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Libéraux contre populistes, un clivage trompeur

Lien publiée le 27 octobre 2018

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Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.

https://www.monde-diplomatique.fr/2018/09/HALIMI/59046

Les réponses apportées à la crise de 2008 ont déstabilisé l’ordre politique et géopolitique. Longtemps perçues comme la forme ultime de gouvernement, les démocraties libérales sont sur la défensive. Face aux « élites » urbaines, les droites nationalistes mènent une contre-révolution culturelle sur le terrain de l’immigration et des valeurs traditionnelles. Mais elles poursuivent le même projet économique que leurs rivales. La médiatisation à outrance de ce clivage vise à contraindre les populations à choisir l’un de ces deux maux.

par Serge Halimi & Pierre Rimbert 

Budapest, 23 mai 2018. Veste sombre un peu ample et chemise violette ouverte sur un tee-shirt, M. Stephen Bannon se plante devant un parterre d’intellectuels et de notables hongrois. « La mèche qui a embrasé la révolution Trump a été allumée le 15 septembre 2008 à 9 heures, quand la banque Lehman Brothers a été contrainte à la faillite. »L’ancien stratège de la Maison Blanche ne l’ignore pas : ici, la crise a été particulièrement violente. « Les élites se sont renflouées elles-mêmes. Elles ont entièrement socialisé le risque, enchaîne cet ancien vice-président de la banque Goldman Sachs, dont les activités politiques sont financées par des fonds spéculatifs. Est-ce que l’homme de la rue a été renfloué, lui ? » Un tel « socialisme pour les riches » aurait provoqué en plusieurs points du globe une « vraie révolte populiste. En 2010, Viktor Orbán est revenu au pouvoir en Hongrie » ; il fut « Trump avant Trump ».

Une décennie après la tempête financière, l’effondrement économique mondial et la crise de la dette publique en Europe ont disparu des terminaux Bloomberg où scintillent les courbes vitales du capitalisme. Mais leur onde de choc a amplifié deux grands dérèglements.

Celui, en premier lieu, de l’ordre international libéral de l’après-guerre froide, centré sur l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), les institutions financières occidentales, la libéralisation du commerce. Si, contrairement à ce que promettait Mao Zedong, le vent d’est ne l’emporte pas encore sur le vent d’ouest, la recomposition géopolitique a commencé : près de trente ans après la chute du mur de Berlin, le capitalisme d’État chinois étend son influence ; appuyée sur la prospérité d’une classe moyenne en ascension, l’« économie socialiste de marché » lie son avenir à la mondialisation continue des échanges, laquelle désosse l’industrie manufacturière de la plupart des pays occidentaux. Dont celle des États-Unis, que le président Donald Trump a promis dès son premier discours officiel de sauver du « carnage ».

L’ébranlement de 2008 et ses répliques ont également bousculé l’ordre politique qui voyait dans la démocratie de marché la forme achevée de l’histoire.

La morgue d’une technocratie onctueuse, délocalisée à New York ou à Bruxelles, imposant des mesures impopulaires au nom de l’expertise et de la modernité, a ouvert la voie à des gouvernants tonitruants et conservateurs. De Washington à Varsovie en passant par Budapest, M. Trump, M. Orbán et M. Jarosław Kaczyński se réclament tout autant du capitalisme que M. Barack Obama, Mme Angela Merkel, M. Justin Trudeau ou M. Emmanuel Macron ; mais un capitalisme véhiculé par une autre culture, « illibérale », nationale et autoritaire, exaltant le pays profond plutôt que les valeurs des grandes métropoles.

Cette fracture divise les classes dirigeantes. Elle est mise en scène et amplifiée par les médias qui rétrécissent l’horizon des choix politiques à ces deux frères ennemis. Or les nouveaux venus visent tout autant que les autres à enrichir les riches, mais en exploitant le sentiment qu’inspirent le libéralisme et la social-démocratie à une fraction souvent majoritaire des classes populaires : un écœurement mêlé de rage.

