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Que deviendraient les animaux d’élevage si on arrêtait de les manger?
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Le revers de ce projet de société serait une disparition quasi inévitable des espèces domestiquées depuis onze milliers d’années.
«Imaginons que demain, on arrête de manger [les animaux d'élevage], qu'est-ce qu'on en fait, on les tue?» Samedi 6 octobre 2018. Sur le plateau de l’émission «Les Terriens du samedi!», après un débat houleux opposant deux militantes de la cause animale à un boucher, au vice-président de la FNSEA et à Yann Moix –qui lâche au détour d’une phrase: «L’homme, c’est le singe plus Dieu»–, Thierry Ardisson pose cette question.
Si l’interrogation peut sonner familière, c’est qu’elle est régulièrement formulée lorsque des antispécistes –qui souhaitent mettre fin à l’exploitation animale– sont invités dans une émission de débats. Le 1er avril 2016, lors d’un des tout derniers numéros de l’émission «Ce soir (ou jamais!)», intitulé «Scandales des abattoirs: faut-il arrêter le massacre?», Frédéric Taddeï posait exactement la même question à Brigitte Gothière, cofondatrice et porte-parole de l’association L214, qui a fait parler d’elle en diffusant des images terrifiantes d’abattoirs: «Admettons que, demain, on arrête de manger les animaux, on arrête de les tuer, qu’est-ce qu’on en fait?».
«Nous ne faisons pas forcément de grosse prospective sur la sortie de l’élevage, admet Sébastien Arsac, l’autre cofondateur de L214, contacté par Slate. C’est évidemment quelque chose qui nous intéresse, mais c’est encore très balbutiant aujourd’hui.» Pour lui, le nombre d’animaux de ferme devrait tout d’abord baisser mécaniquement avec l’évolution des pratiques alimentaires. Début septembre, une étude du Crédoc faisait état d’une diminution de 12% de la consommation de viande en France au cours de la décennie écoulée. Pour autant, les Français consomment toujours, en moyenne, 135 grammes de produits carnés par jour.
«Les consommateurs se détournent de la viande pour se tourner vers des options vegans sans cruauté, acquiesce Anissa Putois, chargée de communication de l’antenne française de People for the Ethical Treatment of Animals (Peta). Nous pensons que l’élevage va se réduire à mesure que la demande va diminuer. On ne se retrouvera pas avec des milliards d’animaux sur les bras.»
Zootechnie et «espèces mutantes»
Si les deux militants envisagent la fin de l’élevage comme un horizon lointain, qui serait atteint au terme d’une évolution très progressive, ce n’est pas le cas de Solveig Halloin. La porte-parole du collectif d’origine toulousaine Boucherie Abolition, qui faisait partie des deux invitées antispécistes de Thierry Ardisson, appelle de ses vœux l’abolition rapide de ce qu’elle qualifie de «permagénocide»: «Abolir l’élevage, ça peut être fait demain». Mais comment s’y prendre, concrètement?
«Ce n’est pas forcément la question à laquelle on a le plus réfléchi, on n’en est pas encore là, répond Aurore Lenoir, présidente et fondatrice de l'association Lumière sur les pratiques d’élevage et d’abattage (L-PEA). C’est un peu exagéré de nous opposer ce genre de soucis alors que la filière viande fait naître des millions d’animaux. Normalement, on ne devrait pas avoir autant d’animaux qu’on en a aujourd’hui.»
C’est souvent l’un des premiers arguments brandis par les antispécistes: les animaux d’élevage sont reproduits artificiellement, en nombre très élevé, pour les besoins de la consommation humaine. On estime ainsi à 1,3 milliard le nombre d’animaux élevés et abattus chaque année en France, dont 82% dans le cadre de l’élevage intensif. Qu’il s’agisse des couvoirs pour les volailles ou de l’insémination artificielle pour les élevages bovins et porcins –Solveig Halloin parle d’«industrie du viol procréatif»–, l’industrie de la production animale stimule les naissances pour accroître sa productivité.
Mais ce n’est pas tout. Les vaches, poules, cochons élevés dans nos fermes n’ont plus rien à voir avec leurs ancêtres qui vivaient jadis en milieu naturel. «Depuis le boom industriel après les années 1960, notamment via l’Inra –des savants fous payés par l’argent public–, la pratique de l’élevage a fait disparaître des milliers d’espèces, robustes et viables», explique Solveig Halloin. Depuis sa création en 1946, l’Institut national de la recherche agronomique (Inra) a mis au point via son département de génétique animale des techniques de manipulation génétique des espèces, détaillées dans ses manuels et enseignées aux étudiants en zootechnie –sciences et techniques de la sélection et de la reproduction des animaux de ferme. Des pratiques qui continueraient de réduire drastiquement la diversité des espèces.
