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Les incendies en Californie, symboles brûlants d’un capitalisme outrancier
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Alors que les plus fortunés peuvent s’offrir les services de pompiers privés pour protéger leur maison, des milliers de détenus combattent les flammes pour un salaire de misère.
La Californie brûle. Et les flammes, à première vue, n’épargnent pas les stars. Les gigantesques incendies qui ravagent depuis une semaine le nord de l’Etat et l’ouest de Los Angeles ont fait au moins 59 morts, dont 56 dans la ville bien mal nommée de Paradise. Des milliers de résidences ont brûlé, dont celles de quelques célébrités – les chanteurs Miley Cyrus, Neil Young et Robin Thicke – dans les collines surplombant la station balnéaire de Malibu.
Dans la patrie du capitalisme débridé, l’inégalité existe pourtant, aussi, face au feu. Selon le site TMZ, spécialisé dans les célébrités, Kim Kardashian et Kanye West ont ainsi recruté une équipe privée de pompiers pour combattre les flammes qui menaçaient leur villa à 60 millions de dollars. Ces derniers ont creusé des fossés pour stopper la propagation de l’incendie. La résidence a été épargnée, tout comme celles de nombreux voisins reconnaissants, assure TMZ.
Le couple star n’est pas le seul à pouvoir se payer une protection haut de gamme en cas d’incendie. Depuis 2005, le géant des assurances AIG, pionnier en la matière, propose à ses clients les plus fortunés, membres du très sélect «Private Client Group», un service exclusif. Sobrement baptisé «Wildfire Protection Unit» («Unité de protection contre les incendies»), ce département d’AIG déploie ses camions et équipes pour protéger les maisons de ses richissimes clients. Selon NBC, 42 % des membres du classement des 400 Américains les plus fortunés, établi par le magazine Forbes, appartiennent au Private Client Group.
Assurés à prix d’or
Officiellement, la mission première de l’unité spécialisée d’AIG est préventive. Dépêchés par l’assureur, des experts visitent les propriétés «pour évaluer les vulnérabilités en cas d’incendie» et les protègent, le cas échéant, en utilisant des produits retardateurs de feu. «L’unité de protection contre les incendies n’est pas une brigade privée de pompiers» mais «un service de prévention conçu pour anticiper les dégâts», précise l’entreprise sur son site internet.
L’assureur, toutefois, intervient bel et bien après le déclenchement d’un incendie. D’abord en surveillant l’évolution du feu puis «en dépêchant des spécialistes dans les zones affectées». Sur place, comme le feraient des pompiers publics, ces experts tentent de protéger les maisons en nettoyant les alentours, en arrosant et en appliquant des produits retardants. Sauf que leurs efforts se concentrent sur une poignée de résidences assurées à prix d’or.
Dans un récit publié en mai, la chaîne NBC News raconte comment, en octobre 2017, lors d’une vague d’incendies meurtriers en Californie, la maison de Fred Giuffrida, à Sonoma, a été sauvée par des pompiers privés dépêchés par Chubb, sa compagnie d’assurance. Pendant plusieurs jours, alors que des milliers de pompiers luttaient contre une série de feux dévastateurs baptisée «October Fire Siege» (43 morts, 8 900 bâtiments et 100 000 hectares brûlés), cette unité a protégé spécifiquement son domicile. «Les pompiers menaient des batailles à tellement d’endroits, je pense que cet effort supplémentaire a vraiment sauvé notre maison», a déclaré le propriétaire, patron d’un fonds d’investissement, précisant que plusieurs de ses voisins n’avaient pas eu cette chance.
David Torgerson, président de Wildfire Defense Systems, une entreprise basée dans le Montana qui travaille pour une douzaine de compagnies d’assurance, réfute cette description d’un service réservé aux plus fortunés. «90 % des maisons où nous intervenons pour le compte des assurances sont de valeur moyenne, insiste-t-il dans une interview à Libération. Quand nous intervenons sur un feu dans le Wyoming ou le Nevada, la part de maisons de haut standing est faible. Elle est plus élevée à Malibu et forcément, cela génère beaucoup plus d’attention.» Depuis sa création en 2008, sa société est intervenue sur plus de 550 incendies à travers le pays, dont 255 ces deux dernières années. Elle compte ces jours-ci une cinquantaine de véhicules sur le terrain en Californie pour protéger près d’un millier d’habitations.
Privatisation croissante
Le concept de pompiers privés n’a pas vu le jour aux Etats-Unis. A Londres, c’était la norme jusqu’à la création en 1866 de la Metropolitan Fire Brigade, service public devenu en 1904 la London Fire Brigade. Avant cela, écrit l’économiste Annelise G. Anderson, «chaque compagnie d’assurance disposait de sa propre brigade d’incendies, qui éteignait les feux dans les bâtiments assurés par la compagnie et, moyennant des honoraires versés plus tard, dans ceux assurés par d’autres compagnies».