« Nous avons reconstruit la Chine »

La réponse à la crise de 2008 a exposé, sans laisser la possibilité de détourner les yeux, trois démentis au prêchi-prêcha sur le bon gouvernement que les dirigeants de centre droit et de centre gauche débitaient depuis la décomposition de l’Union soviétique. Ni la mondialisation, ni la démocratie, ni le libéralisme n’en sortent indemnes.

Premièrement, l’internationalisation de l’économie n’est pas bonne pour tous les pays, et pas même pour une majorité des salariés en Occident. L’élection de M. Trump a propulsé à la Maison Blanche un homme depuis longtemps convaincu que, loin d’être profitable aux États-Unis, la mondialisation avait précipité leur déclin et assuré le décollage de leurs concurrents stratégiques. Avec lui, « L’Amérique d’abord » a pris le pas sur le « gagnant-gagnant » des libre-échangistes. Ainsi, le 4 août dernier, dans l’Ohio, un État industriel habituellement disputé, mais qu’il avait remporté avec plus de huit points d’avance sur Mme Hillary Clinton, le président américain rappela le déficit commercial abyssal (et croissant) de son pays — « 817 milliards de dollars par an ! » —, avant d’en fournir l’explication : « Je n’en veux pas aux Chinois. Mais même eux n’arrivent pas à croire qu’on les a laissés à ce point agir à nos dépens ! Nous avons vraiment reconstruit la Chine ; il est temps de reconstruire notre pays ! L’Ohio a perdu 200 000 emplois manufacturiers depuis que la Chine a [en 2001] rejoint l’Organisation mondiale du commerce. L’OMC, un désastre total ! Pendant des décennies, nos politiciens ont ainsi permis aux autres pays de voler nos emplois, de dérober notre richesse et de piller notre économie. »

Au début du siècle dernier, le protectionnisme a accompagné le décollage industriel des États-Unis, comme celui de beaucoup d’autres nations ; les taxes douanières ont d’ailleurs longtemps financé la puissance publique, puisque l’impôt sur le revenu n’existait pas avant la première guerre mondiale. Citant William McKinley, président républicain de 1897 à 1901 (il fut assassiné par un anarchiste), M. Trump insiste donc : « Lui avait compris l’importance décisive des tarifs douaniers pour maintenir la puissance d’un pays. » La Maison Blanche y recourt désormais sans hésiter — et sans se soucier de l’OMC. Turquie, Russie, Iran, Union européenne, Canada, Chine : chaque semaine apporte son lot de sanctions commerciales contre des États, amis ou pas, que Washington a pris pour cibles. L’invocation de la « sécurité nationale » permet au président Trump de se dispenser de l’aval du Congrès, où les parlementaires et les lobbys qui financent leurs campagnes restent, eux, arrimés au libre-échange.

Aux États-Unis, la Chine fait davantage consensus, mais contre elle. Pas seulement pour des raisons commerciales : Pékin est également perçu comme le rival stratégique par excellence. Outre que celui-ci suscite la défiance par sa puissance économique, huit fois supérieure à celle de la Russie, et par ses tentations expansionnistes en Asie, son modèle politique autoritaire concurrence celui de Washington. D’ailleurs, même lorsqu’il soutient que sa théorie de 1989 sur le triomphe irréversible et universel du capitalisme libéral demeure valide, le politiste américain Francis Fukuyama y apporte un bémol essentiel : « La Chine est de loin le plus gros défi au récit de la “fin de l’histoire”, puisqu’elle s’est modernisée économiquement tout en restant une dictature. (…) Si, au cours des prochaines années, sa croissance se poursuit et qu’elle garde sa place de plus grande puissance économique du monde, j’admettrai que ma thèse a été définitivement réfutée (1).  » Au fond, M. Trump et ses adversaires intérieurs se retrouvent au moins sur un point : le premier estime que l’ordre international libéral coûte trop cher aux États-Unis ; les seconds, que les succès de la Chine menacent de le flanquer par terre.

