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"Insomnie", la nouvelle d’Hervé Le Corre pour "Ford Blanquefort Même pas mort"
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://rue89bordeaux.com/2018/11/insomnie-nouvelle-dherve-corre-ford-blanquefort-meme-mort/
Fictions, analyses sociologiques et économiques, humours et dessins de presse sont à découvrir dans l’ouvrage publié par les éditions Libertalia. Les profits de la vente du livre, coordonné par Béatrice Walylo et Philippe Poutou, vont à l’association de défense des emplois Ford. Rue89 Bordeaux en publie un extrait : « Insomnie » d’Hervé Le Corre.
« Se reconnecter entre nous et reconstruire notre camp social. » C’est avec cette volonté que les coordinateurs du livre Ford Blanquefort Même Pas Mort (Editions Libertalia) ont réuni des textes et dessins inédits d’horizons bien divers.
Les émouvantes nouvelles de François Morel, Hervé Le Corre et Sorj Challandon se mêlent aux verves et analyses des sociologues Pinçon-Charlot, du directeur de publication du Monde Diplomatique Serge Halimi. Les hésitations de la chanteuse Juliette rencontrent les saillies humoristiques de Guillaume Meurice et de Didier Super.
Bénévolats et inédits
On retrouve aussi une série de dessins produite pour le journal ouvrier de la CGT Ford. Année après année, cette feuille de chou appelée « Bonnes Nouvelles » (412 numéros à ce jour), récupérait des dessins de presse dont elle adaptait la légende. La récente crise qui touche l’usine a poussé ses rédacteurs à contacter directement des dessinateurs et caricaturistes. Large, Urbs, Visant, Lasserpe, Faujour mais aussi Plantu ont dit oui. Tous bénévolement, tous avec des productions inédites.
L’occasion de donner corps à la fierté et à l’honneur de la vie ouvrière alors que le combat pour une reprise viable continue. Les profits vont à l’association de défense des emplois de Ford. Rue89 Bordeaux publie la nouvelle d’Hervé Le Corre. « Insomnie » est une fiction de l’auteur bordelais, membre par ailleurs du jury du concours de nouvelles #Bordeaux 2050, qui revient sur les nuits angoissantes de Marco alors que les menaces planent sur son usine, son emploi, son couple, ses crédits, sa maison…
« Insomnie », par Hervé Le Corre
Marco ne dort pas. Il regarde au plafond les lueurs floues jetées par les persiennes, comme une vapeur d’insomnie. Ou bien, se tournant sur le côté, les chiffres verts du radio-réveil.
Compte à rebours.
L’usine va fermer.
Marco écoute la nuit. Les craquements de la maison, la circulation au loin sur la route. Une voiture qui file. Le rugissement d’une moto. Il épie son souffle à elle, à côté, qui lui tourne le dos. Il a peur de l’entendre s’arrêter. Il a peur qu’un silence définitif s’abatte sur lui. Une nuit sans écho ni aucune lueur. Il pose sa main sur son bras, le sent se soulever. Chaleur douce. Elle s’appelle Laurence.
Avant, jamais Marco n’a songé qu’il pourrait la perdre et voir tout s’effondrer autour de lui. Avant, Marco ne se posait jamais ce genre de questions.
Marco se lève. Il aime le froid du carrelage sous ses pieds. Il marche dans le couloir, son cœur bat plus vite, s’emballe presque. Il s’approche de la porte et l’ouvre doucement. Trois ans que la gosse est partie vivre sa vie. Mais il écoute quand même cette obscurité comme si une respiration d’enfant allait y souffler. Il ne sait pas pourquoi il fait ça.
Avant, en cas d’insomnie, il venait entendre cette respiration comme celle de la vie même.
Marco boit au robinet de l’évier, se mouille la figure, la nuque, puis s’assoit à la table et regarde autour de lui les meubles qu’il a montés et installés lui-même et il repense à tout ce qu’il a fait dans cette maison pour l’embellir. Il sait tout faire. Tu as de l’or dans les mains, on lui dit souvent. Il répond que c’est rien, qu’il a appris tout ça avec son père, qu’il n’a aucun mérite. Il dit ça mais au fond de lui il est fier. La plomberie, le carrelage, la cloison cassée pour ouvrir la cuisine à l’américaine, la salle de bains, la terrasse. Ils auront fini de payer tout ça dans cinq ans.
