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De Riace à Rio, la voie légaliste du fascisme
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https://lundi.am/De-Riace-a-Rio-la-voie-legaliste-du-fascisme
Serge Quadruppani
Si le réformisme social-démocrate avait eu encore le moindre avenir, le « modèle Riace » aurait été promu par la « gauche » partout en Europe, en particulier en Europe du Sud. Pour qui l’ignorerait encore, Riace est un village de Calabre où, en échange des 35 euros journaliers alloués par l’Etat pour chaque migrant et utilisés (et détournés) partout ailleurs pour créer des camps et casernements infâme, le maire et l’association créée pour l’occasion ont fait revivre un village déserté en rénovant les appartements et créé un moulin, des ateliers coopératifs travaillant le verre, le papier, la broderie… l’afflux de la nouvelle population a entraîné la création d’une crèche, une école, des dispensaires, un restaurant, une bourse du travail, les bars ont rouvert et la population ancienne et la nouvelle se sont mêlées, certes non sans heurts mais la plupart du temps avec un plaisir visible. Poursuivi pour des délits qui relèvent tous d’une certaine inattention aux procédures et en aucun cas d’un enrichissement personnel, Mimì Lucano, le maire, est maintenant interdit de séjour dans son propre village.
Salvini, le ministre de l’Intérieur de la Ligue a prétendu « déporter » (c’est son mot) dans des camps les migrants vivant à Riace mais il a reculé devant les protestations nationales et internationales. Cette attaque étatique menée au nom de la légalité a ceci de particulier qu’elle vise à ramener les exilés dans un système d’hébergement où la présence de la mafia est notoire (lors d’une enquête dite « Mafia Capitale », l’un des chefs du réseau d’influence mafieux romain a été écouté disant « les immigrés, ça rapporte plus que la drogue »). Tout comme l’attaque judiciaire contre Dilma Roussef puis contre Lula a abouti à porter au pouvoir des partis largement aussi corrompus (et sans doute bien plus) que le Parti des travailleurs. Tout comme l’opération Mani Pulite qui, à l’orée des années 90, remodela la classe dirigeante italienne, eut pour résultat de mettre le si honnête Berlusconi aux manettes pour 20 ans.
Invité par le maire de Naples, soutenu par Repubblica, Mimì est aujourd’hui le nouveau héros de cette post-gauche qui est pourtant à l’origine des poursuites judiciaires contre lui : c’est en effet sous les gouvernements précédents, qu’elles ont été lancées, sous les prétextes les plus fallacieux, tels que l’accusation de battre monnaie : il avait en effet créé une monnaie locale, acceptée par les commerçants du cru, qui étaient remboursés en euros dès l’arrivée des aides gouvernementales toujours lentes à venir (mais il est vrai que sur les billets figuraient Mandela, le Che et Rosa Parks entre autres). Et un Saviano, qui lui tresse maintenant des lauriers, a pourtant été l’un des principaux hérauts du justicialisme, seul discours distinguant la post-gauche néolibérale de la droite de droite. L’obsession de mettre Berlusconi en prison, la lutte anticorruption, l’invocation de la légalité, la légalité, la légalité, ont accompagné une entreprise de démolition systématique de droits sociaux obtenus en particulier durant les luttes des années 60 et 70 – luttes certes peu respectueuses de la légalité, la légalité, la légalité. C’est encore au nom des discours anticorruption que la racaille de politicards aux commandes du Mouvement 5 étoiles s’est retrouvée en position de soutenir les fascistes de la Ligue. Quand on voit comment ils abandonnent leurs promesses électorales face aux luttes de territoire dont ils avaient su capter l’énergie (contrairement à ce qu’ils avaient juré, ils ne s’opposent plus au gazoduc qui irait du Salento à la Suisse, et ils envoient déjà des signaux contradictoires concernant la vallée de Susa), quand on voit comment ils ont gouverné Rome, on peut deviner le crédit que méritent leurs braillements anti-corruption et antimafia.
Notons au passage, en riant jaune, que c’est ce gouvernement réactionnaire qui ose mettre en avant la résistance aux diktats ultralibéraux de Bruxelles, et se lance dans l’instauration du revenu garanti, deux orientations politiques dont la post-gauche n’a jamais eu le courage !
Pas plus que Mimì Lucano, Lula et Dilma Roussef ne se sont enrichis personnellement. Mais la comparaison s’arrête là. Certes, les deux ex-présidents n’ont fait que se soumettre à une corruption généralisée dont les gouvernants brésiliens actuels et à venir ont profité et profiteront largement. Bien plus grave, comme l’explique un autre article de lundimatin, ils se sont soumis aux diktats de l’agro-alimentaire et des investisseurs internationaux, ce qui, malgré quelques bienvenues mesures de soutien, a globalement aggravé la condition des plus pauvres et ouvert la voie aux exactions des escadrons de la mort. Si le maire de Riace mérite toute notre solidarité, Lula et Dilma sont co-responsables de la situation actuelle du Brésil, où les défenseurs locaux de l’environnement en sont à compter sur les capacités de raisonnement de l’agro-alimentaire et de l’armée pour préserver l’Amazonie.
Montrer la bassesse personnelle des dirigeants est une chose, faire du discours anticorruption le centre d’une politique est une orientation qui étale aujourd’hui sous nos yeux son inanité. C’est le capitalisme lui-même qui est porteur d’une corruption essentielle, celle des passions humaines dans la vilénie accumulatrice et exploiteuse, c’est son ordre juridique qui en définit les contours à son profit : l’économie de la drogue le prouve depuis longtemps. Et que dire du légalisme, sinon qu’il est devenu l’un des raccourcis les plus fréquentés vers ce que, faute de mieux, on appelle ici « fascisme ». Car comme l’ont montré les manifestations de femmes à Rio ou de soutiens aux migrants à Palerme et à Riace même, de multiples forces de résistance existent, au Brésil et en Italie, comme dans l’Amérique de Trump, qui peuvent rendre instable et résistible le pouvoir des réactionnaires. On ne s’oriente pas, même en Turquie, même en Russie, vers l’instauration de pouvoirs absolument totalitaires. Leur pouvoir, ils l’ont conquis surtout par défaut : reste à construire de nouvelles offensives, dans les zad, les usines et les forêts. Mais dans les batailles à venir, il nous faudra forger des concepts nouveaux, autres que celui du fascisme historique, pour comprendre la montée du libéralisme autoritaire et de ses différentes variantes, plus ou moins despotiques.
En attendant, s’il y a quelqu’un qui risque de faire les frais, en janvier, de ce cours catastrophique du monde, c’est bien Cesare Battisti. On se souvient qu’au début du siècle, c’est au nom de la légalité et du respect de la chose jugée que se sont acharné sur lui tous les représentants de la post-gauche italienne. Il faut dire qu’elle n’a jamais digéré qu’un mouvement social ait remis en cause, dans les années 60-70, l’hégémonie sur la culture et le travail dont elle jouissait alors, quand elle n’était pas encore tout à fait « post », mais préparait son passage du stalinisme au centre-droit. Comme pour montrer l’unification internationale du légalisme et du fascisme Salvini a salué la victoire de Bolsonaro en réclamant immédiatement le retour de Battisti dans les geôles italiennes. Le destin personnel de notre ami peut être considéré comme emblématique des exactions que risquent de subir des millions de prolétaires et d’opprimés. Emblématique dans le sens que leur assassinat, direct ou à petit feu, sera, pour eux comme pour lui, commis la plupart du temps au nom de la loi.