Ainsi, selon un rapport de l’ONU pour l’alimentation et l’agriculture (FAO)publié en 2015, au moins 17% des 8.774 races d’élevage existantes à travers le monde risqueraient de s’éteindre, en partie à cause des manipulations génétiques en faveur des races les plus «compétitives». À force de modifier en laboratoire les caractéristiques génétiques de certaines espèces, la zootechnie aurait créé des «espèces mutantes qui ne sont pas viables» selon la porte-parole de Boucherie Abolition: «Pour les vaches, il y a des espèces “laitiarisées”, génétiquement modifiées pour qu’elles fassent beaucoup de lait. Elles ont développé d’autres caractéristiques, comme une grande fragilité osseuse». Anissa Putois abonde: «Ce sont des espèces faites pour que le rendement soit aussi important que possible, manipulées pour produire de plus en plus de lait ou d’œufs». Avec à la clé toute une série de maladies cardiaques ou encore digestives, en faisant des sortes de «chimères» selon Sébastien Arsac.
«Violence industrielle»
Ancienne éleveuse, sociologue à l’Inra et infatigable critique des mouvements antispécistes, Jocelyne Porcher ne dit pas autre chose. Pour elle, la reproduction artificielle d’espèces d’élevage génétiquement modifiées est le fait de la «violence industrielle» contre laquelle elle dit se battre depuis vingt ans: «Depuis le XIXe siècle, l’élevage a été écrasé par la production industrielle, qui a massacré des tas de races. Par exemple, en élevage de porcs, il ne reste plus que six races en France. Les porcs de Bayeux et du Limousin sont en train de s’éteindre, jusque-là ils étaient protégés par les paysans. La biodiversité génétique a été piétinée mais c’est justement un enjeu qu’elle puisse se refaire».
Avant l’ère industrielle, quasiment chaque région française avait sa propre race porcine et toutes étaient élevées à l’air libre. Pour les militants antispécistes, pourtant, l’ennemi n’est pas l’industrie de la production animale mais bien l’élevage dans son ensemble, même paysan. Ainsi Solveig Halloin avance que «le principe même de l’élevage est la maîtrise de la natalité». Même son de cloche chez L214: «Si on remonte 10.000 ans en arrière, la domestication des animaux s’est faite avec un contrôle total des naissances».
Si demain on mettait fin à l’élevage, faudrait-il abattre les enclos des fermes et laisser chèvres et moutons gambader librement à travers forêts et villages? Aucun des activistes de la cause animale interrogés ne l’envisage comme une solution. «Ce sont des espèces domestiquées qui peuvent à peine se reproduire elles-mêmes, se déplacer, puisqu’elles ont été manipulées et sélectionnées, développe Anissa Putois. Elles auraient vraiment du mal à s’adapter dans la nature.» Peu d’études scientifiques se sont penchées sur une possible réinsertion d’espèces d’élevage en milieu sauvage mais, les activistes en sont conscients, la plupart des animaux domestiqués par les humains depuis 11.000 ans survivraient difficilement par eux-mêmes.
Sociologue à Montpellier, Marianne Celka a publié cette année Vegan Order. Des éco-warriors au business de la radicalité aux éditions arkhê. Un ouvrage qui retrace la généalogie et l’évolution des mouvements antispécistes, que la chercheuse préfère désigner sous le terme plus global d’«animalistes». «Le projet animaliste n’est pas de relâcher [les animaux de ferme] dans la nature, confirme-t-elle. Ces animaux n’ont d’existence que dans le cadre de la domestication. Leur projet, c’est de gérer les animaux actuellement vivants en les laissant mourir dignement, petit à petit, avec compassion, et cesser d’en faire naître.»
Des sanctuaires pour mourir
Où faudrait-il alors les laisser mourir? La réponse pourrait se trouver dans les refuges pour animaux créés par des militants de la cause animale depuis le début de l’ère industrielle. Aujourd’hui, de tels lieux se développent de plus en plus. Ils se comptent par dizaines dans l’Hexagone selon L214, qui en recense plusieurs sur son site internet. Certains ont été ouverts par des structures qui militent pour le bien-être animal au sein de l’élevage et non pour l’abolition de celui-ci, comme l’ONG Welfarm qui a créé la ferme de La Hardonnerie. D’autres sont le fait de militants plus radicaux. L’association lyonnaise 269 Libération Animale, en faveur de l’«abolition pure et dure» de l’élevage, a ouvert deux «sanctuaires» qui ont accueilli «409 individus extraits des abattoirs depuis un an et demi», indique Ceylan Cirik, cofondateur de l’association.
