, dément formellement cette version). Il ne faut pas oublier que les 43 d’Ayotzinapa se rendaient à Iguala, où ils ont été pour certains abattus et pour les autres enlevés par la police, pour une manifestation en l’honneur des morts le 2 octobre 1968.
Le régime du Parti Révolutionnaire Institutionnel (PRI) d´hier et d´aujourd’hui ne fait que répéter d´anciennes habitudes. Dans les deux cas, les supposées « vérités historiques » sont tombées rapidement. En janvier 1971, quelques mois après le départ de Díaz Ordaz, Elena Poniatowska publiait La noche de Tlatelolco, une chronique qui rassemble des centaines de voix de personnes présentes sur la place et qui ont démoli la version gouvernementale avec leurs témoignages.
(…)
Le lendemain, le 3 octobre, la ville universitaire semblait vide. "Si vous pensez que nous avons abandonné, revenez quand nous serons morts", a écrit Amalia Zepeda sur un mur, avant d’entrer à l´école d´économie et de constater que l’assemblée comptait moins de 15 personnes. Elle a couru chez elle quand elle a entendu la rumeur selon laquelle l’armée allait prendre la cité universitaire pour la deuxième fois. "J’ai été traumatisée par l’armée, me dit Amalia 50 ans plus tard, nous avons tous vu les collines jonchées de morts. Nous avons besoin d’une vérité historique : l’UNAM (l´université publique) et l’histoire doivent la trouver, car il est important de savoir ce qui est arrivé à ces victimes. Nous avons une dette à payer avant de mourir ».
Le massacre a atteint son objectif : dans les faits, le mouvement étudiant a été vaincu : les manifestations ont pris fin, les brigades et les assemblées se sont épuisées et le Mexique est passé de la rébellion à l’extase olympique. Les Jeux olympiques ont commencé 10 jours plus tard, le 12 octobre.
Bien que soudainement, un beau jour, les Jeux Olympiques eux-mêmes allaient provoquer un choc : lors de la cérémonie de remise des médailles du 200 mètres, les athlètes afro-américains Tommie Smith et John Carlos, respectivement premier et troisième, ont levé leur poing enveloppé d’un gant noir pendant l’hymne national américain. C’était le symbole de résistance des Black Panthers.
Ce geste a été un choc pour Josefina Alcazar. Après les Jeux Olympiques, elle raconte qu´elle a rejoint un parti révolutionnaire et a passé des années à visiter des prisonniers politiques à Lecumberri. Le Mouvement a été vaincu, mais les graines de liberté étaient déjà en train de germer.
(…)
Les brigades de 1968 ont diffusé les idées de gauche. Ils ont construit des partis révolutionnaires, des guérillas, ils sont allés à la campagne, dans les usines et dans les bidonvilles ; certains se sont consacrés aux arts et à la culture. D´autres sont devenus enseignants et ont transmis à leurs élèves les valeurs de liberté qu’ils ont semées pendant l’été de cette année inoubliable, comme César Enciso, Ortega et Comesaña.
(…)
Ils ont ouvert la voie aux autres mouvements : l’insurrection ouvrière des années 1970, la solidarité sociale lors des tremblements de terre de 1985 et 2017, le vote massif de l’opposition en 1988, le soulèvement zapatiste en 1994, l’alternance en 2000, le #Yosoy132 (contre la manipulation médiatique organisée lors des élections de 2012, ndt) et le rejet massif des partis traditionnels du PRI et du PAN lors des dernières élections du 1er juillet 2018.
(…)
Le Mexique d’aujourd’hui ressemble tellement à 1968 : les massacres contre les dissidents politiques se poursuivent (Acteal, Aguas Blancas, Ayotzinapa…), la presse dépend dans une large mesure des subventions de l’Etat, et un grand scepticisme persiste à l’égard de la démocratie. Sans parler des nouveaux problèmes et de ceux qui se sont accentués : la militarisation du pays, les féminicides, les crises économiques depuis 35 ans, parmi tant d’autres.