De la géopolitique à la politique, il n’y a qu’un pas. La mondialisation a provoqué la destruction d’emplois et la dégringolade des salaires occidentaux — leur part est passée, aux États-Unis, de 64 % à 58 % du produit intérieur brut (PIB) rien que ces dix dernières années, soit une perte annuelle égale à 7 500 dollars (6 500 euros) par travailleur (2) !

Or c’est précisément dans les régions industrielles dévastées par la concurrence chinoise que les ouvriers américains ont le plus viré à droite ces dernières années. On peut bien sûr imputer ce basculement électoral à une noria de facteurs « culturels » (sexisme, racisme, attachement aux armes à feu, hostilité à l’avortement et au mariage homosexuel, etc.). Mais il faut alors fermer les yeux sur une explication économique au moins aussi probante : alors que le nombre de comtés où plus de 25 % des emplois dépendaient du secteur manufacturier s’est effondré de 1992 à 2016, passant de 862 à 323, l’équilibre entre votes démocrate et républicain s’y est métamorphosé. Il y a un quart de siècle, ils se répartissaient presque également entre les deux grands partis (environ 400 chacun) ; en 2016, 306 ont choisi M. Trump et 17 Mme Clinton (3). Promue par un président démocrate — M. William Clinton, justement —, l’adhésion de la Chine à l’OMC devait hâter la transformation de ce pays en une société capitaliste libérale. Elle a surtout dégoûté les ouvriers américains de la mondialisation, du libéralisme et du vote démocrate…

Peu avant la chute de Lehman Brothers, l’ancien président de la Réserve fédérale américaine Alan Greenspan expliquait, tranquille : « Grâce à la mondialisation, les politiques publiques américaines ont été largement remplacées par les forces globales des marchés. En dehors des questions de sécurité nationale, l’identité du prochain président n’importe presque plus (4). » Dix ans plus tard, nul ne reprendrait un tel diagnostic.

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Bonnie Severien. – « New Illusions #4 » (Nouvelles illusions), 2014

© Bonnie Severien - bonnieseverien.nl

Dans les pays d’Europe centrale dont l’expansion repose encore sur les exportations, la mise en cause de la mondialisation ne porte pas sur les échanges commerciaux. Mais les « hommes forts » au pouvoir dénoncent l’imposition par l’Union européenne de « valeurs occidentales » jugées faibles et décadentes, car favorables à l’immigration, à l’homosexualité, à l’athéisme, au féminisme, à l’écologie, à la dissolution de la famille, etc. Ils contestent aussi le caractère démocratique du capitalisme libéral. Non sans fondement, dans ce dernier cas. Car, en matière d’égalité des droits politiques et civiques, la question de savoir si les mêmes règles s’appliquaient à tous s’est trouvée une fois de plus tranchée après 2008 : « Aucune poursuite n’a abouti contre un financier de haut niveau, relève le journaliste John Lanchester. Lors du scandale des caisses d’épargne des années 1980, mille cent personnes avaient été inculpées (5).  » Les détenus d’un pénitencier français ricanaient déjà au siècle dernier : « Qui vole un œuf va en prison ; qui vole un bœuf va au Palais-Bourbon. »

Le peuple choisit, mais le capital décide. En gouvernant à rebours de leurs promesses, les dirigeants libéraux, de droite comme de gauche, ont conforté ce soupçon à l’issue de presque chaque élection. Élu pour rompre avec les politiques conservatrices de ses prédécesseurs, M. Obama réduit les déficits publics, comprime les dépenses sociales et, au lieu d’instaurer pour tous un système public de santé, impose aux Américains l’achat d’une assurance médicale à un cartel privé. En France, M. Nicolas Sarkozy retarde de deux ans l’âge de la retraite qu’il s’était formellement engagé à ne pas modifier ; avec la même désinvolture, M. François Hollande fait voter un pacte de stabilité européen qu’il avait promis de renégocier. Au Royaume-Uni, le dirigeant libéral Nick Clegg s’allie, à la surprise générale, au Parti conservateur, puis, devenu vice-premier ministre, accepte de tripler les frais d’inscription universitaires qu’il avait juré de supprimer.

