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Italie du Sud: un an et demi de lutte contre le gazoduc transadriatique
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
https://mauvaisetroupe.org/spip.php?article226
Au format pdf : https://mauvaisetroupe.org/IMG/pdf/no_tap.pdf
Avec une pierre, un bout de bois, un morceau de métal ou à mains nues, ils frappent. En rythme ou frénétiquement, ils s’acharnent, de toutes leurs forces, à chahuter les inamovibles grilles. L’ombre des barreaux que les spots à l’intérieur de l’enceinte projettent aux pieds des manifestants vacille au rythme des coups. Ils tapent contre le métal, contre la résignation, malgré le déséquilibre criant des forces en présence. La battitura, ce chahut contre la fatalité du chantier, a intégré le quotidien de la petite commune de Melendugno. Elle a un goût de déjà vu, tant la pratique est caractéristique des protestations contre les travaux du TAV [1] dans le Val Susa à 1200 km de là. Il n’y a pas de ligne TGV prévue dans les Pouilles. Il y a en revanche, depuis un an et demi, un chantier ultra-militarisé qui ressemble à s’y méprendre à celui qui pollue depuis 2011 la vallée piémontaise. Des grilles de trois mètres de haut et de dix centimètres d’épaisseur, fichées dans d’énormes blocs de béton, en délimitent le périmètre actuel. Elles sont, ici aussi, surmontées de barbelés aux lames de rasoir brillantes, prolongées sur une vingtaine de mètres par un impressionnant filet anti-projectiles. L’absence totale de relief, propre au talon de la botte italienne, donne à ce camp retranché un air encore plus inexpugnable.
Le chantier de San Basilio
Il est 22 heures ce 14 août 2018, et les rangées d’halogènes surpuissants des gardes du chantier ont réussi à ruiner le poétique clair-obscur estival qui nous accompagnait dans notre marche. Depuis le port de plaisance de San Foca et sa mer azur, nous nous sommes glissés entre les oliviers, nous avons longé les murs de pierres sèches, admirant les drapeaux du mouvement flotter au faîte de l’impressionnante tour de San Basilio. Puis, d’un seul coup : plus rien. Plus rien que l’architecture carcérale de ce bastion et la poussière d’un sol nu que piétinent carabiniers, vigiles et autres DIGOS [2]. Dans leur dos, effacés dans l’obscurité, on devine quelques silos, et une cuve de retraitement des eaux : le chantier du TAP.
Le Trans Adriatic Pipeline, l’une des plus grosses infrastructures énergétiques en construction dans l’Union Européenne ; l’ultime tronçon d’un gazoduc de 5000 km qui, des gisements de la mer Caspienne en Azerbaïdjan, traverserait la Géorgie, la Turquie, la Grèce et l’Albanie puis la mer Adriatique, pour finalement débarquer en Italie aux environs de Lecce.
Ses partisans prétendent qu’il permettra d’alléger la dépendance de l’U.E. vis-à-vis du gaz russe. Des considérations géopolitiques dont n’ont cure l’immense majorité des habitants du Salento, qui subissent en revanche de plein fouet la nouvelle passion capitaliste pour le « mix-énergétique ». Aux flopées de centrales éoliennes et photovoltaïques qui ont déjà colonisé le sol rocailleux de la péninsule, s’ajouterait donc l’énorme tranchée du TAP où circuleraient sans trêve des millions de mètres cube d’énergie fossile. Les promoteurs ont prévu de creuser un tunnel d’un kilomètre et demi pour ne pas défigurer les plages touristiques de San Foca. Puis, après un trajet de huit kilomètres dans les terres, le tube rejoindrait un site de 12 ha où serait bâtie une centrale de dépressurisation du gaz. Un autre tronçon de 55 kilomètres serait ensuite construit vers le nord, afin de connecter le TAP au réseau gazier italien et européen. Des travaux titanesques qui sont, ce mois d’août, totalement interrompus. Il faut bien le reconnaître, non pas du fait des manifestants, mais du fait du tourisme.
Entre juin et septembre, un décret préfectoral interdit en effet aux camions et aux machines de travailler. On imagine mal la poussière, les déploiments policiers et les camions au milieu des plagistes en goguette. Pourtant, malgré cette « _pause_ », des centaines de No TAP continuent, impassibles, à tambouriner sur les grilles. S’ils sont là, ce n’est pas seulement pour témoigner encore une fois de leur refus du projet. Aujourd’hui, la manifestation est également un hommage à l’une des leurs_ : une jeune No TAP décédée il y a un an dans un accident de voiture en rentrant du presidio [3]. Peu importe que sa mort n’ait au fond rien à voir ni avec le TAP, ni avec les exactions de la police, le presidio porte désormais son surnom, « la Peppina », et la population défile aujourd’hui pour honorer son souvenir. C’est pour cela que le cortège mettra plus de six heures à parcourir le petit kilomètre qui sépare les plages de San Foca du chantier : son rythme est celui d’une marche funèbre. À l’avant, certains brandissent de grandes photos du visage de la disparue. Des prises de parole émues rappellent la peine des uns et des autres, et les expériences partagées avec la défunte. Des réactions que l’on n’imagine guère en France, où une certaine pudeur militante nous enjoint trop souvent de mettre nos émotions à la cape. Pourtant, n’est-ce pas aux possibilités d’expression des liens qui s’y sont tissés que l’on reconnaît aussi la force d’une lutte ? La battitura faiblit un peu désormais, le rassemblement se disloque et quelques feux d’artifice tirés en direction de la police rebondissent sur le métal des grilles. Ce soir, les escarmouches en resteront là, et chacun s’embrasse en se promettant de se retrouver en novembre, quand la lutte reprendra de la vigueur avec l’arrivée probable du tunnelier.