(…)
L’assemblée de cet après-midi du 2 octobre n´a pas été conclue, elle n´est pas terminée, elle ne se ferme pas. Et pour moi la raison est claire : parce que la lutte continue, il faut consacrer un jour à célébrer les victoires et le lendemain descendre dans la rue parce qu’on ne sait pas si ce qu’on a semé aujourd’hui sera récolté demain, dans 20, 30 ou 50 ans, et parce qu’il n’est jamais trop tôt ou trop tard pour changer le monde.
Lire Marx, rejeter la robe de mariée blanche et changer le pays.
Les femmes dans le mouvement étudiant de 1968 au Mexique
Par Heriberto Paredes
« Parfois, quand nous allions peindre et coller des affiches, on se faisait courir apres et frapper à coups de pied », se souvient Ana Ignacia Rodríguez, connue sous le nom affectueux de La Nacha, qui était étudiante en droit en cinquième semestre à l´Université nationale autonome du Mexique (UNAM).
A l’époque, qu´une femme étudie et participe au mouvement étudiant était un scandale. Tout comme de s’habiller différemment de ce qui était considéré socialement acceptable. « Nous portions des minijupes et des talons, et nous devions courir comme ça pour échapper à la police ou l’armée », ajoute Elsa Lecuona, aujourd’hui avocate à la retraite.
Au sein du mouvement étudiant - et malgré le fait que la majorité des participants étaient des hommes - Nacha et Elsa s’accordent à dire qu’il y avait une égalité dans le traitement et le travail en brigade.
Le mouvement étudiant a changé en quelques semaines, passant d’un mouvement étudiant à un mouvement politique. Les revendications n´exigeaient plus seulement la fin de la répression ou la liberté pour les étudiants emprisonnés, mais aussi le renvoi des fonctionnaires et l’abrogation des articles de la constitution qui autorisaient la criminalisation du « trouble à l’ordre sociale ».
La répression est passée des mains de la police à celles de l’armée. Le mouvement a aussi entraîné beaucoup de changements, notamment parce que les femmes qui ont vécu cette expérience ont radicalement changé.
Les brigades étudiantes
Depuis la création du Conseil national de grève (CNH) jusqu’au début de 1969 les brigades se sont constituées comme le corps du mouvement. Des milliers d’étudiants sont descendus dans la rue et ont commencé à transmettre les messages et les informations à la population.
« Dans les brigades, poursuit Elsa, nous étions au travail, on coupait des pochoirs, des tracts, on les distribuait, on allait au marché de Santa Julia, ou celui de San Cosme pour organiser des rassemblements. Il y avait beaucoup de solidarité entre les Mexicains, on pouvait sentir la sympathie du peuple pour le mouvement étudiant. »
A Mexico et dans plusieurs Etats du pays, les brigades ont donné vie et sens à un mouvement sévèrement réprimé et diffamé par le gouvernement de Gustavo Díaz Ordaz, qui n’a pu détruire, même en contrôlant la radio, la télévision et les journaux, la grande capacité des brigades à communiquer les raisons de leur lutte.
Ce travail de base a servi d’exemple pour de nouveaux processus politiques, comme la grève de la UNAM entre 1999 et 2000 ou la lutte du Syndicat Mexicain des Electriciens en 2009, au cours desquels le contact avec les gens ordinaires a été fondamental pour susciter l’empathie.
La Brigade pénitentiaire
Après le massacre du 2 octobre, et contrairement à ce qu’attendait le gouvernement, le mouvement étudiant n’a pas immédiatement pris fin. Mais il s’est divisé en trois grands groupes. Il y a ceux qui ont survécu à la Place des Tois Cultures et ont cherché à se réorganiser, ceux qui ont été emprisonnés ou persécutés et ont dû vivre en prison ou dans la clandestinité. Le troisième groupe se compose de ceux qui ont été tués ou ont disparu.
Les livres écrits sur le mouvement étudiant ont presque toujours mis l’accent sur la prison de Lecumberri, où les homme dirigeants du mouvement ont passé environ deux ans, jusqu’à ce que le gouvernement de Luis Echeverría leur accorde, à contrecœur, une amnistie.
L’on a moins parlé des détenues de la Prison de réadaptation sociale pour femmes de Santa Martha Acatitla. Selon les récits de Nacha, elles étaient au nombre de huit. Cependant, elle précise que « la moitié sont parties après huit jours seulement, quatre sont restées deux ans » ; dans ce groupe on trouve Roberta Avendaño, « la Tita », représentante de la faculté de droit au Comité national de grèves, et Adela Salazar, responsable du Comité des Parents.