Marco ne sait pas ce qu’ils feront dans cinq ans. Marco ne sait pas dans cinq ans s’ils vivront encore dans cette maison à laquelle il a tant travaillé. Il ne sait pas s’ils pourront vivre dans cette maison. La paye de Laurence ne suffira pas. Une paye d’infirmière. Il dit comme ça, lui. Une paye. Son père touchait sa paye. C’est jour de paye, il disait à sa mère, inquiète souvent à la fin du mois. T’en fais pas. Mais sa mère s’en faisait toujours du souci, du mouron, du mauvais sang. Elle tenait les comptes sur un petit carnet, elle essayait de mettre un peu de côté mais ce n’était pas toujours possible. Des fois, il fallait taper dans les économies. Une paye d’ouvrier. Va élever quatre enfants avec ça sans te soucier. Les riches croient qu’avec les allocs c’est du nanan. Connards de riches. Et les journalistes commentent le soir à la télé la hausse du pouvoir d’achat. Crétins de journalistes.
Marco sent la colère taper dans sa poitrine. Il va avoir du mal à se rendormir.
À deux, ils y arrivent. Ça va. Font pas de folies, comme on dit. On s’arrange. On s’organise. Le bonheur ? Il ne sait pas trop ce que c’est, mais oui, par moments. Par exemple l’an dernier en Bretagne, cette maison tout près de la mer louée avec des copains. Les soirées sans fin à savourer le temps qui passe, à refaire le monde, aussi, qui en a bien besoin.
Marco sourit à ces souvenirs, tout seul à trois heures du matin dans la cuisine, vêtu d’un caleçon à fleurs rouges et d’un vieux tee-shirt Motorhead.
Avant, Marco était un type souriant. Le mec cool, si vous voulez.
Avant, Marco repoussait ses inquiétudes d’un revers de la main comme on chasse une guêpe. Pas insouciant, non. On ne tue pas une guêpe parce qu’on la chasse.
Avant, par exemple, Marco aimait son boulot. Il faisait ça de son mieux, comme quand il bricolait à la maison. Il s’appliquait. Il n’ignorait pas que son intelligence, son savoir-faire, son soin, son efficacité étaient exploités par la boîte, mal payés, jamais reconnus. Marco savait tout ça. Il savait exactement sa place dans le mode de production capitaliste, comme on dit.
Déjà, Marco haïssait, méprisait les patrons, les darons, les actionnaires, toute cette nuée de profiteurs d’ici ou de l’autre côté de l’Atlantique. Sans parler de la plupart des cadres, des petits chefs qui veillaient au grain dans l’usine, qui pensaient ne pas être sous le marteau parce qu’ils s’étaient placés du côté du manche. Tout ce petit personnel aux ordres sans lequel aucun pouvoir, aucune oppression ne saurait se maintenir.
Avant, Marco pensait peut-être que savoir tout ça, éprouver tout ça, protégerait du mauvais sort. Un peu comme ces formules magiques auxquelles pourtant il n’a jamais cru. Auxquelles pourtant on aimerait croire, parfois. Avec les copains, les amis, les camarades, ils parlent de conscience de classe. De rapport de forces. Savoir ce qu’on est, ensemble. Identifier l’adversaire. Lutter contre lui. Se tenir les coudes. Penser qu’on finira par être victorieux.
Avant, on arrivait à faire reculer l’ennemi. À le tenir en respect. En respect de qui ? De quoi ?
D’une parole ? Des femmes et des hommes au travail ?
L’ennemi ne respecte rien. L’idée même doit le distraire beaucoup de ses calculs cyniques comme une bonne blague pendant une pause-café. Sauvages encravatés, barbares à sang froid, prédateurs sans état d’âme. Une armée de tueurs tranquilles s’est déployée sur toute la planète. Pas d’armes. Mais des schémas, des courbes, des objectifs de profits cachés dans la mémoire de leurs ordinateurs portables, projetés sur des écrans pendant les réunions d’état-major. Il n’est plus vraiment nécessaire de tirer sur la foule pour la soumettre. Il suffit de la fatiguer, de connaître son degré d’usure, de calculer son point de rupture. Puis d’arracher, une fois qu’elle aura commencé à vaciller, son consentement.