Les oliviers
Dans tout le bassin méditerranéen, les oliviers délimitent autant le périmètre d’un climat que d’une culture. Dans le Salento, ils ont persisté là où la vigne, le grain et le tabac ont peu à peu disparu. Aux dix millions qu’ils sont, enracinés sur cette terre desséchée, ils occupent le terrain, et constituent, ce faisant, le premier rempart face à tous les aménageurs. Les travaux du TAP en menacent à eux seuls une dizaine de milliers. Ainsi, l’arbre d’Athéna est-il devenu ici symbole de résistance. Chaque famille en possède quelques dizaines sur de petits lopins, et leur charge affective s’avère d’autant plus forte que bon nombre de sujets, pluri-centenaires, constituent de véritables ponts entre les générations. En automne 2013, alors que les magnats du gaz arrêtaient tout juste leur choix sur l’itinéraire italien du gazoduc, l’olivier salentin s’était déjà retrouvé au cœur d’une âpre bataille. La région des Pouilles, de conserve avec l’Union Européenne et le gouvernement, venait de décréter que la maladie qui touchait depuis des mois les arbres de la région nécessitait la mise en place de mesures drastiques, au nombre desquelles l’arrachage de tous les arbres dans un rayon de cent mètres autour d’un sujet infecté, et l’obligation d’intenses pulvérisations d’insecticides. Sauf que ce brutal plan de sauvetage reposait sur une hypothèse pour le moins controversée, selon laquelle la cause de ce mal serait imputable à la seule bactérie Xyllela Fastidiosa. À l’inverse, les scientifiques évoquent une multiplicité de facteurs pathogènes, notamment la présence de mouches et de champignons sur lesquels il semble possible d’agir sans raser frénétiquement tous les arbres. La baisse des défenses immunitaires de ces derniers serait également en cause, une faiblesse qui proviendrait… de la dégradation des terres, résultant elle-même d’un usage immodéré des pesticides.
Il n’en fallait pas plus pour révolter les oléiculteurs et la population salentine, qui descendra plusieurs fois dans la rue aux cris de « défendons les oliviers » ; des mesures gouvernementales, s’entend. En mars 2015, ils seront 4000 dans les rues de Lecce. Un peu plus tard, des paysans bloqueront les coupes [4] avant qu’un ensemble de recours administratifs ne finissent par suspendre les mesures d’abattage. Mais derrière cette prévenance gouvernementale, bon nombre de Salentins suspectent des velléités moins avouables comme le désir d’en finir avec la petite production d’huile familiale. Laquelle ne demande en effet ni renouvellement des plants chez les semenciers, ni pulvérisation massive de produits phytosanitaires pour fournir une huile délicieuse, de l’avis général. L’agro-industrie de l’olive, ne pouvant rivaliser avec la générosité d’un tel héritage, ne verrait donc pas d’un mauvais œil une tabula rasa qui rendrait ses jeunes plants et ses méthodes de production indispensables. Sans compter que sur l’autre versant du nid de vautour, l’industrie touristique, très expansive dans la région depuis les années 90, ne cracherait pas sur l’acquisition d’importantes surfaces foncières à quelques kilomètres des superbes plages de l’Adriatique et de la mer ionienne. C’est dans ce contexte de tensions, que commencent, au printemps 2017, les préparatifs du chantier TAP.
Des ouvriers, tronçonneuses au poing, entament les importantes tailles préalables au déracinement des oliviers sur le site du futur chantier. Green-washing oblige, on parle de « déplacement » et non d’arrachage, même si la survie des sujets excavés est largement sujette à caution. Mais la brutalité des images ne se verdit pas. Les Salentins découvrent, scandalisés, ces troncs amputés de toutes leurs branches et aux racines réduites à leur plus simple expression. Ils les voient se faire enrouler dans de la gaze blanche avant d’être chargés à la grue sur des camions-plateaux. Les charges de policiers sur les premiers manifestants et les maires tentant de bloquer les véhicules parachèveront l’indignant tableau auquel il faudra encore ajouter les poids-lourds accélérant à toute vitesse au milieu de la foule et s’extirpant de la populace dans un nuage de poussière. C’est à ce moment-là que Giacomo et Lucia, deux jeunes Salentins, se jettent comme beaucoup d’autres dans la bataille.
Le presidio
Comment avez-vous commencé à fréquenter la lutte No TAP_ ?
Giacomo : Ça faisait déjà deux ou trois ans que j’entendais parler du TAP. Dans mon village, on avait un cercle de l’ANPI [5], on y organisait des rencontres avec Gianluca du comité No TAP, qui nous expliquait un peu tout ce qui était en train de se passer. Puis un jour, au printemps 2017, il y a eu une assemblée à Melendugno, sur la place Bertini. C’était une assemblée publique où tout le monde a pris la parole : des élus, de simples citoyens, des anarchistes, etc. Il y avait au moins 300 personnes. Et là, deux personnes ont dit : « Nous avons un terrain tout près du lieu du chantier – qui deviendra le presidio "la Peppina San Basilio" – on le met à disposition de la lutte ». À peine leur discours terminé, je me suis dit : « Je vais prendre la tente et je vais y dormir dès ce soir. » Parce qu’ils avaient dit aussi que, le lendemain matin, les engins qui travaillent pour le TAP viendraient déraciner les oliviers accompagnés par les carabiniers. Il faut s’imaginer que ce qui est un camp retranché aujourd’hui, était à l’époque une très grande parcelle plantée d’oliviers, simplement clôturée par des grilles très fines et quelques murets, rien d’autre. On est arrivés à quatre ou cinq pour dormir, et le presidio a commencé à exister ce soir-là. Lors de l’assemblée, on s’était tous mis d’accord : on se retrouverait tous ensemble à trois heures du matin pour bloquer les machines. On était une cinquantaine, mais tous avec la foi. Je me rappelle qu’à quatre heures on était déjà tous assis sur la route. On a attendu une heure, puis une colonne de flics est arrivée, et derrière elle une colonne encore plus importante de machines. On a réussi à les bloquer pendant huit heures. On s’est assis, on s’est tenus par les bras. Ils ont commencé à attraper quelques-uns d’entre nous pour les éloigner. Ils avaient fait deux cordons de policiers, ils nous emmenaient plus loin et faisaient en sorte qu’on ne revienne pas. Mais ils n’étaient pas très bien organisés, c’était la première fois qu’ils faisaient ça ici. Du coup, une fois virés, on les contournait, on sautait un mur ou deux et on revenait s’asseoir avec les autres. Ça n’en finissait pas. Pour eux c’était pénible, et en plus ce jour-là il faisait très chaud, même si c’était en mars. Eux et nous avons eu très chaud... Finalement ils ont renoncé à entrer et la Préfecture a suspendu les travaux pour quelques jours. Suite à ça, on est allés manger et boire, au presidio naturellement. Pendant deux mois, j’ai dormi là-bas tous les soirs, sans rentrer chez moi, et je n’étais pas le seul. Ce presidio était intensément vivant.