Dans les années 1970, certains partis communistes d’Europe de l’Ouest suggéraient que leur éventuelle accession au pouvoir par les urnes constituerait un « aller simple », la construction du socialisme, une fois lancée, ne pouvant dépendre des aléas électoraux. La victoire du « monde libre » sur l’hydre soviétique a accommodé ce principe avec davantage de ruse : le droit de vote n’est pas suspendu, mais il s’accompagne du devoir de confirmer les préférences des classes dirigeantes. Sous peine d’avoir à recommencer. « En 1992, rappelle le journaliste Jack Dion, les Danois ont voté contre le traité de Maastricht : ils ont été obligés de retourner aux urnes. En 2001, les Irlandais ont voté contre le traité de Nice : ils ont été obligés de retourner aux urnes. En 2005, les Français et les Néerlandais ont voté contre le traité constitutionnel européen (TCE) : celui-ci leur a été imposé sous le nom de traité de Lisbonne. En 2008, les Irlandais ont voté contre le traité de Lisbonne : ils ont été obligés de revoter. En 2015, les Grecs ont voté à 61,3 % contre le plan d’amaigrissement de Bruxelles — qui leur a été quand même infligé (6).  »

Cette année-là, justement, s’adressant à un gouvernement de gauche élu quelques mois auparavant et contraint d’administrer un traitement de choc libéral à sa population, le ministre des finances allemand Wolfgang Schäuble résume la portée qu’il accorde au cirque démocratique : « Les élections ne doivent pas permettre qu’on change de politique économique (7).  » De son côté, le commissaire européen aux affaires économiques et monétaires Pierre Moscovici expliquera plus tard : « Vingt-trois personnes en tout et pour tout, avec leurs adjoints, prennent — ou non — des décisions fondamentales pour des millions d’autres, les Grecs en l’occurrence, sur des paramètres extraordinairement techniques, décisions qui sont soustraites à tout contrôle démocratique. L’Eurogroupe ne rend compte à aucun gouvernement, à aucun Parlement, surtout pas au Parlement européen (8).  » Une assemblée dans laquelle M. Moscovici aspire néanmoins à siéger l’année prochaine.

Autoritaire et « illibéral » à sa manière, ce mépris de la souveraineté populaire alimente l’un des plus puissants arguments de campagne des dirigeants conservateurs de part et d’autre de l’Atlantique. Contrairement aux partis de centre gauche ou de centre droit, qui s’engagent, sans s’en donner les moyens, à ranimer une démocratie expirante, MM. Trump et Orbán, comme M. Kaczyński en Pologne ou M. Matteo Salvini en Italie, entérinent son agonie. Ils n’en conservent que le suffrage majoritaire, et renversent la donne : à l’autoritarisme hors sol et expert de Washington, Bruxelles ou Wall Street ils opposent un autoritarisme national et déboutonné qu’ils présentent comme une reconquête populaire.

Un interventionnisme massif

Après ceux qui concernent la mondialisation et la démocratie, le troisième démenti apporté par la crise au discours dominant des années précédentes porte sur le rôle économique de la puissance publique. Tout est possible, mais pas pour tout le monde : rarement démonstration de ce principe fut administrée avec autant de clarté que dans la décennie écoulée. Création monétaire frénétique, nationalisations, dédain des traités internationaux, action discrétionnaire des élus, etc. : pour sauver sans contrepartie les établissements bancaires dont dépendait la survie du système, la plupart des opérations décrétées impossibles et impensables furent effectuées sans coup férir de part et d’autre de l’Atlantique. Cet interventionnisme massif a révélé un État fort, capable de mobiliser sa puissance dans un domaine dont il semblait pourtant s’être lui-même évincé (9). Mais, si l’État est fort, c’est d’abord pour garantir au capital un cadre stable.