L’ennemi est en train de mener, et de gagner, une lutte des classes dont il a toujours nié la réalité.
Marco se lève. Il éteint la lumière et reste un moment dans le noir. Il pourrait se croire seul au monde dans une nuit qui ne cessera plus. Il y a des moments où la solitude l’enferme dans une cloche de verre sous une lumière artificielle. Où les visages des autres sont flous et leurs voix si lointaines. Malgré la sono, les slogans. Et la ville autour d’eux qui s’écoule sur les trottoirs en une foule aveugle et sourde et lente de consommateurs. Bienvenue à Zombie-land.
La nuit en plein jour qui le suit comme son ombre, parfois.
Il frissonne puis revient dans la chambre et se couche prudemment pour ne pas la réveiller.
— Tu dors pas ?
— Non.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Rien.
Elle soupire.
— Viens.
Elle le prend dans ses bras. Il la serre contre lui.
— Il faut dormir. Je suis au bloc de huit à onze, bordel. Avec ce con de Lambert.
— Et nous on envahit le conseil régional à dix heures.
— Cassez-leur la gueule.
— C’est pas l’envie qui manque. À eux et à d’autres. Si au moins ça servait à quelque chose. C’est comme si tu plantais ton chirurgien d’un coup de bistouri.
Elle rit en silence.
— Rien que d’y penser, ça me fait du bien. Allez. On pionce.
Elle se retourne brusquement. Il sait qu’elle va se rendormir aussitôt.
Il se demande ce que ça lui ferait de gifler un président quelconque. Ou un ministre. Si ça le soulagerait. Ou même de le prendre par le col et de lui secouer la paillasse, puis de l’accrocher à un portemanteau. Devant des caméras, tiens. Comme le coup de la chemise arrachée. L’autre type escaladant une clôture pour échapper à ce que tous les chiens de garde et leurs maîtres avaient dénoncé sur le même ton indigné comme une intolérable violence… Il se souvient d’avoir applaudi devant son écran en découvrant les images, ce soir-là.
Parce que perdre son boulot, se faire lourder comme un malpropre, jeter comme un mouchoir usagé, gazer et matraquer par les flics comme ça arrive souvent c’est pas violent, sans doute. Ne pas savoir de quoi demain sera fait relève probablement de la belle incertitude du sport, et s’en inquiéter témoigne d’un attachement archaïque au monde d’avant, comme ils disent : un vrai boulot, de quoi vivre dignement, de quoi voir venir, un peu…
Parce qu’eux, pour ce qui est de voir venir, ils savent y faire : profits maximums, fraude fiscale, fortunes démentes, dividendes garantis. Corruption. Complicités innombrables. C’est censé nous ruisseler sur la gueule, le jour où l’envie leur prend de pisser par-dessus le bastingage de leur yacht. Et ils savent soigner les garde-chiourmes, les directeurs paranos, les DRH pervers, les journalistes des grands médias attachés à leur niche, tour à tour mordants ou rampants, selon qui s’approche…
Marco sent son cœur battre follement de colère et d’impuissance, allongé dans le noir à côté de la femme qu’il aime, dans cette maison où ils ont essayé de construire une vie, modeste et pas trop moche, comme beaucoup d’autres, gens de peu et autres pauvres diables moins vernis, ceux qui, pour le petit marquis élu président ne sont rien, seulement des quidams corvéables qu’il faut tirer de leur paresse et jeter les uns contre les autres dans une compétition permanente arbitrée par les patrons, filmée par la télé.
Il enrage, Marco, et il aimerait comprendre pourquoi les camarades et lui se sentent si seuls par moments à penser ce qu’ils pensent, à faire ce qu’ils font, lutter, encourager, entraîner les collègues, les copains. Il se sent encore du courage, ça oui, poussé par cette colère, cette révolte, cet écœurement, et puis cette conviction que le monde doit changer de base, comme dit la chanson. Tant qu’il est encore temps.
6:37. Chiffres rouges.
Marco n’a pas dormi.
Il se lève. Debout, il se sent mieux. Le jour se lève et filtre aux persiennes. Une folie de merles vocalise dehors.
Aujourd’hui, ça ira.
Ça ira.