Comment était la vie pendant ces deux mois au presidio ?
Lucia : C’était très bien organisé ! On avait une grande tente pour dormir. On avait aussi un salon, avec une cuisine et des panneaux solaires. On cuisinait au feu de bois. C’était une commune fantastique ! On avait aussi planté des tomates, des salades, des poivrons, des aubergines. On avait même planté des fleurs, environ 30 m². Après, on a aussi fabriqué un four en pierres. Le puits, il y était déjà, car Rina et Alfonso faisaient de l’huile sur cette parcelle. Au final, chacun faisait ce qu’il savait faire. Des gens venaient du village et de la campagne environnante pour nous apporter à manger, du café, etc.
Giacomo : Les personnes qui participaient au presidio ne venaient pas uniquement pour lutter contre le TAP, mais pour combattre une vie qu’ils n’avaient pas choisie, et ils luttaient donc aussi pour une vie meilleure. Ils embrassaient ce qu’ils avaient toujours voulu embrasser : la communauté. Parce qu’aujourd’hui, il n’y a plus guère de communauté. Chacun pense à lui-même ou, au plus, au bien-être de sa femme, de son mari, de son fiancé, de ses enfants. Mais nous, dans ce contexte, on s’est liés étroitement avec des gens qui voulaient faire quelque chose de bien pour tout le monde, pour la communauté, pas seulement pour se libérer individuellement ou pour lutter contre le TAP, mais pour lutter contre ce système, qui veut que nous vivions seuls, séparés les uns des autres. C’était ça qui était beau.
Moi, par exemple j’y passais toutes mes journées, je travaillais du matin au soir pour le mouvement. Tout ce que je pouvais faire, je le faisais_ : ça allait de nettoyer le presidio à réparer le toit. Et j’étais donc toujours le dernier à manger. Quand j’arrivais, les autres étaient déjà à table, et je disais : « S’il reste quelque chose, j’en veux bien, sinon tant pis. » Parce que pour moi, c’était important qu’on ne commence pas à dire : « Elle, elle est là depuis plus longtemps, elle fait davantage que les autres et, donc, elle mange d’abord. » On est tous égaux, donc on mange ensemble, pas de priorité et personne n’est au-dessus des autres. On partage tout, et on sent un désir d’aider pour tout. J’ai vu des gens arriver au presidio avec des idées assez ordinaires, comme tout le monde, et qui très rapidement raisonnaient comme des personnes matures politiquement. La Peppina – la jeune femme qui est morte l’an passé – est arrivée au presidio comme un papillon, elle n’avait pas connu grand-chose, elle ne s’était pas posé beaucoup de questions, et quand elle est rentrée au presidio, elle a changé du tout au tout, elle est devenue quelqu’un d’autre. Cet endroit était une véritable oasis, les gens arrivaient à s’extraire de leur propre vie, en restant quand même dedans, pour en embrasser une autre, faite de principes sains, de volonté de se mettre en jeu, de combattre et de rester unis, sans plus penser à la couleur de peau de l’un ou à la façon de penser de l’autre, à son mode de vie ou à sa manière de s’habiller. On était tous différents, mais tous beaux et égaux, luttant pour le bien commun, plus que contre le TAP. Jeunes et vieux. Moi, j’ai des boucles d’oreille, je me maquille les yeux, si une mère de famille m’avait vu fréquenter sa fille, ça ne lui aurait probablement pas plu, parce que je m’habille comme ceci, que je suis un peu différent de la typologie du garçon qu’une mère espère pour sa fille. Mais là, au contraire, j’ai trouvé des gens qui oubliaient tout ça : tu peux être celui que tu veux, par exemple être mi-homme mi-femme – et il y en avait plein – et tu es accepté de toute manière. Les barrières et les dogmes qui définissent « l’individu parfait » selon la société s’évanouissent. Au début, il y avait beaucoup plus de jeunes, 60 % de jeunes et 40 % de plus vieux ; aujourd’hui la majorité des gens sont des anciens.