Inflexible lorsqu’il s’agissait de réduire les dépenses sociales afin de ramener le déficit public sous la barre des 3 % du PIB, M. Jean-Claude Trichet, président de la Banque centrale européenne de 2003 à 2011, a admis que les engagements financiers pris fin 2008 par les chefs d’État et de gouvernement pour sauver le système bancaire représentaient mi-2009 « 27 % du PIB en Europe et aux États-Unis (10 ». Les dizaines de millions de chômeurs, d’expropriés, de malades déversés dans des hôpitaux à court de médicaments, comme en Grèce, n’eurent jamais le privilège, eux, de constituer un « risque systémique ». « Par leurs choix politiques, les gouvernements de la zone euro ont plongé des dizaines de millions de leurs citoyens dans les profondeurs d’une dépression comparable à celle des années 1930. C’est l’un des pires désastres économiques auto-infligés jamais observés », note l’historien Adam Tooze (11).

Le discrédit de la classe dirigeante et la réhabilitation du pouvoir d’État ne pouvaient qu’ouvrir la voie à un nouveau style de gouvernement. Quand on lui demanda en 2010 si accéder au pouvoir en plein orage planétaire le préoccupait, le premier ministre hongrois sourit : « Non, j’aime le chaos. Car, en partant de lui, je peux construire un ordre nouveau. L’ordre que je veux (12).  »À l’instar de M. Trump, les dirigeants conservateurs d’Europe centrale ont su ancrer la légitimité populaire d’un État fort au service des riches. Plutôt que de garantir des droits sociaux incompatibles avec les exigences des propriétaires, la puissance publique s’affirme en fermant les frontières aux migrants et en se proclamant garante de l’« identité culturelle » de la nation. Le fil de fer barbelé marque le retour de l’État.

Pour le moment, cette stratégie qui récupère, détourne et dénature une demande populaire de protection semble fonctionner. Autant dire que les causes de la crise financière qui fit dérailler le monde demeurent intactes, alors même que la vie politique de pays comme l’Italie ou la Hongrie ou de régions comme la Bavière paraît hantée par la question des réfugiés. Biberonnée aux priorités des campus américains, une partie de la gauche occidentale, très modérée ou très radicale, préfère affronter la droite sur ce terrain (13).

Pour contrer la Grande Récession, les chefs de gouvernement ont mis à nu le simulacre démocratique, la force de l’État, la nature très politique de l’économie et l’inclination antisociale de leur stratégie générale. La branche qui les portait s’en trouve fragilisée, comme le démontre l’instabilité électorale qui rebat les cartes politiques. Depuis 2014, la plupart des scrutins occidentaux signalent une décomposition ou un affaiblissement des forces traditionnelles. Et, symétriquement, l’essor de personnalités ou de courants hier marginaux qui contestent les institutions dominantes, souvent pour des raisons opposées, à l’instar de M. Trump et de M. Bernie Sanders, pourfendeurs l’un et l’autre de Wall Street et des médias. Même scénario de l’autre côté de l’Atlantique, où les nouveaux conservateurs jugent la construction européenne trop libérale sur les plans sociétal et migratoire, tandis que les nouvelles voix de gauche, comme Podemos en Espagne, La France insoumise ou M. Jeremy Corbyn, à la tête du Parti travailliste au Royaume-Uni, critiquent ses politiques d’austérité.

