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Entretien avec S. Quadruppani
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Serge Quadruppani
Serge Quadruppani est journaliste, romancier, essayiste, traducteur, éditeur littéraire et militant politique issu de l’ultra-gauche. Auteur de nombreux romans noirs comme Saturne (Le Masque/J.C. Lattès, 2010. Prix 2011 des lecteurs Quais du polar-20 minutes) mais aussi d’essais comme La politique de la peur (Seuil, 2011), il a aussi traduit de nombreux ouvrages, à savoir Blade Runner de Philip K. Dick (J’ai Lu) ou des œuvres de Wu Ming, Valerio Evangelisti, Carlo Lucarelli… Directeur de la collection « Bibliothèque italienne » aux éditions Métaillé, il collabore aussi dans Le Monde diplomatique et dans Lundi Matin. En mai 2018, il publie Le monde des Grands Projets et ses ennemis, Voyage au cœur des nouvelles pratiques révolutionnaires aux éditions La Découverte, ouvrage dans lequel l’auteur montre avec engagement la force, l’hétérogénéité, les caractères multiformes et l’immense richesse des mouvements révolutionnaires de cette dernière décennie, ceux-ci donnant naissance aux Zones à défendre (dite « ZAD ») au milieu d’une globalisation toujours plus totalisante. Un petit livre important qui nous a donné l’occasion de cet entretien autour du rapport au monde, à la violence et à l’État qu’engagent ces nouvelles pratiques révolutionnaires à l’image du zadisme.
Rares sont les intellectuels, les philosophes ou les écrivains qui se sont intéressés ou positionnés publiquement en faveur des mouvements importants et nécessaires de contestation tels que les ZAD. Selon vous, nous retrouvons-nous dans la situation que décrivait Paul Nizan dans Les Chiens de garde en ces termes : « Que font les penseurs de métier au milieu de ces ébranlements? Ils gardent encore leur silence. Ils n’avertissent pas. Ils ne dénoncent pas. Ils ne sont pas transformés. Ils ne sont pas retourné L’écart entre leur pensée et l’univers en proie aux catastrophes grandit chaque semaine, chaque jour, et ils ne sont pas alertés. Et ils n’alertent pas. L’écart entre leurs promesses et la situation des hommes est plus scandaleux qu’il ne fut jamais. Et ils ne bougent point. Ils restent du même côté de la barricade. Ils tiennent les mêmes assemblées, publient les mêmes livres. Tous ceux qui avaient la simplicité d’attendre leurs paroles commencent à se révolter, ou à rire » ? De quel ordre serait ce silence, d’après cette démission des intellectuels et des universitaires ?
« Le monde des Grands Projets et ses ennemis », Serge Quadruppani (Editions La Découverte, 2018)
Serge Quadruppani : Je n’ai aucune idée de ce que sont les « penseurs de métier ». Aujourd’hui, on a des personnages médiatiques qui prennent des poses de penseurs, qui sont complètement déconsidérés, que plus personne ne prend au sérieux mais que les médias continuent à promouvoir. Leur fonction n’est évidemment pas d’aider leurs contemporains à penser, mais de les distraire de l’effort de penser, en leur fournissant des banalités de comptoir machinalement répétées (l’obsession du « c’était mieux avant » chez Finkelkraut ou Debray) ou des énormités tonitruantes (comme l’équation « Freud=nazi » chère à Onfray), ou pour s’offrir comme cibles à sarcasmes et dis-penser de prendre quoi que ce soit au sérieux (la dérision généralisée, arme de soumission massive). Parce que la pensée, plus que jamais, n’existe que dans la confrontation. On ne pense pas le monde suivant qu’on s’y soumet à travers les dispositifs spectaculaires et les parcours fléchés du discours dominant, ou qu’on s’y affronte sur le terrain, avec les zadistes, les soutiens aux migrants, les travailleurs en grève. S’il existe bien des chercheurs qui trouvent (comme Grégoire Chamayou, au hasard), c’est-à-dire des gens payés (plutôt chichement, en général) pour accumuler des données, rares sont les données qui donnent quelque chose à la lutte, mais celles-là sont évidemment précieuses. C’est aux gens qui luttent de construire un contre-savoir et un contre-imaginaire. Sur la Zad ou dans la vallée de Susa, et en bien d’autres lieux qui résistent au saccage de la planète, des gens s’y emploient. Ils ne font pas métier de penser, mais ils pensent.