Lucia : Moi, j’habite relativement loin, vers Santa Maria di Leuca, à l’extrême sud du Salento. J’avais déjà entendu parler du TAP, mais d’une manière très superficielle. J’ai toujours été très sensible à l’écologie, je pense que c’est une priorité, surtout pour nous dans le sud de l’Italie, parce que l’environnement et la santé sont les deux faces d’une même médaille. J’ai toujours souffert du fait qu’il n’y ait pas d’espace ici où on puisse exprimer ces idées-là, alors que nous sommes vraiment la poubelle de l’Europe. Ça n’a rien a voir avec la France ou l’Allemagne. Dans notre province, où tant de gens meurent à cause de la pollution, les médecins disent qu’il ne faudrait rien rajouter de plus. Il faudrait, ici aussi, comme au Val Susa, créer des comités dans tous les villages tellement il y a de problèmes. Chez moi, on a les forages pétroliers, ils les ont autorisés sur toute la côte adriatique. À Taranto, c’est carrément délirant, on a le taux de pollution industriel le plus haut d’Europe : il y a les poussières de l’ILVA, un énorme complexe sidérurgique, mais il y a aussi une cimenterie, une raffinerie, un incinérateur… Quand il y a du vent, tu dois fermer les fenêtres, il y a beaucoup d’enfants mal-formés, de maladies, on a le record d’Europe des cancers, on voit même des enfants de quatre ans qui en sont atteints… Certains jours, ils ferment les écoles tellement c’est dangereux de sortir de chez soi. Il faudrait fermer ces entreprises. D’autant que la dépollution donnerait plus de travail que l’usine…
Il y a aussi des décharges toxiques dans des coins magnifiques : près de Brindisi, par exemple, tu crois être dans l’endroit le plus sauvage qui soit, et en fait c’est contaminé. Il y avait bien une autorisation d’enfouir des déchets normaux, mais la nuit ils déversaient aussi des déchets toxiques. Et on en découvre encore, de ces décharges. Un mafieux repenti a avoué il y a trois ans avoir réalisé ce type d’enfouissement de déchets dans mon village. Il y a des villages où l’usage de l’eau du robinet est même interdit pour la cuisine et pour la vaisselle, tellement elle est polluée. Donc ce n’est pas seulement la question du TAP, chaque jour, tu te lèves et tu apprends qu’une femme de ton entourage, de 30 ou 40 ans, est tombée malade. Alors tu peux avoir des potes, un travail, mais si tu meurs à 30 ans pour des choses qu’on pourrait résoudre assez facilement, quel sens ça a ? Donc quand j’ai vu à la télé locale, une semaine après le début des travaux, des images de ce qui était en train de se passer à San Foca, j’ai tout de suite écrit un message à mes amis qui étaient là-bas, et je leur ai demandé si on pouvait venir. Dès ce jour-là, je n’ai cessé d’y retourner, parce que j’ai été touchée quand j’ai vu cet énorme chantier avec tous ces oliviers au milieu. Pour moi, l’olivier est un symbole de la culture salentine, c’est vraiment au niveau sentimental, alors quand j’ai vu de mes propres yeux ce monstre parmi ces arbres dont il ne devait plus rien rester… j’y suis retournée, jour après jour. À ce moment-là, la situation était simple, je suis arrivée au presidio dans une période heureuse. La première assemblée à laquelle j’ai assistée était pleine de gens, surtout des jeunes, qui regorgeaient d’idées. Quand les ouvriers ne travaillaient pas, quand il n’y avait pas le chantier, donc quand on ne devait pas bloquer les machines, on trouvait toujours quelque chose à faire : fabriquer des drapeaux, distribuer des tracts au marché ou à Lecce… Voir tellement de jeunes, très actifs et imaginatifs, dans un endroit où il n’y a jamais eu d’espace pour faire des choses concrètes, ça m’a vraiment touchée. J’y suis retournée, toute l’année, mais seule, mes amis avaient déménagé ou n’avaient plus envie de faire tous ces kilomètres pour venir. Mais pour moi, cette expérience a été, et continue à être, malgré les problèmes auxquels nous devons faire face, vraiment très enrichissante, y compris d’un point de vue personnel, car tu rencontres des gens qui viennent de mondes complètement différents du tien, et tu dois apprendre et comprendre comment ils pensent, tu dois apprendre à être plus tolérante, à mettre de côté ton instinct, ton caractère, pour une cause commune.
Muretti
Que s’est-il passé après ce premier blocage des machines ?
Giacomo : Le premier blocage, le 21 mars, a entraîné une prise de conscience, parce que c’était la première fois que quelque chose comme ça arrivait. La veille, le 20, il y avait bien eu une poignée de personnes qui avaient essayé de bloquer, mais ils s’étaient fait virer sans ménagement, et les camions avaient sorti 32 oliviers. Mais c’est ça, finalement, qui a mis le feu aux poudres. Le lendemain, à l’assemblée, on a pris conscience de ce que nous devions faire, et pendant plusieurs jours, on a continué à bloquer, tous les matins, toujours assis par terre. Et on les a empêchés de passer comme ça jusqu’à ce que les flics nous dégagent comme des malpropres le 28. Après, ils ont fait sortir les oliviers dans les bennes des camions qui roulaient comme des fous pour traverser la foule. Le mouvement a toujours été pacifique, parce qu’il est très hétérogène, les gens sont très différents, il y a ceux qui viennent avant ou après leur journée de travail, il y a la mère de famille qui après l’action remonte dans sa voiture pour aller chercher son mari qui sort du travail, il y a le député qui s’est pris un coup de matraque, le maire de Martano qui a amené les élèves du lycée… C’étaient des personnes qui étaient loin des techniques de lutte et de résistance pratiquées par les militants. Alors quand des pierres volaient sur les pare-brises des camions, certains râlaient un peu. Mais ça a bien fonctionné, on a continué à bloquer longtemps, jusqu’à construire des barricades.