Parce qu’ils n’entendent pas renverser la table, mais seulement changer les joueurs, les « hommes forts » peuvent escompter l’appui d’une fraction des classes dirigeantes. Le 26 juillet 2014, en Roumanie, M. Orbán affiche la couleur dans un discours retentissant : « Le nouvel État que nous construisons en Hongrie est un État illibéral : un État non libéral. » Mais, contrairement à ce que les grands médias ont rabâché depuis, ses objectifs ne se résument pas au refus du multiculturalisme, de la « société ouverte » et à la promotion des valeurs familiales et chrétiennes. Il annonce aussi un projet économique, celui de « construire une nation concurrentielle dans la grande compétition mondiale des décennies qui viennent ». « Nous avons estimé, dit-il, qu’une démocratie ne doit pas nécessairement être libérale et que ce n’est pas parce qu’un État cesse d’être libéral qu’il cesse d’être une démocratie. » Prenant pour exemples la Chine, la Turquie et Singapour, le premier ministre hongrois retourne en somme à l’envoyeur le « There is no alternative » de Margaret Thatcher : « Les sociétés qui ont une démocratie libérale pour assise seront probablement incapables de maintenir leur compétitivité dans les décennies à venir » (14). Un tel dessein séduit les dirigeants polonais et tchèques, mais aussi les partis d’extrême droite français et allemand.

Les fariboles du « capitalisme inclusif »

Devant le succès éclatant de leurs concurrents, les penseurs libéraux ont perdu de leur superbe et de leur clinquant. « La contre-révolution est alimentée par la polarisation de la politique intérieure, l’antagonisme remplaçant le compromis. Et elle cible la révolution libérale et les gains réalisés par les minorités », frissonne Michael Ignatieff, recteur de l’université d’Europe centrale à Budapest, une institution fondée à l’initiative du milliardaire libéral George Soros. « Il est clair que le bref moment de domination de la société ouverte est terminé (15 ». Selon Ignatieff, les dirigeants autoritaires qui prennent pour cibles l’État de droit, l’équilibre des pouvoirs, la liberté des médias privés et les droits des minorités s’attaquent en effet aux piliers principaux des démocraties.

L’hebdomadaire britannique The Economist, qui fait office de bulletin de liaison des élites libérales mondiales, consonne avec cette vision. Lorsque, le 16 juin dernier, il s’affole d’une « détérioration alarmante de la démocratie depuis la crise financière de 2007-2008 », il n’incrimine en priorité ni les inégalités de fortune abyssales, ni la destruction des emplois industriels par le libre-échange, ni le non-respect de la volonté des électeurs par les dirigeants « démocrates ». Mais « les hommes forts [qui] sapent la démocratie ». Face à eux, espère-t-il, « les juges indépendants et les journalistes remuants forment la première ligne de défense ». Une digue aussi étriquée que fragile.

Longtemps, les classes supérieures ont tiré profit du jeu électoral grâce à trois facteurs convergents : l’abstention croissante des classes populaires, le « vote utile » dû à la répulsion qu’inspiraient les « extrêmes », la prétention des partis centraux à représenter les intérêts combinés de la bourgeoisie et des classes moyennes. Mais les démagogues réactionnaires ont remobilisé une partie des abstentionnistes ; la Grande Récession a fragilisé les classes moyennes ; et les arbitrages politiques des « modérés » et de leurs brillants conseillers ont déclenché la crise du siècle…

Le désenchantement relatif à l’utopie des nouvelles technologies ajoute encore à l’amertume des amateurs de sociétés ouvertes. Hier célébrés comme les prophètes d’une civilisation libérale-libertaire, les patrons démocrates de la Silicon Valley ont construit une machine de surveillance et de contrôle social si puissante que le gouvernement chinois l’imite pour maintenir l’ordre. L’espoir d’une agora mondiale propulsée par une connectivité universelle s’effondre, au grand dam de quelques-uns de ses communiants d’antan : « La technologie, par les manipulations qu’elle permet, par les fake news, mais plus encore parce qu’elle véhicule l’émotion plutôt que la raison, renforce encore les cyniques et les dictateurs », sanglote un éditorialiste (16).

