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Brexit: la crise politique s’accentue au Royaume-Uni
Ces articles de la rubrique « Ailleurs sur le web » sont publiés à titre d'information et n'engagent pas la Tendance CLAIRE.
Le correspondant du « Monde » à Londres, Philippe Bernard, décrypte les conséquences de l’accord de sortie de l’UE avec Bruxelles avalisé par le gouvernement de Theresa May, alors que cinq ministres et secrétaires d’Etat ont démissioné jeudi.
Au lendemain de l’accord trouvé entre Londres et l’Union européenne sur le Brexit, plusieurs ministres et secrétaires d’Etat du gouvernement de Theresa May ont démissionné jeudi 15 novembre. Alors que les députés débattent de ce document de 585 pages, la première ministre doit désormais trouver une majorité au Parlement, où un vote est prévu en décembre. Philippe Bernard, le correspondant du Monde à Londres, a répondu à vos questions.
Guillaume : Pourriez-vous nous résumer les principaux points sur lesquels se sont mis d’accord l’UE et le Royaume-Uni ?
Philippe Bernard : Pas facile, s’agissant d’un document de 585 pages. L’essentiel est que, au-delà de la « période de transition » (avril 2019- décembre 2020) où rien ne change si ce n’est que le Royaume-Uni sort des instances de l’UE, le pays va demeurer dans un « territoire douanier unique » avec l’UE. Les marchandises britanniques accéderont alors au continent sans droit de douane ni quota (et réciproquement). Cet arrangement a été conclu afin de ne pas recréer de frontière entre l’Irlande du Nord (région du Royaume-Uni) et la République d’Irlande (membre de l’UE).
Il est censé être provisoire et ne durer que jusqu’à ce qu’un accord de libre-échange soit conclu. Mais il est probable que ce provisoire dure. Pour éviter que les Britanniques ne disposent d’avantages compétitifs, les Vingt-Sept ont imposé qu’ils respectent les réglementations de l’Union en matière sociale, fiscale et environnementale. C’est un peu comme si on rafistolait l’UE car, des deux côtés, on a besoin d’échanges économiques fluides tant est grande l’interdépendance des industries et du commerce. Mais les Britanniques perdent toute voix au chapitre sur des règles qu’ils s’engagent à respecter, même si elles viennent à changer.
Fact : Pensez-vous que cet « accord » est un « succès » pour May ?
Oui, dans l’immédiat, dans la mesure où elle est sortie du cauchemar et a abouti à un texte alors que ses amis politiques n’ont cessé de lui tirer dessus et que sortir de l’UE sans provoquer de catastrophe économique est une tâche quasi impossible tant les économies sont imbriquées. Non, parce qu’elle mange son chapeau en oubliant complètement ses « lignes rouges » (ne pas sortir de l’union douanière, refuser la compétence de la Cour de justice de l’UE, obtenir le droit de négocier en solo des accords de libre-échange avec le reste du monde, etc).
Edouard : Le ministre du Brexit démissionne en disant qu’il ne peut soutenir la proposition de texte, alors qu’il a lui-même négocié cet accord et que celui-ci a été validé. Comment l’expliquer ?
En dépit de son titre, Dominic Raab n’est pas le principal négociateur britannique du Brexit. C’est Olly Robbins, haut fonctionnaire et homme de confiance de Theresa May, qui est aux avant-postes. Le geste de M. Raab, jeune (44 ans) et ambitieux député conservateur, au-delà des fortes explications de fond qu’il donne – trahison du référendum, coupure avec l’Irlande du Nord –, pourrait s’expliquer par un choix politique pour l’avenir. Il est aussi cohérent avec l’euroscepticisme qu’il a manifesté depuis longtemps. Mais en choisissant de dire « non » à l’accord, il prend date et se pose en défenseur de la souveraineté nationale malmenée par l’UE.
Seb : Les démissions peuvent-elles compromettre la ratification de l’accord avec l’UE, alors que le temps restant pour aboutir à un accord touche à sa fin ? Se dirige-t-on vers un « no deal » de fait ?
Les démissions confirment le malaise et la division du gouvernement. Mais elles pourraient annoncer une crise politique plus profonde. Si 48 députés conservateurs le demandent, un vote de défiance à l’encontre de Theresa May peut être organisé. Ils doivent adresser individuellement une lettre réclamant un vote de défiance. Ce quota n’a jamais été atteint jusqu’à présent mais les choses bougent rapidement depuis ces dernières heures. Cela pourrait entraîner la chute de la première ministre, de nouvelles élections, voire un second référendum sur le Brexit. Les démissions rendent aussi plus probables une censure de l’accord par la Chambre des Communes, et donc un « no deal » catastrophique pour l’économie du Royaume-Uni, mais mauvais aussi pour les pays du continent.
Jean : Que se passera-t-il si l’accord n’est pas voté au Parlement ?
Quatre éventualités : 1. Un départ de l’UE le 29 mars 2019 sans accord, c’est-à-dire dans le chaos. 2. Le Parlement fait pression sur le gouvernement pour reprendre les négociations avec Bruxelles (à supposer que les Vingt-Sept l’acceptent, étant donné la proximité des élections européennes de mai 2019). 3. Cette instabilité politique conduit à de nouvelles élections législatives. 4. Ou à l’organisation d’un nouveau référendum sur le Brexit. Mais les options 2, 3 et 4 supposent le feu vert des Vingt-Sept pour une prolongation du délai fixé par l’article 50 du traité de Lisbonne (deux ans maximum de négociations).