La première barricade ? J’ai la mémoire un peu défaillante, quand tu es plongé dans un contexte comme celui-ci chaque jour, tu oublies un peu le temps, ce n’est pas seulement que tu oublies les jours, les dates, mais tu oublies véritablement le temps… Les barricades n’étaient pas bien acceptées, ni bien perçues au début par certaines personnes du mouvement. Mais comme nous sommes un mouvement horizontal, où personne ne décide pour les autres, comme il n’y a pas de leader, pas de vote à la majorité, les décisions finissent par se prendre en discutant. Un beau soir, on a donc décidé ensemble de faire des barricades, parce qu’on n’arrivait plus à les arrêter, parce qu’au bout d’un moment, ils avaient compris comment éviter nos blocages_ : un jour ils arrivaient d’un côté, le suivant d’un autre, et on était 50 ou 60, pas assez pour pouvoir surveiller tous les accès. Donc on a commencé à faire des barricades, d’abord des petits murets, pour finir par de véritables barricades de guerre. C’est là qu’ils ont commencé à venir avec les bulldozers et les tractopelles. Ils y mettaient du temps, deux ou trois heures, mais à la fin ils arrivaient à les enlever.
Alors on a commencé à utiliser les muretti [les murs en pierres sèches], vu que de toute façon ils les détruisent comme si de rien n’était. Ces murets appartiennent à ceux qui les ont construits, c’est-à-dire nos grands-parents, et comme ils avaient été utilisés pendant la Résistance pour se défendre, on a décidé de les utiliser nous aussi pour sauver notre territoire. Là, on a aussi découvert une particularité des lieux_ : sur certaines routes très étroites, des barricades en longueur se révèlent plus efficaces que des barricades en hauteur. On a parfois fait tomber les murets sur toute la longueur d’une route que les flics devaient emprunter, les obligeant à déblayer à la main sur plusieurs centaines de mètres pour faire passer les camions, ce qui nous laissait le temps de nous organiser.
Lucia : La première fois qu’on a utilisé ces pierres, il y a eu une assemblée avec beaucoup de monde, surtout des personnes âgées et ils ne partageaient pas l’idée d’utiliser les murs en pierres sèches, parce qu’ils disaient que pour défendre notre territoire, ce n’est pas juste de le détruire. Prendre les pierres des superbes murets construits des décennies avant et les utiliser comme ça, ça ne va pas. La confrontation dans l’assemblée a duré assez longtemps, et ce fut aussi une très belle assemblée, parce que même s’il y avait quelques personnes qui criaient, on a réussi à en parler, et c’était déjà une victoire. Bien plus tard, à l’automne, ils ont créé la zone rouge dans laquelle ils ont pris des champs qui n’étaient pas concernés par le gazoduc, et qui ne devaient pas être impactés, ça incluait une zone immense. D’après moi, c’est à ce moment-là que beaucoup de gens se sont rendu compte qu’utiliser les murets n’était pas si idiot, parce que les cultivateurs dont les champs s’étaient retrouvés englobés fortuitement dans cette zone, après avoir montré leurs papiers aux carabiniers et passé le check-point, ne trouvaient plus leurs murs. À la place des murets en pierres, il y avait les énormes grilles de la police. Les personnes se sont rendu compte que leurs murets avaient été détruits sans aucun respect. Arriver dans ton terrain, là où tu as grandi, où tu es né, là où ton grand-père a travaillé toute sa vie et le trouver changé sans que personne ne t’ait rien demandé et que tu n’en saches rien, ça te fait réaliser ce qui est en train de se passer, ça te fait comprendre la logique du TAP. Donc beaucoup de gens, après ça, ont réalisé que cette zone serait de toute manière transformée, et que si les pierres n’étaient pas utilisées pour les barricades, les murets seraient de toute façon détruits pour faire passer les machines. La mentalité a véritablement changé, pas seulement par rapport à cette question des murets, mais aussi par rapport à la police. Mais ça a pris un an et demi.
Pédalos
Ceux aux bénéfices desquels sont habituellement publiées les lois ne se sentent pas toujours tenus de les respecter dès lors que celles-ci leur imposent également quelques contraintes. Ainsi, alors que la Préfecture exige l’interruption des travaux durant la saison touristique entre juin et septembre, le 4 juillet 2017, les promoteurs du TAP décident d’extraire aux forceps les 43 derniers oliviers du chantier. La manœuvre fait scandale et déclenche de nouveaux affrontements sur toutes les routes environnantes, et une manifestation le lendemain dans la station balnéaire de San Foca. Quelques jours plus tard, toujours en violation flagrante de cette « trêve », une entreprise tente de réaliser, en mer, à quelques centaines de mètres de la côte, une étude d’impact environnemental. Elle est rapidement prise à partie par une grande barque de pêche où s’entassent une dizaine de No TAP agitant sifflets et drapeaux, et qui moteur à fond, tourne autour des ouvriers. Au bout de quelque temps, d’autres militants les rejoignent, certains avec un jet-ski, d’autres avec des pédalos empruntés aux sauveteurs en mer. La bataille navale ne se terminera qu’avec l’intervention des gardes-côtes.
Giacomo : Ici c’est une région périphérique, contrairement à la vallée de Susa qui est au centre de l’Europe. Nous sommes au bout du monde, tu ne passes pas ici par hasard. Il y a un dépeuplement important, lié notamment à cette mode d’aller faire ses études ailleurs ; c’est une mode, parce qu’on a une université à Lecce. Ça engendre un appauvrissement, parce que les parents doivent payer le loyer de leurs enfants partis étudier ailleurs. Les parents ne peuvent plus vivre. Le père ne peut plus aller boire une limonade, parce qu’il doit payer les études de ses enfants. On aime tous la terre où on est nés, mais il y a beaucoup d’égoïsme. Il y a de la nostalgie, beaucoup ont la volonté de revenir au pays, mais personne ne revient. Ou seulement l’été. On était 120 enfants de mon âge dans mon école, et on est 10 à être restés dans le village. Il n’y a pas de travail, tu dois aller en France ou en Suisse ramasser les poubelles. Le tourisme fait du bien économiquement, mais on n’arrive pas à le gérer. On leur a sucé la moelle aux touristes avec les tartines à la tomate à 5 euros !