À l’approche du trentième anniversaire de la chute du mur de Berlin, les hérauts du « monde libre » redoutent que la fête soit morose. « Le transition vers les démocraties libérales a été largement pilotée par une élite instruite, très pro-occidentale », admet Fukuyama. Hélas, les populations moins éduquées « n’ont jamais été séduites par ce libéralisme, par l’idée qu’on pouvait avoir une société multiraciale, multiethnique, où toutes les valeurs traditionnelles s’effaceraient devant le mariage gay, l’immigration, etc. » (17). Mais à qui imputer ce manque d’effet d’entraînement de la minorité éclairée ? À l’indolence de tous les jeunes bourgeois qui, s’agace Fukuyama, « se contentent de rester assis chez eux, de se féliciter de leur largeur d’esprit, de leur absence de fanatisme. (…) Et qui ne se mobilisent contre l’ennemi qu’en allant s’asseoir à la terrasse d’un café un mojito à la main (18 ».

En effet, cela ne suffira pas… Et pas davantage le fait de quadriller les médias ou d’inonder les réseaux sociaux de commentaires indignés destinés à des « amis » tout aussi indignés, toujours par les mêmes choses. M. Obama l’a compris. Le 17 juillet dernier, il a livré une analyse détaillée, souvent lucide, des décennies écoulées. Mais il n’a pu s’empêcher de reprendre l’idée fixe de la gauche néolibérale depuis qu’elle a adopté le modèle capitaliste. En substance, comme l’avait rappelé l’ancien président du conseil italien de centre gauche Paolo Gentiloni à M. Trump le 24 janvier 2018 à Davos, « on peut corriger le cadre, mais pas en changer ».

La mondialisation, admet donc M. Obama, s’est accompagnée d’erreurs et de rapacité. Elle a affaibli le pouvoir des syndicats et « permis au capital d’échapper aux impôts et aux lois des États en déplaçant des centaines de milliards de dollars par une simple pression sur une touche d’ordinateur ». Fort bien, mais le remède ? Un « capitalisme inclusif », éclairé par la moralité humaniste des capitalistes. Seul ce cautère sur une jambe de bois pourra selon lui corriger quelques-uns des défauts du système. Dès lors qu’il n’en voit pas d’autre en magasin, et que, au fond, celui-ci lui convient bien.

L’ancien président américain ne nie pas que la crise de 2008 et les mauvaises réponses qui y furent apportées (y compris par lui, on imagine) ont favorisé l’essor d’une « politique de la peur, du ressentiment et du repli », la « popularité des hommes forts », celle d’un « modèle chinois de contrôle autoritaire jugé préférable à une démocratie perçue comme désordonnée ». Mais il assigne la responsabilité essentielle de ces dérèglements aux « populistes » qui récupèrent les insécurités et menacent le monde d’un retour à un « ordre ancien, plus dangereux et plus brutal ». Ainsi, il épargne les élites sociales et intellectuelles (ses pairs…) qui créèrent les conditions de la crise — et qui, souvent, en profitèrent.

Un tel panorama comporte pour elles bien des avantages. D’abord, répéter que la dictature nous menace permet de faire croire que la démocratie règne, même si elle réclame toujours quelques ajustements. Plus fondamentalement, l’idée de M. Obama (ou celle, identique, de M. Macron) selon laquelle « deux visions très différentes de l’avenir de l’humanité sont en concurrence pour les cœurs et les esprits des citoyens du monde entier » permet d’escamoter ce que les « deux visions » qu’ils évoquent ont en partage. Rien de moins que le mode de production et de propriété, ou, pour reprendre les termes mêmes de l’ancien président américain, « l’influence économique, politique, médiatique disproportionnée de ceux qui sont au sommet ». Sur ce plan, rien ne distingue en effet M. Macron de M. Trump, ainsi que l’a d’ailleurs démontré leur empressement commun à réduire, dès leur accession au pouvoir, l’imposition des revenus du capital.