Dans son ouvrage paru en 2005 How Nonviolence Protects the State, Peter Gelderloos critique le principe de non-violence inhérent aux mouvements de contestation des politiques menées par les États, allant jusqu’à affirmer qu’elle contribuerait à leur maintien et à leur renforcement. Pensez-vous que les défenseurs des territoires encore naturels et libres comme les zadistes devraient recourir à la violence afin de pouvoir affirmer le rapport de force et réussir à s’imposer ?
Je me suis déjà pas mal exprimé sur le piège de la dichotomie violence/non-violence. Je me permets de vous renvoyer à mon texte de Lundi matin « Je suis contre la violence » et à l’interview que j’ai donnée à la revue Ballast (n°5 de la revue papier). Pour résumer, permettez-moi de citer la conclusion d’une mienne intervention récente à l’Assemblée de la Plaine qui lutte contre la gentrification à la tronçonneuse de ce quartier populaire marseillais : « le recours à des formes violentes ou non violentes n’est pas une question éthique, mais tactique ».
Photo prise à Notre-Dame-des-Landes (par Bstroot56 (CC-BY-SA))
Vous montrez que, que ce soit en France, en Italie, en Russie, en Inde ou encore en Équateur, nombreuses sont les luttes cherchant à résister aux Grands Projets imposés et conçus par les États. Pourquoi les nouveaux modes de pratiques révolutionnaires peinent à s’unir de manière internationale pour sortir de la contestation locale, notamment à la manière du communisme au XXème siècle, autour de ces problématiques politiques, sociales et écologiques majeures ?
Des contacts, des réseaux et des rencontres internationales existent déjà. Mais je crois aussi que les luttes de territoire ont tout à gagner à creuser leur propre imaginaire et leur propre rationalité sans chercher à se créer immédiatement un programme universel autre que la résistance au même ennemi. Qu’y a-t-il de commun entre les opposants parisiens à Europacity et les tribus d’Inde qui s’opposent à la destruction de leurs lieux sacrés par des barrages ? On n’en sait rien et rien ne serait pire que de vouloir créer du commun de force, ce serait un retour aux formes autoritaires, à un pseudo internationalisme bureaucratique dont le XXe siècle a fait la triste expérience.
Thomas Hobbes a théorisé l’idée selon laquelle le contrat social auquel se soumet un peuple consiste notamment en l’appropriation et la confiscation de la violence dite légitime par l’État en question. Or, dans le cadre des mouvements d’oppositions aux Grands Projets, les États choisissent d’entrée de jeu d’user d’une violence excessive, meurtrière et sans humanité. Sommes-nous arrivés à l’apogée de l’État hobbesien, sécuritaire et violent ? Dès lors, concevez-vous les projets sudistes comme des volontés d’en finir avec l’État tout-puissant ?
L’apogée, je n’en sais rien. Disons qu’on est bien avancés. Mais pour prendre une métaphore inverse, l’histoire nous a appris que quand on croit avoir touché le fond, il y a toujours un tréfonds encore pire après. Raison de plus pour se battre.
Dans son magistral dernier livre Le déchainement du monde, François Cusset explore les nouvelles logiques mises en place pour assoir une quelconque violence. Une des lignes importantes qui traversent le livre est la conception de ces violences, souvent effets de dominations politiques illégitimes, en tant qu’elles suivent une logique. Diriez-vous comme Michel Foucault que la violence des Grands Projets vient justement de leur caractère froid, raisonné ou logique ?
On peut dire cela. On peut dire aussi qu’elle vient de la folie rationnelle de la volonté d’appropriation du monde par la technoscience. Un hubris dont nous n’avons pas fini de voir les dégâts.
Entretien préparé par Jonathan Daudey
Propos recueillis par Jonathan Daudey