Pour ne pas seulement subir cette saison touristique, quelques squatteurs de Lecce occupent, sur le bord de mer, un vieux bâtiment : la Caura. Sans porte ni fenêtre, mais dotée d’un toit et de l’accès direct à la mer, l’occupation est idéale pour la belle saison. Ce sera un espace qui, selon ses occupants, sera disponible « pour qui, venant de contrées lointaines, veut connaître la lutte et s’organiser contre le TAP ». Dans le même temps, les cabanes de bric et de broc du presidio de San Basilio, au ras du chantier, restent fort fréquentées, ce qui permet entre autres aux jeunes de retour au pays de découvrir la lutte. Une maman y campe avec sa fille, inventant chaque soir un nouveau conte pour lui expliquer la raison de leur présence ici. Plus tard, elle les publiera [6], et les présentations de l’ouvrage seront autant d’occasions d’inviter la question du TAP dans les différentes écoles du pays. « Un soir, il était deux heures du matin, et le DJ de la boîte de nuit sur la plage de San Foca continuait à passer la musique à fond. On est à peine à 700 m et le vent souffle souvent de la mer, alors ma fille ne pouvait pas dormir. Je prends le porte-voix du mouvement, et je crie : "Luca, baisse ta putain de musique, on peut pas dormir !" Il se passe quelques secondes, il coupe le son et on entend dans la sono : "Les gars, on va finir la soirée maintenant pour que les camarades No TAP qui protègent notre territoire soient en forme demain si les flics arrivent." Puis tous les vacanciers se sont mis à applaudir. »
Zone rouge
La trêve officiellement finie, les activités du TAP reprennent le 24 octobre, et ce sont une nouvelle fois les oliviers qui sont visés. Alors que les olives sont presque à maturité, les arbres se chargent de fruits inhabituels. Tous les matins, les policiers doivent descendre les manifestants qui grimpent dans leurs branches pour tenter de ralentir les opérations de taille préalables aux arrachages. Ces opérations, qui se déroulent à l’extérieur du chantier déjà existant, anticipent le tracé du futur gazoduc. Les policiers sont obligés d’entourer chaque arbre le temps que les ouvriers travaillent. Dès l’opération terminée, le 13 novembre à minuit, la Préfecture publie un décret instaurant une zone rouge dans laquelle il est interdit de circuler, en véhicule comme à pied et qui, tout en l’englobant, dépasse largement le périmètre du premier chantier. L’accès au presidio de San Basilio est interdit de facto, et la militarisation devient endémique : les blocs de béton, les grilles, les spots et les vigiles apparaissent à ce moment-là, créant simultanément un grand sentiment d’impuissance et un sursaut d’indignation et de participation populaire à la lutte.
Peux-tu raconter la grève générale à Melendugno ?
Lucia : Ça a été lancé, au moment où ils ont déclaré la zone rouge, par un commerçant qui faisait partie du mouvement. Il y a eu deux assemblées de commerçants, et ils ont décidé que le mercredi suivant, le 6 décembre 2017, ils fermeraient tous et que ce jour-là il y aurait la manif des commerçants. Il y a eu 3000 personnes, alors que la ville compte à peine 10.000 habitants. Les affiches annonçaient « Fermé par dignité ». Ce n’était pas facile de créer un tel mouvement juste avant Noël, mais ça a été très suivi. Même les distributeurs automatiques de cigarettes avaient été mis à l’arrêt. Il y avait certains patrons qui avaient des pancartes autour du cou du type « le bar Roma dit non au TAP ». Aujourd’hui, beaucoup de commerces du coin, les restaurants, les glaciers, les tabacs, affichent les drapeaux et les événements No TAP. Un arboriculteur de San Basilio ne peut plus cultiver ses fruitiers à cause de l’arsenic et du nickel émis par le chantier. Depuis, il est No TAP et il nous fournit des fruits à profusion, mais qui poussent sur d’autres parcelles ! Suite à cette grève, l’idée était de faire deux autres manifestations les 8 et 9 décembre : une à Lecce, puis une autre le lendemain à San Foca qui irait à pied jusqu’au chantier. À Lecce, on était 3 ou 4000, la manifestation était très démonstrative en plein centre-ville, avec ses belles pierres blanches et ses maisons baroques. Il y a une très belle chose qui s’est produite et qui montre aussi l’évolution du mouvement : des camarades étaient venus de Rome pour manifester et, alors qu’ils arrivaient à Lecce, ils ont été interpellés par la police et emmenés au poste. Certains avaient des antécédents, ils les ont gardés des heures et des heures. Alors, pendant la manifestation, une camarade a pris la parole et a annoncé : « Ça fait des heures qu’ils sont au poste, alors nous on s’arrête ici jusqu’à ce qu’ils soient libérés ! » Étant donné la composition du cortège, tu aurais pu penser que les gens n’en auraient rien eu à faire de ces trois anarchistes, de ces trois extrémistes. Mais là, toute la manif s’est arrêtée, on s’est assis et on a tout bloqué. Les gens chantaient « tout le monde déteste la police_ », en français ; c’est devenu célèbre chez nous aussi. À peine dix minutes après, les camarades sont sortis. C’était beau à voir.