Ramener obstinément la vie politique des décennies qui viennent à l’affrontement entre démocratie et populisme, ouverture et souverainisme n’apportera aucun soulagement à cette fraction croissante des catégories populaires désabusée d’une « démocratie » qui l’a abandonnée et d’une gauche qui s’est métamorphosée en parti de la bourgeoisie diplômée. Dix ans après l’éclatement de la crise financière, le combat victorieux contre l’« ordre brutal et dangereux » qui se dessine réclame tout autre chose. Et, d’abord, le développement d’une force politique capable de combattre simultanément les « technocrates éclairés » comme les « milliardaires enragés » (19). Refusant ainsi le rôle de force d’appoint de l’un des deux blocs qui, chacun à sa façon, mettent l’humanité en danger.

Serge Halimi & Pierre Rimbert

(1) Francis Fukuyama, « Retour sur “La Fin de l’histoire ?” », Commentaire, no 161, Paris, printemps 2018.

(2) William Galston, « Wage stagnation is everyone’s problem », The Wall Street Journal, New York, 14 août 2018. Sur les destructions d’emplois dues à la mondialisation, cf. Daron Acemoğlu et al., « Import competition and the great US employment sag of the 2000s » (PDF), Journal of Labor Economics, vol. 34, no S1, Chicago, janvier 2016.

(3) Bob Davis et Dante Chinni, « America’s factory towns, once solidly blue, are now a GOP haven », et Bob Davis et Jon Hilsenrath, « How the China shock, deep and swift, spurred the rise of Trump », The Wall Street Journal, respectivement 19 juillet 2018 et 11 août 2016.

(4) Cité par Adam Tooze, Crashed : How a Decade of Financial Crises Changed the World, Penguin Books, New York, 2018.

(5) John Lanchester, « After the fall », London Review of Books, vol. 40, no 13, 5 juillet 2018.

(6) Jack Dion, « Les marchés contre les peuples », Marianne, Paris, 1er juin 2018.

(7) Yanis Varoufakis, Adults in the Room : My Battle With Europe’s Deep Establishment, The Bodley Head, Londres, 2017.

(8) Pierre Moscovici, Dans ce clair-obscur surgissent les monstres. Choses vues au cœur du pouvoir, Plon, Paris, 2018.

(9) Lire Frédéric Lordon, « Le jour où Wall Street est devenu socialiste », Le Monde diplomatique, octobre 2008.

(10) « Jean-Claude Trichet : “Nous sommes encore dans une situation dangereuse” », Le Monde, 14 septembre 2013.

(11) Adam Tooze, Crashed, op. cit.

(12) Drew Hinshaw et Marcus Walker, « In Orban’s Hungary, a glimpse of Europe’s demise », The Wall Street Journal, 9 août 2018.

(13) Lire Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant, « La nouvelle vulgate planétaire », Le Monde diplomatique, mai 2000.

(14) « Prime minister Viktor Orbán’s speech at the 25th Bálványos Summer Free University and Student Camp », 30 juillet 2014.

(15) Michael Ignatieff et Stefan Roch (sous la dir. de), Rethinking Open Society : New Adversaries and New Opportunities, CEU Press, Budapest, 2018.

(16) Éric Le Boucher, « Le salut par l’éthique, la démocratie, l’Europe », L’Opinion,Paris, 9 juillet 2018.

(17) Cité par Michael Steinberger, « George Soros bet big on liberal democracy. Now he fears he is losing », The New York Times Magazine, 17 juillet 2018.

(18) « Francis Fukuyama : “Il y a un risque de défaite de la démocratie” », Le Figaro Magazine, Paris, 6 avril 2018.

(19) Thomas Frank, « Four more years », Harper’s, avril 2018.