« Il y avait une différence avec les hommes. Ils avaient le droit d’écrire, de lire, choses qui nous étaient interdites. Ils vivaient plus tranquillement la prison. Ils recevaient des visiteurs dans leurs cellules, pouvaient jouer dans la cour », dit Nacha, qui, malgré les années, conserve encore l’amertume de la prison.
Elle pense que le pire crime que le gouvernement ait commis contre les femmes a été de les mettre dans une prison avec les détenues de droit commun.
La Tita et La Nacha ont été condamnées à 16 ans de prison et Adela Salazar à 10 ans. Parmi les crimes dont elles ont été accusées figurent : vol qualifié, homicide, blessures, sédition et incitation à la rébellion. Privées de visites, elles ont dû subir les mauvais traitements des gardiens, la violence et les abus des prisonniers de droit commun.
Pendant que l’attention de la presse et de l’intelligentsia tourbillonnait autour de Lecumberri, à Santa Martha, les femmes détenues pour leur participation au mouvement étudiant de 1968 ont dû chercher les moyens de survivre économiquement.
« Nous étions une vingtaine ; raconte Tita. Les guérilleras nous soutenaient beaucoup, sans elles nous n’aurions pas pu être seules dans une cellule. Il y avait Ana María Rico Galàn [guérilla emprisonnée en 1966], et je lui ai dit qu’elles étaient plus politiques que nous, parce que nous étions des étudiantes et qu’elles avaient déjà réalisé plusieurs actions et avaient été victimes d’horribles tortures. Elles faisaient partie d’un groupe politique qui voulait provoquer un changement par les armes. »
Pour Elsa, l’expérience de militantisme qui l’a conduite en prison était différente. « Nous avons passé deux ans à rendre visite aux prisonniers politiques. Nous amenions de la nourriture pour tout le monde et pour pouvoir parler un moment avec les companeros, du dimanche au dimanche, si un camarade ne pouvait pas, nous nous relayons. C’était comme une brigade, la Brigade pénitentiaire. »Des années plus tard elle épousera un prisonnier politique : « Je me suis mariée à Lecumberri, c’est là que je suis tombée enceinte. C’était par amour, car se marier à Lecumberri avec un prisonnier politique dans les années 70, il fallait du courage ».
« Toutes ces expériences ont tissé un lien qui s’est poursuivi depuis les années 60 », conclut l’avocate. Les premiers jours du mouvement étudiant ont marqué par un réveil profond pour des femmes comme elles, qui, bien que d’âges différents, partageaient le souci de suivre des chemins différents de ceux établis. Elles ont été témoins des épisodes répressifs de la police et de l’armée, ont participé à l’organisation du comité national de grève CNH et des brigades.
« Ces femmes que vous voyez ici - elle montre une photo de l’époque où elle apparaît aux côtés d’amies - avaient promis de ne pas se marier dans une robe blanche. C’était un tout : lire Marx et refuser la robe de mariée. Nous nous sommes promis de ne plus être vierge le jour de notre mariage ; nous devions perdre notre virginité par amour et non pour avoir une robe blanche, une télévision couleur, deux enfants et un chien. »
Les trois femmes s’accordent à dire que le mouvement étudiant a brisé leurs schémas, leur a montré un paysage dont elles ignoraient l’existence et qui n’existaient pas dans leurs milieux d’origine.
Cependant, Nacha souligne que pour elle et Tita, après la prison, il y a eu un autre type de répression : la stigmatisation sociale, la discrimination au travail, pour le logement.
Les progrès ont été difficiles au cours de ces cinquante années, durant lesquels le pays n’a pas réussi à mettre fin aux inégalités, et où l’État n’a pas non plus construit la justice que le peuple lui réclamait depuis lors.
Les cinq décennies qui nous séparent de 1968 sont aussi celles durant lesquelles nous ignorons le nombre exact de personnes assassinées et disparues, durant lesquelles aucune punition n’a été prononcée contre les responsables de la répression et de la violence de l’époque, ni pour tous les griefs qui se sont accumulés jusqu’ici dans la société mexicaine.