Giacomo : Le lendemain, à San Foca, c’était plus... spontané. On était peu, 54 exactement, et il faisait un temps atroce. On a marché jusqu’à l’entrée principale du chantier, mais elle était bloquée par un nombre important de policiers, et on ne savait pas très bien ce qu’on allait faire. Certains se disaient : « On a marché jusqu’ici, c’est pas pour s’arrêter juste devant l’entrée ! » Des jeunes qui connaissaient bien la zone m’ont dit : « Nous on connaît la route pour arriver au presidio. » Alors on a commencé à courir dans la campagne et à sauter les murets ; les flics devenaient complètement fous, ils ne s’y attendaient pas du tout. Je me rappelle d’un chef dans sa camionnette qui criait : « Porco dio ! Frappez, frappez ! » Nous on devait sauter, sauter, sauter, et se dépêcher parce qu’ils nous poursuivaient. On a réussi à aller jusqu’à la tour de San Basilio. Là, tout le monde souriait, parce que ça faisait un mois qu’on n’arrivait plus à entrer dans cette zone. Je courais avec le sourire aux lèvres parce que je me sentais libre, même avec un hélicoptère au-dessus de moi, mes camarades qui tombaient, les flics qui nous poursuivaient, les camionnettes... Je me sentais libre comme jamais parce que je faisais quelque chose de juste, j’étais en train de courir vers mon presidio, vers le lieu qui m’avait accueilli pendant presque une année, je ne faisais rien de mal. On a couru jusqu’à ce qu’on arrive devant les grandes grilles, on était à vingt mètres du presidio, et là une pluie de lacrymogènes s’est abattue sur nous, et on s’est enfui, parce que la police arrivait derrière nous et qu’on était acculés. La seule chose à faire, c’était de s’enfuir à travers champs. C’est là que la chasse à l’homme a commencé. On était entourés de flics, il en sortait de tous les côtés. On courait comme si demain n’existait pas, on aurait dit des sprinters, c’était plein de ronces et on essayait de les éviter. À un moment, il y avait le commissaire juste derrière nous qui nous jetait des pierres, c’était hallucinant, et on a couru jusqu’à ce que les ronces soient trop denses ; les jeunes se jetaient dedans pour essayer de passer au travers, mais ils nous ont encerclés et attrapés.
Lucia : Ils ne s’attendaient pas à devoir arrêter autant de monde, ils n’avaient pas assez de menottes. Ils étaient très énervés, car l’un d’entre eux s’était cassé les côtes en tombant d’un muret. Comme ils n’avaient pas d’endroit assez grand pour nous enfermer tous, ils nous ont dispatchés entre les carabiniers, la DIGOS, la police… En deux ou trois heures, une solidarité incroyable s’est organisée, une cinquantaine ou une centaine de personnes sont arrivées devant chaque caserne ou commissariat et ils ont commencé à mettre un bordel incroyable… Le chef de la police devenait fou, il hurlait : « On va faire sortir ceux qu’on a à l’intérieur pour faire entrer tous les autres ! » Les premiers ne sont sortis qu’au bout de dix heures, mais les gens dehors ont tous attendu avec de quoi manger et boire jusqu’à la libération du dernier interpellé.
Giacomo : Après ça, la Préfecture a délivré une quinzaine d’interdictions de territoire. Ils ont supprimé la zone rouge, elle a duré un mois, du 12 novembre au 12 décembre. Mais quand on est entrés de nouveau pour rejoindre le presidio, on a découvert ce qu’ils avaient fait : les nouvelles grilles, le chantier installé, les caméras de surveillance à 360°. Le territoire était complètement dévasté, la route était abîmée, la route qui va au cimetière ! On a continué à faire des blocages, mais on était beaucoup moins, la répression a bien fonctionné. On a quand même réussi à arrêter des bétonnières en janvier. C’était deux camions-toupies qu’on a coincés plusieurs heures, et qui ont finalement été obligés de faire demi-tour, parce que le béton avait séché et était devenu totalement inutilisable.
Après l’éphémère tentative d’une zone interdite pour pacifier la région, la Préfecture préfère multiplier les amendes et les interdictions de territoire. En avril, suite à de sporadiques affrontements nocturnes, le mouvement verra même un de ses militants incarcéré à la prison de Lecce. Cette répression diminue le rythme des actions directes et des blocages, qui dans le même temps peinent à empêcher réellement le chantier d’avancer. En seulement un an et demi d’existence, le No TAP se retrouve confronté à des mesures similaires à celles déployées progressivement en 25 ans de lutte contre les valsusains No TAV. Un chantier militarisé au point de rendre périlleuse toute tentative de sabotage, et des condamnations en cascade pour des actes de résistance tout à fait anodins. La recette du gouvernement italien pour fatiguer, voire étouffer dans l’œuf les mouvements populaires contre les grands travaux semble imparable. Pour ne pas s’enferrer dans cette impasse, le Salento accueillait cet automne des activistes du monde entier autour du thème « extractivisme et pacification [7] ». Comment résister au face à face inégal qui nous oppose aux institutions régaliennes de l’État ? Comment redonner un peu de liberté de mouvement aux gestes de révolte ? Les participants ont notamment travaillé des hypothèses envisageant la constitution de zones tampons entre l’État et les mouvements de lutte. Comme des freins actifs installés à l’intérieur des institutions, qu’elles soient juridiques, politiques ou médiatiques, pour empêcher que l’action de l’État ne puisse se déployer sans aucune retenue face à ceux qui lui résistent.
Tarentelles
Dans le public, devant la gigantesque scène de la Notte de la taranta, quelques drapeaux s’agitent. Il y a l’inévitable PACE, celui contre la Xyllela et… une bannière No TAP. L’énorme concert qui se tient chaque année à Melpignano clôture un festival fréquenté par plus de 100.000 personnes et qui s’étale sur tout le mois d’août. Cette dernière soirée est diffusée en direct sur la RAI, la télévision nationale. Tout à coup, la retransmission s’interrompt et une équipe de vigiles fend la foule en direction des jeunes qui agitent la bannière anti-gazoduc : « Pas question que le drapeau continue à passer devant les caméras, la production menace d’interrompre la retransmission. » Devant le refus des activistes de baisser pavillon, la police est appelée en renfort et les spectateurs porteurs du message séditieux expulsés manu millitari de l’événement.