Aux Etats-Unis, les services d’incendie composés uniquement de volontaires furent longtemps la norme, avant de se transformer en service public au milieu du XIXe siècle. Le célèbre FDNY, corps public des sapeurs-pompiers professionnels de New York, fut ainsi fondé en 1865. Mais depuis les années 1980, les coupes budgétaires combinées à l’augmentation des feux de forêt, sur fond de changement climatique, ont poussé les gouvernements – locaux et fédéraux – à recourir de manière croissante au secteur privé.
La National Wildfire Suppression Association (Association nationale d’extinction des incendies) dit représenter aujourd’hui 250 entreprises de pompiers privés qui fournissent leurs services aux gouvernements et aux compagnies d’assurance. Selon la NWSA, «environ 40 % des ressources dans la lutte contre les feux de forêts aux Etats-Unis sont fournies par des services privés». Un chiffre impossible à vérifier de source officielle ou indépendante, mais qui semble confirmer une tendance grandissante à la privatisation.
Dans un pays où des secteurs cruciaux, comme l’éducation et la santé, sont d’ores et déjà rongés par le capitalisme, source d’inégalités (d’accès et de service) colossales entre citoyens, la menace qui plane sur les services de secours n’est pas anodine. L’exemple des Kardashian illustre «les ramifications de la disparité économique aux Etats-Unis, déclare à The Atlantic l’historienne Amy Greenberg. Les pompiers sont systématiquement désignés comme les fonctionnaires préférés, pas seulement parce qu’ils sont beaux à regarder sur des calendriers, mais parce qu’ils traitent tout le monde de la même façon. Les riches ne sont pas censés disposer de "meilleurs" pompiers.»
Prisonniers esclavagisés
Les dérives du système américain ne s’arrêtent pas là. Aux côtés des pompiers volontaires, professionnels et privés déployés actuellement en Californie, plusieurs centaines de détenus combattent aussi les incendies. Condamnés pour des délits non-violents, ces prisonniers résident toute l’année dans 44 «camps de conservation» répartis à travers la Californie. «3 000 détenus sont affectés à des brigades de pompiers, à raison de 12 à 15 par brigade. La majorité d’entre eux combattent actuellement les incendies», explique à Libération Lynne Tolmachoff, porte-parole de CalFire, le service des pompiers de Californie. Pas de chiffre plus précis, mais début août, lors d’une précédente vague de feux de forêt dans l’Etat, CalFire avait annoncé sur Twitter que plus de 2 000 détenus volontaires participaient aux opérations.
Mis en place en 1946, ce système de coopération entre les services de secours et l’administration pénitentiaire repose entièrement sur le volontariat. «Aucun prisonnier n’est contraint de s’engager, ajoute Tolmachoff. Il y a des bénéfices pour eux s’ils se portent volontaires.» Compte tenu du risque encouru, les compensations semblent pourtant dérisoires. Les détenus touchent deux dollars par jour plus un dollar par heure d’opération, soit 26 dollars (environ 23 euros) pour une vacation de 24 heures. Pour chaque journée de mobilisation, ils reçoivent également deux jours de remise de peine.
Pour beaucoup, cette pratique s’apparente à de l’exploitation, voire de l’esclavage. «Quelle que soit la manière de présenter les choses, si vous avez des gens qui travaillent pour rien ou presque rien, c’est du travail d’esclave et ce n’est pas acceptable», s’insurgeait au printemps dernier Gayle McLaughlin, ancienne maire de Richmond (Californie) et candidate indépendante (et battue) aux primaires pour le poste de Lieutenant-gouverneur de Californie.
Juteux système
Plusieurs associations de défense des détenus et de protection des droits civiques déplorent également ce système, doutant de la réalité du «volontariat». «La prison est un environnement particulièrement coercitif, et il y a très peu de choses en prison qui soient volontaires, déclarait cet été David Fathi, en charge des prisons à l'ACLU, la plus grande organisation américaine de défense des libertés. Les prisonniers sont une force de travail très vulnérable. Ils ne peuvent pas se syndiquer. Ils ne peuvent pas chercher un autre travail s’ils n’aiment pas le leur. Ils ne sont pas protégés par les lois, notamment sur le salaire minimum.»
C’est sans doute pour toutes ces raisons que les autorités californiennes sont si satisfaites de cette main d’oeuvre docile et extrêmement bon marché, qui permet à l’Etat d’économiser entre 90 et 100 millions de dollars par an. En 2014, redoutant de voir ce juteux système fragilisé, l’Etat de Californie avait même combattu en justice une extension du régime de libération conditionnelle. Cela «aurait de sévères conséquences sur la participation aux camps incendie, ce qui serait dangereux au moment où la Californie subit une sévère sécheresse et traverse une difficile saison des feux», avait alors plaidé – sans succès – le bureau du procureur général de l’Etat.