Confus : Quand Theresa May parle d’un « pas de Brexit du tout », cela est-il envisageable ?
C’est la première fois que Mme May envisage ce « pas de Brexit du tout » qui renvoie à la revendication d’un second référendum sur le Brexit. Elle le fait sous la forme d’une menace, et pour l’exclure totalement. Elle estime que la messe est dite puisque 51,9 % des Britanniques se sont exprimés. Ce matin, au Parlement, elle s’est référée aux référendums français et néerlandais après le rejet de la Constitution européenne, pour affirmer que de tels votes de reniement d’un choix populaire n’ont pas leur place au Royaume-Uni.
Vince : Que proposent les partisans d’un Brexit « dur » ?
Les partisans d’un Brexit « dur » sont des ultralibéraux qui rêvent de transformer le Royaume-Uni en une sorte de Singapour arrimé au continent européen, « libéré » des règles sociales, environnementales et fiscales de l’UE, « libre » de pratiquer le dumping dans tous ces domaines.
Jeff : Existe-t-il un risque que Theresa May soit renversée, avec à la clé de nouvelles élections législatives ?
Oui, cette éventualité lui pend au nez depuis longtemps. Mais les démissions de ministres ce matin et l’hostilité de beaucoup de députés au texte négocié à Bruxelles accroît ce risque. En fait, on assiste à une coalition des contraires : les pro-Brexit l’accusent de « trahir » les promesses du Brexit ; les pro-européens estiment que le maintien dans l’UE est nettement plus avantageux que l’accord d’aujourd’hui. Les uns comme les autres brandissent l’argument de la souveraineté nationale outragée.
Troubadour : Y-a-t-il eu au Parlement des interventions des députés représentant l’Irlande du Nord ?
Oui, Nigel Dodds, le leader du Parti unioniste démocrate (DUP), a accusé Theresa May d’avoir accepté un accord qui « coupe le pays en deux », autrement dit qui soumet l’Irlande du Nord à une plus stricte conformité à l’égard des réglementations européennes que le reste du pays. « Clairement, elle ne sait pas écouter », a-t-il lancé à l’adresse de la première ministre en menaçant de ne pas voter le texte qui fait, selon lui, du pays un « Etat vassal » de l’UE. Or sans les 10 députés du DUP avec qui elle a passé un accord, Theresa May ne peut réunir une majorité.
PM : Pourquoi l’UE a-t-elle été aussi ferme sur la question irlandaise ?
L’UE s’est montrée ferme car la frontière entre les deux Irlandes va devenir une frontière extérieure de l’Union et aucun des 27 Etats qui la composent ne peut accepter que l’Irlande du Nord serve de sas d’entrée illégale pour les marchandises et les personnes. Mais la République d’Irlande a pesé puissamment dans le même sens car la disparition de toute frontière physique est un élément central du retour à la paix civile dans l’île, disparition garantie par l’accord de paix de 1998. D’autre part, l’économie de la République d’Irlande a un besoin vital de frontières ouvertes.
AG : De quels moyens dispose le gouvernement écossais pour s’opposer à l’accord ?
Juridiquement, j’ai l’impression qu’il n’en a aucun. Sauf si l’accord en discussion suscite en Ecosse un mouvement en faveur de l’indépendance et qu’un nouveau référendum sur cette question est organisé – mais il faudrait pour cela le feu vert de Londres. Pour l’heure, le gouvernement écossais indépendantiste insiste sur le fait que l’accord donne à l’Irlande du Nord un accès privilégié au marché unique européen. Il dénonce la discrimination à l’égard de l’Ecosse et réclame les mêmes avantages.
Christophe de... : Le Parti travailliste risque-t-il d’éclater sur cette question ?
Eclater, non, mais se diviser très probablement. Jeremy Corbyn donnera la consigne de voter contre l’accord car il souhaite la chute du gouvernement May et la convocation de nouvelles élections. Mais si 70 % des électeurs travaillistes ont voté contre le Brexit, 70 % des circonscriptions tenues par le Labour ont voté pour. Certains élus de ces circonscriptions pourraient braver la consigne du parti et voter pour l’accord de Brexit, afin de ne pas mécontenter leur électorat.
Krakmat : Le 5 juin 1975, le Royaume-Uni votait à hauteur de 67 % pour l’adhésion à l’UE. Que s’est-il donc passé en 41 ans ?
L’attitude des partis à l’égard de l’Europe a complètement changé. Le Labour, qui y était largement hostile à l’époque, y est aujourd’hui plutôt favorable. Les tories ont fait un chemin inverse mais sont aussi terriblement divisés. Les Britanniques ont toujours considéré leurs relations avec l’Europe comme relevant essentiellement de l’intérêt économique (le pays était en piètre état lorsqu’il a adhéré), pas de la politique ni de la préservation de la paix (ayant résisté aux nazis, ils n’ont pas du tout la même perception que les Français et les Allemands). C’est sans doute ce qui les a piégés dans la négociation avec les Vingt-Sept : ils ont sous-estimé la cohésion des Européens et la nécessité pour eux de préserver l’Union, certes pour des raisons économiques, mais aussi pour des motifs politiques, géopolitiques, et liés à la préservation de la paix.