Giacomo : Je me rappelle de la première édition [de la Notte de la Taranta], c’était sur une place de Melpignano, c’était modeste, il y avait beaucoup de gens, mais pas de touristes - il n’y en avait pas à l’époque - c’était il y a au moins 20 ans. Les musiciens sur la scène n’étaient pas coordonnés, ils n’étaient pas en rythme, les gens chantaient assez faux, il n’y avait pas tout ce professionnalisme, c’était très frivole, les gens jouaient avec le cœur, ils jouaient parce que ça leur faisait plaisir, parce qu’ils aimaient partager ce moment, boire et manger ensemble. Puis, petit à petit, c’est devenu ce que c’est devenu, une machine à fric et rien d’autre. Rien de traditionnel n’est resté, c’est une mode européenne. Ça a perdu toute la poésie que ça pouvait avoir.
On appelle « Grèce salentine » les onze communes, voisines du projet de gazoduc, dans lesquelles se parle encore le grecanico, un dialecte issu du grec ancien. C’est dans ces localités que prennent place les concerts estivaux de la Notte de la taranta. C’est sur ce même territoire que le tarantisme est demeuré vivant plus longtemps qu’ailleurs [8]. On considère que dans les années 60, un bon millier de Salentins pratiquaient encore d’une manière ou d’une autre ce rituel de possession. La dernière transe d’Europe occidentale, aux origines ostensiblement dionysiaques, s’emparait des femmes, animait la plèbe et les communautés paysannes d’une ferveur aujourd’hui inimaginable. Car celle-ci s’est vu au cours des siècles repoussée de la rue aux espaces privés, avant d’être finalement réduite à un simple genre musical : danse de salon ou world music. C’est une culture profonde et riche qui, après avoir été éradiquée, est aujourd’hui travestie. Mais il ne faut pas vendre la peau d’une tradition si ancienne et si puissante avant qu’elle ne se soit définitivement effacée des mémoires et des corps. Car si l’on fréquente avec quelque assiduité le mouvement No TAP, il ne faut guère attendre longtemps avant d’entendre résonner la pulsation d’une tarantelle. Qui sait si les luttes populaires ne sont pas les derniers écrins où de telles traditions pourraient, avec quelque succès, être réinventées ?
Giacomo : Nous avons organisé beaucoup de concerts avec de la musique populaire, elle fait partie intégrante de notre territoire, elle était chantée par nos grands-parents, elle parle de la vie quotidienne, de la maison, de la famille, du travail. Quand on était petits, on la détestait un peu, on préférait le reggae, le punk, mais aujourd’hui quand je l’entends ça me fait plaisir, elle parle de mes traditions, elle est ma tradition. Je joue de plusieurs instruments, mais le seul qui me manquait, c’était le tambourin, et au presidio j’ai appris à en jouer. Il y a une anecdote qui m’a beaucoup touché quand j’étais petit, c’est une belle histoire parce qu’elle parle vraiment de l’essence de notre musique traditionnelle : le son du tambourin. Quand j’avais 4 ou 5 ans, mes parents étaient, comme nous, des personnes très engagées politiquement. Ce jour-là, Pino Zimba jouait à Martano. Il a été un des pionniers de la redécouverte de la tarentelle, il l’a faite connaître à tous. C’était une personne vraiment singulière, il a aussi fait de très beaux films. Il était donc en train de jouer, c’était un type assez trapu, petit mais costaud, il avait des mains... pas des mains comme les nôtres qui sont fines et belles, mais des mains de paysan grosses comme ça, noires, pleines de cicatrices, abîmées, dures, et il jouait du tambourin avec une telle force qu’on aurait dit que le tambourin allait se casser en morceaux. Il avait une voix très forte, grave, une voix d’homme, il criait. Alors j’ai dit à mon père : « Papa, papa, papa ! Je veux jouer du tambourin ! » Quand il eut fini de jouer, on est montés sur scène et mon père lui a dit : « Hé, Pino, mon fils veut apprendre à jouer du tambourin ! » Et Pino Zimba m’a regardé et m’a dit : « Bravo ! Maintenant, pose ta main sur ton cœur, et joue en suivant ses battements, joue sur le tempo de ton cœur. » Évidemment, ce moment-là, je ne l’ai pas oublié. Tu as déjà vu jouer du tambourin ici ? Tu as vu sa peau pleine de sang ? Quand tu joues de cet instrument comme les gens d’ici, les cales de tes mains sont arrachées, tu souffres, c’est vraiment viscéral, sanguin et sentimental. Comme nous…
[1] TGV en italien. Voir à ce propos le livre : Contrées. Histoires croisées de la zad de Notre-Dame-des-Landes et de la lutte No TAV dans le Val Susa du collectif Mauvaise Troupe.
[2] Police politique créée en 1978 dont le travail se situe à mi-chemin entre celui des R.G. et de la BAC.
[3] Terme polysémique n’ayant aucun équivalent en français, « presidio » signifie aussi bien garnison que présence. Il permet dans le langage militant de désigner un rassemblement, par opposition à une manifestation déambulatoire. Dans les luttes territoriales, presidio est aussi le nom que l’on donne au campement ou à la cabane dans laquelle se retrouvent les habitants pour surveiller le territoire, manger, réunionner ou entreprendre des actions.
[4] Un article de la revue Jef klak relate ce combat : http://jefklak.org/la-guerre-des-oliviers/
[5] L’Association Nationale des Partisans (Résistants) Italiens, créée le 6 juin 1944, a pour objectif la défense et la mémoire de la lutte anti-fasciste. En 2006, elle ouvre l’inscription à tous ceux qui se reconnaissent dans ses valeurs et compte aujourd’hui plus de 120.000 adhérents.
[6] Fiorentino Serena, Tanto non la fanno (Racconti NO-TAP) .
[7] Un compte-rendu de ces rencontres est disponible en italien sur le site
carmillaonline.com.
[8] Voir à ce propos le livre Tarantella ! d’Alèssi Dell’Umbria, aux éditions
L’oeil d’or.