La quarantaine de vaches, cochons, poules, canards ou lapins qui peuplent ces «petits paradis» ont été subtilisés dans des élevages, «sauvés» selon les mots des militants, comme le montrait un reportage diffusé récemment dans l’émission «Complément d’enquête» sur France 2. «C’est quand même une activité très marginale, c’est une poignée de personnes qui s’engagent dans des actions illégales, criminelles à l’endroit de la propriété privée», souligne la sociologue Marianne Celka. L’association L-PEA a recours à des méthodes similaires à celles de 269 Libération Animale depuis l’ouverture de son propre sanctuaire cet été, Little Phoenix Sanctuary. Si, à l’origine, l’existence de ce refuge se justifiait par «l’urgence de l’accueil», des lieux comme celui-ci pourraient tout à fait devenir un outil de «transition» vers une société post-élevage.
«Les sanctuaires, c’est exactement comme des hôpitaux, estime Solveig Halloin. Il y en a besoin pour recueillir des individus polytraumatisés, mutilés.» Ces lieux où les animaux seraient considérés non plus comme des ressources mais comme des individus à soigner pourraient-ils s’ériger en modèle viable? Marianne Celka en doute: «Ce n’est pas envisageable, dans le système économique capitaliste actuel, qu’on élève des animaux juste pour le plaisir de les regarder, le coût financier serait gigantesque». Pour couvrir ce coût, Aurore Lenoir a sa petite idée: «La filière viande, qui ne génère pas de profits, ne survit qu’artificiellement grâce aux subventions européennes. Celles-ci pourraient être allouées à des sanctuaires, pour corriger ce qu’on a fait aux animaux pendant des décennies».
Quoi qu’il en soit, la question ne se poserait pas bien longtemps. «C’est un moyen de transition vers une société où il n’y aurait plus besoin de libérer les animaux, précise Marianne Celka. Si une société de type abolitionniste [sans élevage, ndlr] se met en place, il n’y aura plus de nécessité d’avoir des refuges.» Ce que confirme Ceylan Cirik: «On ne va pas en faire des animaux de compagnie pour nous divertir. Qu’on laisse les animaux en paix».
«Fermer le robinet»
Les sanctuaires ne seraient qu’une modalité transitoire pour éviter aux animaux de trop grandes souffrances en attendant leur extinction. Car s’ils ne vivent ni dans la nature ni dans ces refuges, c’est bien le sort qui leur sera réservé dans une société post-élevage. «Ces millions, milliards d’individus qui sont sur le sol de la planète ne seront plus au monde, prophétise Solveig Halloin. On n’a pas à réguler leur nombre. Il est artificiellement créé. L’élevage est un système clos qui repose sur un interventionnisme humain total.»
Selon elle, il suffirait de «fermer le robinet» de l’élevage, c’est-à-dire la reproduction industrielle d’espèces génétiquement modifiées et affaiblies, lesquelles seraient alors logiquement amenées à disparaître. «Pour les militants abolitionnistes, l’idée de faire naître des animaux pour in fine les abattre n’est pas compatible avec le bien-être animal, analyse Marianne Celka. C’est un gros paradoxe inhérent à la posture abolitionniste: ils avancent une proposition de non-existence des animaux [de ferme] pour leur bonheur.»
Une perspective qui scandalise l’ancienne éleveuse désormais sociologue à l’Inra Jocelyne Porcher: «C’est un projet extrêmement violent sous prétexte de respecter les animaux, c’est immoral par rapport à la dette qu’on a vis-à-vis des animaux domestiques. C’est grâce à eux qu’on mange et qu’on est devenus humains. Tout ce que les antispécistes trouvent à faire, c’est les abandonner». Tous les militants sollicités assument l’hypothèse d’une extinction de ces espèces. «Ce qui nous importe, c’est que les animaux ne souffrent pas, se défend Aurore Lenoir. Je ne vois pas l’importance de conserver des races si ce n’est par orgueil humain, comme une collection de timbres.»
La chercheuse Marianne Celka voit dans ce choix un certain «positivisme»: «L’animalisme est un humanisme exacerbé, obèse de la question animale. On va chercher à traiter de manière plus humaine les animaux pour exister de manière encore plus humaine, même si ça implique un “mal nécessaire”. Il y a un rejet radical de l’idée même de souffrance».
Pour Sébastien Arsac de L214, la question de la disparition des milliers d’espèces d’élevage qui existent aujourd’hui est un «épouvantail» agité pour «décrédibiliser» le mouvement antispéciste: «L’élevage fait disparaître des animaux autant qu’il en fait naître». Et le militant de rappeler le véritable enjeu civilisationnel qui se pose à l’espèce humaine: «On a l’aiguillage entre les mains. En quelques mois, on décime plus d’animaux qu’il n’y jamais eu d’êtres humains sur cette planète. La priorité est là».